EXCURSION À KAOLACK
EXCLUSIF SENEPLUS - Les idées reçues sur la ville ont la tête dure - Comme de Rufisque, de Kaolack on décrie la saleté - De l’hôtel où je réside pourtant, cela paraît lointain - LE RETOUR À COUBANAO
Entre Dakar et Kaolack, depuis le nouvel aéroport de Ndiass, les paysages qui s’offrent à travers les vitres de la voiture sont étonnamment identiques. D’un aspect régulier qui touche presque à l’obsession de la nature. De vastes espaces, semi-arides, plats, offrant pour tout relief, des familles de baobabs aux tailles variables qui s’alignent comme les souverains premiers du décor. Seules quelques colonies de sacs plastiques nomades coiffent et habillent les arbustes, s’étalent à perte de vue sur un sol manifestement inhospitalier pour les plantes. Le décor, ainsi monotone, fait tour à tour de tons argileux, cendrés ou banalement sablonneux, n’est pourtant pas sans causer un émerveillement au voyageur ; un bonheur de la contemplation que l’abondance du soleil rend épique. On plisse les yeux pour apprécier les petits détails et motifs de ces tableaux changeants, que la vive allure de la voiture ne capte que furtivement. L’esquisse des villages rompt la solitude du voyage, on y rencontre la profusion des étals de melon qui en ce mois de mars finissant, domine l’offre des marchés routiers.
Dès la sortie de Dakar, tout autour de l’aéroport, la vue donnait pourtant sur d’immenses chantiers, qui noyaient presque les modestes ouvriers dont on devine les convois de retraite vers Dakar après la besogne. A côté des dalles, des sillons que trace le bitume, des lames argentées du goudron, les petits travailleurs sont les seules âmes en mouvement à côté des remorques, des tracteurs, des engins dont le vrombissement continu monte et remplit l’écho. Quelques salles de prières ou mosquées sans fastes, quelques cabines d’usage divers, multifonctionnelles, environnent les chantiers, sans doute bureaux, petites toilettes de fortune, et pièces de repos. La voiture avait ralenti dans ce passage, mais très vite on s’était engagé dans les terres du Cayor. On avait bien Thiès en tête comme grosse ville du coin, mais c’est Mbour qui fut la prière halte à s’offrir plus longuement.
Loin de la façade maritime prisée, l’artère principale de la ville était congestionnée. Une file indienne de voitures, s’étirant, sur des centaines de mètres, s’était formée. Ça gueulait fort. Les vendeurs à la sauvette vous fondaient dessus. Dès qu’on levait la tête, on pouvait apercevoir, le Auchamp, grande prêtresse du lieu, dans ses couleurs blanches et rouges. Plus loin, un stade qui découvrait ses gradins dégarnis. De la route cependant, se dresse une belle dame, intouchable et grandiose, sorte de grande royale faite de béton, couverte de bijoux et de coquetteries diverses, c’est la grande perle : la mosquée de Mbour. Belle de sa pureté dernière, elle vous fige le regard, au gré des mamelles géantes qui lui tiennent lieu de minarets, et entre les interstices du grillage, scintillent les motifs d’un travail d’orfèvre si esthétiquement escorté par les palmiers nains qui exhaussent la splendeur de l’oasis. Le bâtiment est si beau, la rue, elle, si pauvre, qu’on se retrouve comme sur deux rives d’un même fleuve, à droite les bénédictions du Seigneur, et à gauche, la pénitence. Elle est si fascinante que l’embouteillage devient une aubaine pour mieux la dévorer des yeux, elle qui relègue presque le reste paysage au rang de ramassis de sous-fifres agenouillés à contempler le joyau.
Sur la grande rue, le marché animé, donnait du tonus. Les melons étaient toujours là, sur les étals, pas peu fiers, voire parfaitement insolents, avec leur peau verte craquelée et ces nuances de blancs soulignant l’ovalie de ces fruits, qui défiaient la saison. On mesurait, ralenti dans le trafic, l’énergie de la ville, vive mais étrangement refrénée, ne faisant place belle qu’aux débrouillards seigneurs de l’informel.
