IL FAUT SOUTENIR LE SOLDAT TÉLIKO
EXCLUSIF SENEPLUS - Abandonner seul le président de l'UMS entre les mains du CSM, c’est laisser l’initiative à l’Exécutif qui, demain, décidera du sort de tout magistrat jaloux de son indépendance
Au moment où ses collègues magistrats s’y attendaient le moins, Aliou Niane, ancien président de l’Union des magistrats du Sénégal et nouveau Secrétaire général de la Cour des Comptes (selon l’As du 05 octobre), lance un pavé dans la mare et brise la belle unanimité constituée autour de l’intrépide juge Souleymane Téliko. Dans une missive écrite sur un ton mi-chèvre mi-chou, adressée aux magistrats et publiée par le journal l’As dans son édition du 03 octobre, Aliou Niane salue la mobilisation de ses collègues autour du président de l’UMS mais s’inscrit en porte-à-faux avec (sic) les objectifs visés. Certainement qu’il a voulu dire qu’il s’inscrit en faux contre les objectifs visés. Et ces objectifs vont principalement de la décision de mettre un terme à toute forme de collaboration avec le Garde des Sceaux, en passant par la demande de son départ pur et simple du ministère de la Justice, l'abandon immédiat de la procédure initiée contre le président de l'UMS, la suspension de toute activité au sein du Conseil supérieur de la magistrature, la constitution d’ores et déjà de tous les magistrats comme conseils pour la défense du président Téliko, de l’invitation de tous les hommes épris de justice à faire barrage à cette tentative de museler le socle de l’Etat de droit que représente la Justice, jusqu’à l’encouragement des collègues magistrats à rester soudés et à éviter de tomber dans le piège de la manipulation. Ce qui veut dire qu’aucun de ces points n’agrée l’ancien président de l’UMS. Dès lors, il serait aberrant pour le magistrat Niane de saluer toute la mobilisation développée au niveau des comités de ressort de Dakar, Thiès, Kaolack et Saint-Louis.
Aucune loi n’interdit de commenter une décision de justice
Aujourd’hui, le juge Téliko est attrait devant le Conseil de discipline du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour avoir réitéré des éléments de l’arrêt du 29 juin 2017 de la Cour de justice de la CEDEAO (CJC) qui dénonce entre autres, la détention arbitraire de Khalifa Sall, la violation de sa présomption d’innocence et le droit de se faire assister par un avocat dès l’enquête préliminaire.
Dans un communiqué publié le 29 juin 2018, l’Etat du Sénégal estime que « la décision de la Cour de Justice de la CEDEAO ne remet absolument pas en cause la détention en cours de monsieur Khalifa Ababacar Sall pas plus que les faits relatifs à sa condamnation à une peine ferme de cinq ans pour délits de faux et usage de faux en écriture de commerce, de faux et usage de faux dans les documents administratifs et d'escroquerie portant sur des deniers publics pour la somme d'un milliard huit cent trente mille FCFA. » Ce qui veut dire que la CJC n’émet là aucun commentaire si « commenter » signifie «émettre une critique, une explication, une interprétation » remettant en cause l’autorité de la chose jugée. Lors de l’émission, le «Jury du Dimanche» de Iradio, du 12 juillet 2020, le juge Souleymane Téliko a tenu ces propos très responsables : «Je ne rentre pas dans les jugements de valeur. Je m’en tiens aux faits et les faits, c’est que la Cour de justice de la CEDEAO a effectivement considéré que, dans l’affaire Khalifa Sall, il y avait eu une violation d’un des principes qui garantissent un procès juste et équitable : la présomption d’innocence et, je crois, les droits de la défense…»
Aliou Niane considère que ces propos de Téliko constituent un commentaire d’une décision de justice. Pourtant, ils ont été rapportés in extenso par le procureur général près la Cour d’Appel de Dakar, Lansana Diaby, lors de son réquisitoire du 10 juillet 2018. D’ailleurs, ce dernier est allé jusqu’à même invoquer la liberté provisoire de Khalifa Sall en parlant de l’affaire du président Mamadou Tandja et en précisant que l’arrêt de la Cour de l’instance communautaire est exécutoire. Nonobstant son rétropédalage subséquent très compréhensible, il demeure que le procureur général a fait foi de l’arrêt de la CJC qui dénonce la violation des droits de Khalifa Sall évoquée par le juge Téliko.
