ENTRE CONSERVATISME ET CHANGEMENT, LE DILEMME DE LA PRESSE
Comment se fait-il que certains secteurs de la presse en soient venus à se considérer comme alliés du pouvoir en place, contre de supposées dérives anti-républicaines d’une opposition qui n’a jamais subi une répression aussi féroce ?
A en croire certains journalistes, ils seraient victimes d’intimidation voire d’agressions de la part – non pas des hommes du pouvoir, de leurs FDS et de leurs nervis – mais de certains leaders de Yewwi Askan Wi, les hommes politiques parmi les plus persécutés de notre pays, depuis quelques années.
C’est le monde à l’envers !
Jusque-là, le monde de la presse avait surtout maille à partir avec les autorités étatiques. Juste après les indépendances, la presse sénégalaise se résumait au quotidien gouvernemental (Dakar-Matin, qui deviendra le Soleil, après 1970), symbole de pensée unique dans un contexte de Parti-Etat, confisquant les libertés et exerçant un contrôle, sans partage sur la vie politique.
Ce n’est que plus tard, lors de l’accession du président Abdou Diouf au pouvoir, qu’on assista à l’avènement du multipartisme intégral coïncidant avec le développement progressif de la liberté de la presse avec des parutions comme Takusaan (1983), Walfadjri (1984), Sud-Magazine (1986), le Cafard libéré (1988), Sud-Hebdo (1988), Le Témoin (1990)...etc. et la création de nouvelles radios (Sud FM et Walf FM). Cet essor médiatique porté par des journalistes profondément imprégnés de valeurs démocratiques, a, en grande partie, facilité la survenue de l’alternance en 2000. Mais l’absence de rupture de la part du régime libéral allait se traduire par de nombreux conflits avec la presse, qui elle était restée fidèle à sa vocation de contre-pouvoir, révélant au grand jour les malversations du nouveau pouvoir (persécution de journalistes d’investigation comme Abdou Latif Coulibaly, emprisonnement de Madiambal Diagne, saccage des locaux de l’AS et de 24H Chrono...).
Comment se fait-il alors que certains secteurs de la presse en soient venus à se considérer comme alliés du pouvoir en place, contre de supposées dérives anti-républicaines d’une opposition, qui n’a jamais subi une répression aussi féroce ?
Ce qui rend cette position incongrue, c’est le fait que, depuis l’accession de notre pays à l’indépendance, les professionnels de la presse ont toujours été à l’avant-garde de la lutte pour les libertés démocratiques, à commencer par la liberté de la presse.
Si l’alternance de 2000 a constitué un acquis historique du peuple sénégalais, elle va, néanmoins, conduire à un changement de paradigme de la vie politique nationale, jusque-là centré autour du monarque républicain qu’était (et qu’est resté) le président de la République, une cible clairement identifiable, contre laquelle, il était facile de faire converger toutes les attaques. En effet, on a assisté, depuis lors, à une complexification de la scène sociopolitique, avec l’apparition de plusieurs pôles, se constituant en groupes d’intérêts spécifiques, induisant une fragmentation de la classe politique, des regroupements syndicaux, des organisations de la société civile.
Ces nouveaux groupes d’intérêt, transcendant les cadres organisationnels classiques, vont s’engager dans une compétition féroce, de nature corporatiste le plus souvent, pour la satisfaction de leurs revendications légitimes, mais aussi et malheureusement pour des avantages indus, des prébendes et des strapontins…, chacun cherchant à tirer son épingle du jeu.
Ce tableau peu reluisant a été davantage assombri par la « mort des idéologies », ayant comme corollaire, le dépérissement progressif de la presse militante et un développement fulgurant de la presse privée, avec une explosion spectaculaire du nombre de journaux. On nota, alors, l’intrusion de préoccupations bassement utilitaires, pragmatiques voire politiciennes dans les lignes éditoriales, se traduisant par le non-respect des règles de déontologie, conduisant à la mise en place de structures de régulation, pour le respect de l’éthique et de la déontologie (CRED).
D’autant que, dans ce nouveau contexte marqué par la prééminence de l’égoïsme et du corporatisme, chaque groupe va mettre en œuvre sa politique communicationnelle propre, à travers ses propres supports, au moment où les défis inhérents à la régulation de la presse écrite et audiovisuelle seront démultipliés par l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (N.T.I.C).
Cette atomisation de l’opinion publique va considérablement gêner la création de dynamiques collectives face à un pouvoir hyper-centralisé, avec un chef d’orchestre disposant à sa guise des institutions, des finances de la République et des medias d’Etat.
Depuis 2012, à la faveur d’une philosophie basée sur l’unanimisme grégaire, qui a réussi à neutraliser de larges pans de l’ancienne gauche, sont apparues des mutations inquiétantes se traduisant par l’utilisation, par les rédactions de plusieurs organes de presse d’éléments de langage concoctés par les officines du pouvoir, comme base de travail, en lieu et place du devoir d’enquêtes et d’investigations rigoureuses.
On a également remarqué une indulgence inhabituelle envers les dérives du pouvoir et cette propension à renvoyer dos à dos bourreau et victime, allant jusqu’à célébrer des actes de répression, comme cela a été constaté, chaque fois que l’opposition s’est dressée pour dire non aux décisions arbitraires du pouvoir comme les interdictions de manifester, les radiations abusives, les cabales, les arrestations arbitraires…
Il faut également déplorer cet excès de conformisme, cette foi aveugle dans des institutions, qu’on cherche à sacraliser, alors qu’il est de notoriété publique qu’elles sont piégées et mises au service d’un projet autocratique, n’excluant pas (encore) une troisième candidature illégale à un troisième mandat indu.
Comment s’étonner, dès lors, qu’une partie de l’opinion, surtout, quand elle se revendique de l’opposition politique, ne se retrouve pas dans les analyses de brillants éditorialistes et chroniqueurs toujours prompts à justifier les fautes du pouvoir et à grossir les petites maladresses de l’opposition ? Cela ne donne évidemment le droit à personne, de menacer ni d’injurier qui que ce soit, mais l’expérience, là aussi, prouve que c’est bien du côté du pouvoir, qu’on trouve les plus grands insulteurs, auxquels il arrive même de partager la table du président.
On ne peut s’empêcher de sourire quand ce sont des conseillers en communication de ministres de la majorité Benno Bokk Yakaar, championne en violation de libertés publiques, qui traitent certains leaders de l’opposition de fossoyeurs de la liberté d’expression. Conflit d’intérêt, quand tu nous tiens !
Malgré les procès en sorcellerie, les mises en garde contre des hommes politiques qualifiés d’assassins, de pillards, de violeurs, auxquels le peuple continue d’accorder sa confiance, le camp présidentiel constate une érosion continue de son électorat.
N’est-ce pas précisément une crainte morbide des secteurs les plus réactionnaires de notre société de voir une véritable alternative survenir dans notre pays, en 2024, qui justifie cette campagne médiatique de diabolisation des favoris de la prochaine présidentielle ?
Il est illusoire de penser pouvoir arrêter, aussi facilement, les dynamiques à l’œuvre sur le continent pour plus de démocratie et de justice.