Avant Mbour pourtant, la route avait livré une partie de ses secrets. J’avais regoutté tout au long du trajet à un vieux plaisir d’enfant. Mémoriser les plaques de tous les villages. Comme au bon vieux temps, m’attacher du regard aux bornes qui indiquent les kilomètres. L’âge est sans doute passé par là, je suis moins doué à ce jeu. Les villages s’enchainaient, avec toujours leurs baobabs généreux et innombrables. On dépassait aussi les petites demeures et cases aux clôtures fragiles, les plus proches, à une centaine de mètres de la route, et les autres, englouties dans les étendues profondes et presque désertes. Les rares maisons en dur étaient tantôt inachevées, tantôt de modestes villas, perles colorées qui disputaient l’éclat aux mosquées, qui étaient, elles, le trésor commun, paré de couleurs clinquantes. L’odeur qui se dégageait de ce chemin disait la pauvreté des conditions, que les visages par la suite confirmaient. Creux, fatigués, ils portaient sur tout le corps le poids d’un épanouissement empêché. On voyait plus rarement, dans cette densité éclatée, quelques écoles de long de la route, malfamées. Les noms des villages, quasiment tous semblables, changeaient au gré des bastion ethniques, découvrait-on.
Des petits villages aux bourgades, seuls les étals de melons, sur leurs frêles tables en bois, avec leur petit vendeur négligeant, revenaient comme des repères, que sais-je encore, comme des bornes intégrées à la route. Les étals s’enfilaient sur quelques mètres, à se demander s’il existe un code qui régit cette économie informelle, si quelques pactes de courtoisie régulaient cette concurrence entre l’identique et l’identique. Des milliers de baobabs, de melons, de sacs plastiques, des carcasses accidentées, des bêtes brulées, voilà les invariants du décor, qui de villages en villages, reviennent comme la tunique commune de cette terre. Ainsi, jusqu’à Kaolack qui, fier de sa réputation, offre son ciel brulant comme cadeau de bienvenue.
A Kaolack où la voiture se gare, les idées reçues sur la ville ont la tête dure. Comme de Rufisque, de Kaolack on décrie la saleté. De l’hôtel où je réside pourtant, cela paraît lointain. On n’en sent presque rien, tant l’établissement parait un ilot béni dans la ville avec sa vue sur le fleuve, son cadre presque enchanteur, sa piscine, son personnel dévoué. Un temps, le contraste parait irréel entre le dehors et le dedans. Au crépuscule, tenté par une balade, je me rendis au marché. Les derniers rayons du soleil s’étaient bien éteints qu’il restait pourtant un monde fou, dans ces dédales, et ce marché qui comme la rue principale de Mbour, concentrait les activités commerçantes. Une vue privilégiée sur ce qu’on nomme l’informel qui pourtant paraissait avoir ses codes, libellés dans une langue d’affaire, loin des classiques de l’époque. De tout ceci, l’étranger a la tentation de déplorer le chaos, mais les acteurs ont leurs repères. Le désordre, comme le détour, comme le dédale, esquissent des chemins de traverse qu’arpentent l’énergie et le génie de la survie. Des femmes d’un certain âge vendent des graines d’arachide, des tomates, des pommes de terre. Ça va ça vient. Ça hurle. Ça se marche dessus. Ça se piétine. Mais chacun semble savoir vers ou aller, même s’il n’y parvient pas toujours. J’y déambulai sans savoir que faire, ni penser. Chaque appréciation serait potentiellement un jugement. Ce grand cœur remuant du marché avait sa vérité que nul sans doute ne connaît. Mais l’argent manquait cruellement, ce fut ma seule certitude avant de repartir et de noter par ailleurs que toutes les villes du Sénégal partageaient cette même construction : une artère principale, un marché, une ou deux mosquées, et un centre des affaires.
Chanceux ou privilégié, j’avais eu l’opportunité de voyager partout au Sénégal au gré des séjours familiaux, vacances, colonies, affectations, visites. Les nuances géographiques entre la touffue Casamance, le lagonneux Sine-Saloum, le sec Baol, le maritime Cayor, le charnel Djolof et l’escarpé Orient, le rugueux Tekrour… m’avaient également saisi, comme le portrait en pointillé d’un pays divers, riche, pluriel et complémentaire. Petite école sociale, j’y ai appris que la terre est comme une variante des langues, des visages, des coutumes, des gastronomies. Tous forment cette communauté du pays dont chaque souffle, découvert ou retrouvé à chaque voyage, me remplissait d’un sentiment plus fort que la fierté : la gratitude, autre nom de l’amour.
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