Par voie de conséquence, quand le juge Téliko s’est prononcé sur cette affaire, il n’a remis nullement en cause la décision de justice passée en force de la chose jugée. Ainsi, le magistrat Niane a tort de qualifier les propos du président de l’UMS de commentaire car jamais ce dernier n’a critiqué la sentence condamnatoire du tribunal correctionnel de Dakar (confirmée par la Cour d’Appel) reposant sur les «délits de faux et usage de faux en écriture de commerce, de faux et usage de faux dans les documents administratifs et d'escroquerie portant sur des deniers publics pour la somme d'un milliard huit-cent-trente mille FCFA».
Le magistrat Niane déclare que le président de l’UMS a commis « un lapsus qui demeure une faute ». Il est manifeste que le nouveau secrétaire général de la Cour des Comptes méconnait le sens du mot «lapsus», le lapsus (certainement linguae) étant «une erreur involontaire qui fait dire à une personne autre chose que ce qu’elle avait prévu d’exprimer». Dire que Téliko a commis un lapsus en déclarant que «dans l’affaire Khalifa Sall, il y avait eu une violation d’un des principes qui garantissent un procès juste et équitable : la présomption d’innocence et, je crois, les droits de la défense…», c’est donc soutenir qu’il a voulu dire «dans l’affaire Khalifa Sall, il n’y avait eu aucune violation d’un des principes qui garantissent un procès juste et équitable…».
Il faut souligner qu’aucune loi de notre pays n’interdit de commenter une décision de justice, comme l’a déjà rappelé l’éminent juriste Seybani Sougou. La justice est rendue au nom du peuple et le citoyen a donc le droit de commenter les décisions de la justice. Mais il est interdit de jeter le discrédit sur la justice. L’article 198 du code pénal stipule : «Quiconque aura publiquement par actes, paroles ou écrits cherché à jeter le discrédit sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance, sera puni d’un à six mois d’emprisonnement et de 20 mille à 100 mille francs d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement.» Ainsi, la seule obligation est de ne pas jeter le discrédit sur une décision de justice dans des conditions de nature à mettre en cause l'indépendance ou l'autorité de cette justice.
C’est ici le lieu de clarifier que les manipulateurs qui incriminent Téliko en se fondant sur l’article 16 de la loi organique n° 2017-10 du 17 janvier 2017 portant Statut des magistrats «Les magistrats doivent rendre impartialement la justice sans considération de personnes ni d’intérêts. Ils ne peuvent se prononcer dans la connaissance personnelle qu’ils peuvent avoir de l’affaire. Ils ne peuvent défendre ni verbalement ni par écrit, même à titre de consultation, les causes autres que celles qui les concernent personnellement » se trompent lourdement. A cet égard, l’éclairage du juriste Seybani Sougou est édifiant : «Téliko ne connaît pas de cette affaire le communiqué de l’UMS du 29 octobre 2017 lorsque Barthelemy-Dias l’a interpellé est limpide. L’UMS ne s’immisce pas dans une affaire pendante devant la justice. Il fait confiance aux juges en charge de l’affaire pour dire le droit. Pour évoquer une affaire, il faut la connaître. Téliko n’a ni évoqué le jugement de Malick Lamotte, ni évoqué la décision de la cour d’appel de Dakar. En résumé, Téliko ne s’est pas prononcé sur la décision de la justice sénégalaise. Il a juste fait état de la décision de la Cour de justice de la CEDEAO qui précisait que les droits de la Défense et le droit à la présomption d’innocence n’ont pas respectés pour Khalifa Sall. Le procureur Lansana Diaby a dit exactement la même chose lors du procès en appel.»
Deux poids, deux mesures
Dans l’affaire d’Aïda Ndiongue en mai 2015, le procureur de la République, Serigne Bassirou Guèye, avait été accusé d’avoir manqué de respect à l’institution judiciaire puisqu’il s’était autorisé à faire des critiques sur une décision rendue par ses collègues juges. En effet, dans un communiqué, il avait considéré «illégale et même troublante» la décision de relaxe de l’ex-sénatrice libérale et compagnie, prise par la 3e chambre correctionnelle. L’UMS, dirigée par Abdoul Aziz Seck, avait estimé que «si la loi, notamment le Code de procédure pénale en ses articles 483 et suivants, reconnait au procureur de la République la faculté de faire appel contre les jugements rendus en matière correctionnelle, elle ne lui reconnaît nullement le droit de commenter par voie de presse, une décision de justice, en employant notamment des termes de nature à porter atteinte à l’honorabilité des magistrats ayant rendu la décision et à jeter le discrédit sur l’institution judiciaire». Pourtant, le discrédit était manifeste et Serigne Bassirou n’a jamais fait l’objet d’une procédure disciplinaire parce que ses propos allaient dans le sens de l’intérêt du régime qui voulait en découdre avec les dignitaires libéraux rétifs à faire allégeance à sa majesté Macky Sall.
