EN TRANSE «ATLANTIQUE»
La Franco-Sénégalaise Mati Diop réalise un premier long métrage renversant, évocation fantastique d’une jeunesse dakaroise tentée par le départ
Et maintenant, le feu : Atlantique est un film magnifique. Dire exactement pourquoi et comment il l’est est une autre affaire, le jour même de sa première projection à Cannes en sélection et compétition officielles, auréolé d’une attention maximale. Mais une impression persiste : Atlantique brille sous ce grand jour d’un éclat aussi fort que celui dont il luirait au milieu d’une nuit profonde. Sa lumière n’est pas de l’extérieur mais tout à lui, c’est du film qu’elle s’échappe pour éclairer tout le reste, Festival de Cannes compris.
Si le précédent film de Mati Diop, un moyen métrage distribué en salles en 2014, s’intitulait Mille Soleils - il faudra y revenir pour saisir certains des rayons qu’émet aujourd’hui ce premier long métrage -, Atlantique fait son apparition devant nous comme un astre unique, filmant d’ailleurs, comme un éternel revenant, le soleil en personne vu depuis les bords de la ville de Dakar, qui plonge chaque soir dans l’océan du titre pour laisser les vivants et les morts se rendre à leurs rendez-vous secrets. Ce soleil rouge serait le plus beau des personnages si Ada, Souleiman, Dior, Fanta, Issa et les autres ne lui volaient pas la vedette : or pour ces jeunes du quartier de Thiaroye, la lune noire reste la meilleure des alliés, complice des départs nocturnes en pirogue, des étreintes surnaturelles et des vengeances inflexibles. Va-t-on trop vite vers les étoiles, au lieu de décrire la terre ferme ? De la Croisette au cosmos en un éclair : c’est qu’Atlantique, tourné vers le large depuis cette côte dakaroise où il s’ancre absolument, est peut-être bien un film planétaire.
Pirogue. Revenons à ce dont nous croyons être sûrs. Par exemple, qu’il n’y a pas beaucoup de Mati Diop dans l’histoire du cinéma. Cette rareté n’est pas seulement liée à ce qu’on peut savoir d’elle par ces traits que les portraits esquissent : qu’elle est une femme, et noire, et métisse, et cinéaste assumant l’héritage d’un beau pan d’histoire, puisqu’elle est la nièce d’un autre cinéaste, le grand Djibril Diop Mambéty - dont Mille Soleils continuait l’œuvre en inventant une suite à Touki Bouki, le film absolu du Dakar de 1973, et dont Atlantique poursuit à son tour le sillage thématique, esthétique, politique, et le poursuit haut et fort, sans s’en cacher et avec grâce. Mais il y a autre chose que ces repères : c’est le fait qu’un film aussi intensément chargé de son époque, et se mesurant, par les moyens de la fiction, aux formes et aux forces les plus centrales et les plus inquiétantes aujourd’hui à l’œuvre, pas seulement dans la vie quotidienne de la jeunesse dakaroise, pas seulement au Sénégal, ni en Afrique, mais dans tout le monde contemporain, qu’un tel film sorte victorieux de cette mêlée, pour n’être et ne rester que cela : un film, nous racontant les bribes de quelques vies, certes une grande histoire d’amour et de fantômes sur fond d’exil et de lutte des classes, mais après tout juste une histoire. Celle d’Ada (Mame Bineta Sané), 17 ans, promise au mariage avec Omar, un jeune homme riche qu’elle n’aime pas, et vivant un amour secret avec le beau Souleiman, ouvrier qui travaille sur le chantier de construction de la nouvelle tour Atlantique - un immense gratte-ciel dont la silhouette futuriste plane désormais sur Dakar.
On découvre en quelques scènes les vies parallèles d’Ada, avec ses secrets et ses confidences, qui fréquente en douce, avec sa bande d’amies à la mode du quartier populaire de Thiaroye, le refuge d’une boîte de nuit au bord de l’océan, où viennent chaque soir Souleiman et ses amis. Quand les garçons, à qui les patrons refusent de payer trois mois de salaire en retard, prennent la mer sur une pirogue pour gagner l’Espagne, la vie de la petite communauté des filles bascule, avec celle d’Ada, quelques jours avant son mariage. Les marins inexpérimentés n’atteindront jamais Gibraltar, mais on raconte que le naufragé Souleiman a été aperçu à Thiaroye… La somptueuse entame diurne du film va vite, entrechoquant avec grâce éruptions documentaires, brisures romantiques cernées par le tumulte des rues et étreintes buissonnières, pour invoquer une ampleur, un vertige qui trompe l’œil, à l’image de la tour Atlantique - à la fois clone d’autres édifices construits sur d’autres rivages, arabiques ou asiatiques, monstre gris de modernité fantôme hérissant l’horizon coloré, et évocation d’une vague géante au déferlement figé au-dessus de la ville. Car, passé cette exposition et les cérémoniaux d’un mariage tamisés par un voile de réticences et de désarrois, le territoire du récit se resserre autour du double travail d’une traque et d’un deuil.
Ombre. Le film fantastique, entrelacé à une enquête policière, peut commencer, prenant progressivement la place pour atteindre des pics d’intensité et de surprise, en même temps que l’amour entre les deux jeunes gens s’approfondit, par-delà la frontière de la mort. Le trajet vers le surnaturel d’Atlantique emprunte donc progressivement d’autres voies, plus étroites, plus intimes, mais singulièrement pas moins à vif que la tonitruante évocation des rues et chantiers du début. Lancés à la poursuite d’un mort sans repos, Ada et l’enquêteur d’élite d’une police locale soumise aux pressions des riches et puissants fraient la voie du film en des lieux très concrets, domestiques ou publics, dont la caméra de la cinéaste enregistre avec exactitude tout ce qu’ils décrivent d’une géographie sociale et politique, de rapports de forces genrés et friqués, des chambres miteuses des jeunes filles la tête pleine de rêves de richesse au tout-confort kitsch du palais grand bourgeois du mari d’Ada, en passant par une clinique, un commissariat, l’appartement générique du flic. Au rétrécissement des espaces au cours de l’intrigue répond l’immensité calme et sublime de l’océan, cimetière impavide qui ne veut pas dire ce qu’il couve, dont la scansion hante et entraîne le montage.
L’économie de moyens et d’effets avec laquelle se manifeste le fantomatique dans le seul regard de celles restées à quai - et dans ces miroirs où les morts continuent de vivre bien -, l’absence de surplomb du film sur ses personnages, les notes térébrantes et synthétiques coulées dans la nuit dakaroise par la musique originale de Fatima Al Qadiri, tout cela aiguise une forme de minimalisme «noir wave», un trouble au lyrisme et à la rage décantés. Le feu allégorique qui brûle sourdement dans les plans-tableaux du film finit par révéler son cœur matérialiste : une histoire de possédants et de possession, de puissants corrompus dont les esprits de ceux emportés au loin par l’aspiration à un autre sort viendraient se venger par l’entremise des corps qu’ils ont aimés - à cette exception, magnifique, de l’enquêteur, peu à peu pénétré par l’ombre de celui qu’il traque.
Par l’attention à des gestes simples, de rudimentaires jeux de lumières et des trucages aussi sobres que le divorce des voix et des êtres, Atlantique ouvre sur des abîmes de profondeur méditative à l’endroit de chaque figure et de chaque lieu, dont il enregistre d’abord la matérialité avant d’en visiter les multiples vies possibles. Alors, toutes les assignations peuvent se réécrire, comme le rituel d’une aube recouvre l’héritage de la nuit. C’est qu’il nous dit : plutôt la vie.