HONTE À NOUS
Sans humanité, peut-on encore être médecin, pharmacien, infirmier, sage-femme, aide-soignant ? Comment sont élevés, formés, recrutés, supervisés, nos professionnels pour qu’il y ait autant de contre-exemples ?
Ce 31 mars 2022, Astou Sokhna s’est rendue au Centre régional Amadou Sakhir Mbaye de Louga pour donner la vie. De 9h30 au lendemain à 6h50, elle y a vécu une terrible agonie. Une mort lente, douloureuse, en couches. Aux allures de torture.
Au fil des heures, ses espoirs de mère sont devenus des braises dans sa chair. Les morsures de l’enfantement ont dû lui paraître banales face à l’attente d’être prise en charge par le personnel. Face à l’indifférence de celui-ci. Indifférence meurtrière, qui interrompt la vie d’une mère à 34 ans. Étouffe un bébé avant son premier cri. Et condamne une famille à rentrer chez elle, avec deux corps à enterrer. Deux corps d’êtres chers. Deux corps d’êtres humains. Deux corps de Sénégalais.
Une horreur, dont on ne peut même plus se dire surpris.
Avant-hier, 24 avril 2021, à l’hôpital Maguette Lo de Linguère, un incendie a tué quatre nouveau-nés et blessé deux autres. Hier, après la nuit du 08 au 9 octobre 2021, à la Clinique de la Madeleine, une mère a appris que son bébé, venu au monde avec une jaunisse, est mort calciné dans la couveuse. Aujourd’hui, c’est au tour d’Astou d’être déclarée morte, sans assistance médicale. Son ultime crime ? Le personnel lui reproche d’être venue à l’hôpital sans avoir été « programmée ». Pour bien la punir, un certificat médical, non signé, met sa disparition sur le compte d’une « mort naturelle ».
Dans cette série d’homicides, l’incompétence, la négligence ou l’inhumanité est à l'œuvre. Si ce n’est les trois à la fois.
Évoquer des formalités administratives (en l’espèce, un rendez-vous) devant une personne en pleine souffrance traduit un manque de discernement. Une ignorance de l’urgence. Un personnel apte se serait aussitôt mis à prodiguer les premiers soins ou à appeler les personnes les mieux indiquées. Il n’aurait pas perdu une seconde sur ce qui, dans les circonstances, n’était qu’insignifiance.
La négligence nourrit l’incompétence. C’est accorder une attention maigre ou nulle à son travail, à son environnement, à l’autre. C’est traîner le pas, bâcler les diagnostics, minimiser sinon ridiculiser la souffrance de l’autre et aller animer la causerie dans les couloirs. C’est oublier un nourrisson dans une couveuse là où un boulanger consciencieux n’aurait pas laissé sa baguette cramer.
L’inhumanité, c’est l’indifférence à son paroxysme. C’est la capacité à voir et laisser l’autre souffrir quelque temps. Longtemps. Trop longtemps. Les drames en question s’étalent sur des heures. Des milliers de minutes avec chacune son lot de contractions, de crampes, de vertiges. Des centaines de milliers de secondes où chacune qui passe est un nouvel appel au secours. Une nouvelle opportunité pour se ressaisir : sermonner sa conscience et sortir de l’indifférence.
Astou Sokhna est morte, d’une mort intolérable. Chaque citoyen sénégalais peut se déclarer coupable. Certains sans doute plus que d’autres.
Les alertes sur les dysfonctionnements dans nos établissements de santé sont loin d’être récentes. Le soignant, jusqu’ici respecté pour la noblesse de sa vocation, son sens du sacrifice et son utilité sociale, voit sa réputation se dégrader. L’abnégation des uns ne parvient plus à contrer, couvrir, les dérives des autres. Ces autres qui peuvent n’être qu’une minorité, mais dont la présence dans nos lieux de santé est plus toxique que le mal qui nous y conduit. Ils s’y comportent comme des seigneurs. Arrivent au service quand ils veulent, dépassent les files d’attente devant leurs bureaux sans se dépêcher. Puisque dans leur tête, ils savent déjà que faire de toutes ces personnes en quête de soins : les éconduire, leur dire de revenir une prochaine fois. Où le spectacle risque d’être le même : triste, douloureux, exaspérant.