Le 9 mars 2018 à Diourbel, dans l’affaire Oumy Thiam, le député Moustapha Cissé Lo a attaqué les magistrats en des termes peu amènes sans être inquiété. «Les magistrats ne jugent pas équitablement. Ils font n'importe quoi et ne rendent pas les décisions correctement», avait-il déclaré rageusement après une décision de justice qu’il ne partageait pas.
Et que dire du nouveau directeur général de Dakar Dem Dikk Oumar Boun Khatab Sylla, du directeur général de l'Ipres Amadou Lamine Dieng et du directeur général de l’Agence de développement municipal Cheikh Issa Sall, ces magistrats-politiciens membres de l’APR qui n’ont jamais démissionné de la magistrature ? Pourtant, les articles 14 et 11 de la loi organique citée supra stipulent respectivement que «les magistrats, même en position de détachement, n’ont pas le droit d’adhérer à un parti politique et que toute manifestation politique leur est interdite», que «les fonctions judiciaires sont incompatibles avec toute activité publique ou privée».
Même si l’article 18 de la même loi organique dit clairement que «tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité de ses fonctions constitue une faute disciplinaire», jamais ces magistrats-politiciens n’ont été l’objet d’une procédure disciplinaire. Nonobstant les interpellations du Comité de juridiction de la Cour des comptes et de l’UMS, ces magistrats apéristes plastronnent et mènent avec morgue au grand jour leurs activités politiques au vu et au su de tout le monde.
Mais la véritable intention du juge Niane, qui est de fragiliser l’action de ses collègues et de mener Téliko à l’abattoir, est manifeste dans l’épilogue de sa missive. Je le cite : «Dans cette perspective la déclaration du comité de ressort de Dakar exagère sur les perspectives d’actions envisagées… Ne nous laissons pas divertir par ce qui constitue, à mes yeux, un épiphénomène… Mais non à toute forme de surenchère… Pour ma part et de mon point de vue, aucune action d’envergure ne doit être engagée dans ce cadre…»
L’on peut comprendre que le magistrat Niane déplore le manque de solidarité quand, président de l’UMS, on l’a traduit devant le Conseil de discipline du CSM sans bénéficier du soutien de ses collègues. Mais cela ne doit pas être une jurisprudence privant Téliko de tout soutien. Loin d’être un épiphénomène, l’affaire Téliko qui transcende sa personne pose le réel problème de la liberté d’expression et l’indépendance des magistrats. Soutenir le président de l’UMS, c’est faire un plaidoyer pro domo. L’abandonner seul entre les mains du Conseil de discipline du CSM dont l’intention manifeste de son président (Macky Sall) et de son vice-président (Malick Sall) est d’en découdre lui, c’est laisser seul l’initiative à l’Exécutif qui, demain, décidera de la mort ou de la vie de tout magistrat rétif et jaloux de son indépendance.
Aujourd’hui, il faut oser dire que Téliko est le trublion de la magistrature qui donne des insomnies au pouvoir. Depuis 2017, il est dans le collimateur du pouvoir. Le 19 avril de la même année, il avait été convoqué devant le Conseil de discipline (sur décision expresse du ministre de la Justice Sidiki Kaba) pour un banal courrier électronique envoyé à ses collègues magistrats. Aliou Niane, son plus ardent avocat à l’époque, est devenu son plus grand contempteur aujourd’hui.
Mais que chaque magistrat se mire dans ces propos contenus dans cette assez longue épître de James Baldwin écrite le 19 novembre 1970 à la militante afro-américaine des droits civiques, Angela Davis : «Si nous savons, alors nous devons nous battre pour ta vie comme si c’était la nôtre - ce qu’elle est - et nous ferons de nos corps un mur obstruant le corridor qui mène à la chambre à gaz. Car s’ils viennent te chercher à l’aube, ce soir, c’est pour nous qu’ils viendront.»