KADHAFI, CHEF AFRICAIN ?
EXCLUSIF SENEPLUS - L’élan de sympathie à son égard n’a rien à voir avec son titre complètement farfelu de "Roi des Rois africains". Il est essentiel de nous remettre en mémoire un peu de ce que le libyen a représenté pour l’Afrique subsaharienne
Quelques semaines après la chute de Mouammar Kadhafi, un ami me demande une « Tribune libre » pour le numéro de fin d’année de son journal, un célèbre hebdomadaire africain basé à Paris. Mon texte, assez court, n’était pas un retour sur le règne du Guide libyen – pour qui j’ai par ailleurs le plus grand respect - mais une réflexion sur ce que l’on peut parfois s’autoriser à faire, en politique, du corps de son ennemi. De manière assez troublante, les bourreaux de Kadhafi n’ont pu s’empêcher de le poursuivre de leur haine jusque dans l’au-delà puis veillé à l'invisibilité de son tombeau et ces tortures post-mortem m’avaient remis en mémoire le cadavre du leader nationaliste congolais Patrice Lumumba débité à la scie à métaux et plongé dans une cuve d’acide chlorhydrique, aux fins d’anéantissement radical, par deux Belges, les frères Soethe. C’était le 17 janvier 1961, il y a exactement soixante ans. L’enterrement secret de Kadhafi m’avait aussi fait évoquer l’escamotage de la dépouille de Ben Laden par l’administration Obama. Qui se souvient par ailleurs que la dépouille de Félix Moumié - assassiné à Genàve par les services secrets du général de Gaulle - a été volé dans un cimetière de Conakry où il reposait depuis presque un demi-siècle ?
L’article met en colère le rédacteur en chef de l'hebdo, qui refuse de le publier. Nous ne nous connaissons ni d’Adam ni d’Eve mais il ne peut s’empêcher de fulminer dans un mail contre la sympathie de tant d’intellectuels africains pour Kadhafi et de rappeler ironiquement que d’ailleurs celui-ci se voulait « Le Roi des Rois africains… »
Je ne me suis pas gêné pour lui faire savoir, dans des termes les plus rudes, à quel point je jugeais cette remarque méprisable.
C’était la énième fois depuis le soulèvement de Benghazi que j’entendais ou lisais cette remarque perfide et plus insultante qu’elle n’y paraît à première vue. Elle suggère que si on a tant soutenu Kadhafi en Afrique subsaharienne, c’est parce qu’il distribuait à tout va des mallettes de billets à ses clients africains, en particulier aux chefs d’Etats. Peut-on, franchement, être plus stupide ? On sait aujourd'hui qu'aucun d'entre eux n'a reçu autant d'espèces sonnantes et trébuchantes que Nicolas Sarkozy. Et surtout, que c'est en partie pour faire taire le Guide libyen qu'on l'a éliminé. En invoquant le prétexte passe-partout de nos hypocrites belles âmes : la défense des droits humains.
Resservir les bons vieux stéréotypes sur les Africains permet en fait d’étouffer un débat de fond sur la destruction d'un pays souverain par une armada occidentale. Et dans ce cas précis, la manœuvre est quasi imparable, car il est facile de rapprocher l’excentrique Kadhafi du chef africain, également perçu comme un dirigeant bouffon et brutal. Qu'on me permette, ici une petite digression historique : irrité par la question d'un journaliste américain qui revenait sur sa complicité active avec les génocidaires du Rwanda, François Miterrand se lâche littéralement en conférence de presse : "Monsieur, que peut faire la France quand des chefs africains décident de régler leurs problèmes à la machette ?" Malgré la gravité de la situation, cette phrase fait sourire ces jours-ci, après l'ouverture des archives personnelles de Miterrand sur le Rwanda. Elles montrent qu'au moment même où il faisait cette déclaration, il encourageait en sous-main les assassins de bébés et de vieillards à Kigali, Gitarama, Kibuye et autres lieux de douleur. C'était en novembre 1994 à Biarritz et - cela va presque de soi - à l'issue d'un sommet France-Afrique...
De manière assez intéressante, cette calomnie n’est jamais au cœur du propos. Elle est glissée au passage, avec un petit sourire entendu, après mille et une foutaises sur le tyran qui bombarde son propre peuple et s'apprête à noyer les braves combattants de la liberté dans un fleuve de sang. La bataille est d’autant plus facilement gagnée qu’on a su ainsi mettre de son côté les rieurs et les compatissants.
Il est donc essentiel, pour en finir avec ce stéréotype, de nous remettre en mémoire un peu de ce que Kadhafi a représenté pour l’Afrique subsaharienne.
On ne saurait trop insister sur le fait qu'au-delà de ses excès et de ses méthodes expéditives, Kadhafi était sincèrement panafricaniste. S’il a sponsorisé ici et là des causes douteuses, il a aussi apporté une aide précieuse, voire décisive, à l’ANC dans sa lutte contre l’apartheid. Nelson Mandela a du reste eu l’élégance de le rappeler quelques jours après son exécution barbare. D’autres mouvements de libération ont bénéficié du même appui diplomatique et financier et la création de la compagnie aérienne "Ifriqiya" a été ressentie de Cotonou à Maputo comme un effort sérieux pour réparer la fracture saharienne.
L’élan de sympathie à son égard n’a donc rien à voir avec son titre, complètement superflu et farfelu il est vrai, de « Roi des Rois africains ». Le projet de monnaie africaine, révélé entre autres par Wikileaks, était une affaire sérieuse et personne ne le savait mieux que ses bourreaux. Une telle audace ne pouvait que se payer très cher. À l'arrivée, des milliers de morts et une nation en lambeaux.
Juste pour l'exemple.