Être admis dans ces lieux ne met pas à l’abri des déconvenues, des caprices, des sautes d’humeur, du manque de respect. Les mêmes crient sur les malades ou leurs accompagnants. Les parquent comme du bétail. Les consultent, hospitalisent, sans leur dire mot sur leur état. Parce que les prétentieux prennent tout le monde pour des ignares. À regarder ces dictateurs de plus près, on croirait qu’ils ont été forcés d’être des soignants. Qu’en leur métier, ils ne voient ni une réalisation de soi, ni un acte d’adoration, ni un service citoyen, mais un gagne-pain. Un malheureux gagne-pain, dérisoire, pour tout le mal qu’il se donne, toute la « corvée » qu’ils abattent.
De tels soignants, il n’est plus rare de les rencontrer dans notre pays. C’est ce qu’il y a de plus effrayant. Car sans humanité, peut-on encore être médecin, pharmacien, infirmier, sage-femme, aide-soignant ? Comment sont élevés, formés, recrutés, supervisés, nos professionnels pour qu’il y ait autant de contre-exemples ? Leur a-t-on appris à réciter des cours, écrire des prescriptions illisibles, combiner des formules, sans égards à l’humain ? Leur a-t-on bien signifié qu’ils n’ont aucune supériorité sur les femmes et hommes à leurs portes ? Savent-ils qu’ils ont affaire à des humains, des concitoyens, à qui ils doivent un service impeccable ? S’acquitter de ce service attendu n’est pas une faveur faite à quelqu’un. C’est respecter son travail. Se respecter soi-même.
Toute la chaîne de formation doit se remettre en cause et ne pas chercher à présenter ces drames comme de simples cas isolés. Qu’il en ait eu un seul est déjà grave. Aussi, dans ces circonstances, la démission du personnel encadrant doit être immédiate. Il ne doit même pas attendre de se faire suspendre ou d’être relevé de ses fonctions. Sanctionner le seul personnel opérationnel revient à déresponsabiliser les managers. S’ils ont été investis de la confiance publique, de pouvoirs, émoluments et honneurs à l’appui, c’est pour qu’ils mettent de l’ordre dans leurs services. Qu’ils nous prémunissent contre de tels dangers. C’est aussi cela diriger : savoir assumer ses responsabilités quand ses équipes n’ont pas du tout été à la hauteur.
Mais qui, finalement, pour remettre ces valeurs au centre des interactions, reconnaître à l’humain, au citoyen, la dignité qu’il mérite ?
Le fait que tout ce que nous déplorons dans les lieux de santé soit une réalité commune à presque tous les domaines d’activités (Police et Justice, notamment) en dit long. La défaillance, le mépris le plus total de l’humain, du citoyen, a pour source notre classe politique. Celle-ci a démissionné (s’en est-elle une fois préoccupée ?) des questions fondamentales comme l’éducation, la santé, l’agriculture, pour réduire ses activités à la querelle stérile. Détourner les ressources publiques au moment où des pans entiers de notre territoire n’ont ni gynécologues ni centres de santé, saluer le patriotisme de nos soignants pour mieux mettre à la poubelle leurs exigences de meilleures conditions de travail, faire du clientélisme des modes courants de recrutement ou de nomination, sont de redoutables freins à l’action publique. De cette action publique censée réglementer les professions, assainir nos comptes publics pour financer notre protection sociale, mobiliser les talents au bénéfice de l’intérêt général, nous ne voyons aucune trace. À la place, nous avons un ministre de la Santé qui tient la comptabilité des « morts évitables » : sans envisager de démissionner. Et un chef de l’État qui semble avoir attendu dix ans pour se rappeler qu’il a été élu pour nous servir.
Tout le monde sort du bois, se bouge, pour éteindre, comme très souvent, un feu qui n’aurait jamais dû prendre. La colère populaire retombée, les dirigeants regagneront leur nonchalance habituelle. En attendant le prochain scandale…
C’est ce cercle vicieux qu’il faut briser. Un drame qui ne nous empêche pas de dormir, qui ne donne pas lieu à un examen de conscience approfondi, un sursaut national, des réformes fermes, n’en est pas un. Il devient plus grave : un fait divers.
Le Sénégal ne pourra faire le deuil d’Astou Sokhna, de toutes ces « morts évitables », qu’en incarnant, réinvestissant, rehaussant la dignité humaine dans ses secteurs public comme privé, dans son quotidien. Serigne Amadou Sakhir Mbaye ne sera plus fier de voir son nom sur les murs de l’hôpital régional de Louga si une personne doit encore y mourir d’une façon aussi… « évitable ».