KHASHOGGI, UN TOURNANT CLÉ
L’assassinat, maintenant admis, du journaliste-dissident Jamal Kashoggi, dans les locaux du Consulat Saoudi à Istanbul, marque un tournant non seulement pour la monarchie mais pour celui qui passait pour son roi-en-attente
Il y a un an, revenant de Riyadh après le premier Davos du Désert, je ne croyais pas si bien dire, en intitulant le texte que j’avais publié sur l’Arabie Saoudite: la mutation mouvementée d’une monarchie.
J’avais été impressionné par l’allant quasi-révolutionnaire du jeune Prince héritier, Mohamed Bin Salman, la trentaine à peine, qui semblait résolu à tout bousculer sur son passage. Au point de donner l’air de même vouloir mettre sens dessus dessous l’ordre monarchico-religieux ayant été le cœur du Pacte national du royaume né en 1932 entre sa famille Al Saoud et les rigoristes religieux Wahabites, tenants de l’ordre moral et islamiste.
La découverte, peu après, de massifs champs petrogaziers, dont le plus important de tous, au niveau mondial, celui dit-de Ghawar, en 1948, était venue faire de la terre hôte des deux principaux lieux de culte musulman sur terre, la Mecque et Medine, le symbole d’une bénédiction divine sublimée par des milliards de croyants aux quatre coins de la planète.
Quand, à tort ou à raison, revenant de la grande conférence de Yalta, en 1944, le Président américain d’alors, Franklin Delano Roosevelt, fit escale en Arabie Saoudite pour y rencontrer à bord de son bateau, le Quincy, le Roi Abdel Aziz, on eut vite fait d’en conclure que l’émergente puissance militaro-économique venait d’offrir son parapluie protecteur au nouvel eldorado petrogazier. Soudain, tout roulait sur de l’or et si puissamment pour cette terre de bédouins dont on avait fini d’oublier qu’auparavant son budget provenant des pèlerins était si maigre que ses imprévisibles dirigeants, querelleurs en diable, le portait dans un simple...sac qu’ils trimballaient partout.
La vie avait changé. En mieux. L’Arabie Saoudite était devenue le swing State, la banque centrale d’une industrie petro-gaziere essentielle au fonctionnement des nouvelles économies modernes du monde. En septembre 1960, avec le Venezuela, l’Irak, le Qatar et l’Iran, elle fait partie des 5 pays fondateurs de l’organisation des pays expirateurs de pétrole (OPEP). Ce fut l’aube d’une ère nouvelle.
Le temps de l’insouciance. De la richesse. D’un État providence prodigue.
Son ascension semblait irrésistible, irréversible. Jusqu’à ce que, soudain, tout bascule. Brutalement. Ce, au milieu des rumeurs d’un pic pétrolier, annonciateur d’une fin de l’ère petro-gaziere. Et surtout de la montée des forces asymétriques postérieure à l’ancien ordre polemologique de la guerre froide entre armées classiques, sur fond de risque atomique.
Il y eut surtout le retour de ses ressortissants envoyés en Afghanistan pour combattre aux côtés des Mujahidins Khalq locaux, à partir de fin décembre 1979, l’ennemi kaffre, les communistes soviétiques. Soudain, le pays paisible qu’elle fut sentit le retour de bâton avec les explosions de bombes sur son sol. Plus grave, sous les yeux d’un monde hébété, sous les caméras mondialisées des nouvelles chaînes de télé tout info, on découvrit que de jeunes Saoudis étaient dans les avions ayant fait trembler sur ses fondements l’hyperpuissance américaine. Le 11 septembre 2001 fut un wake-up call, un violent réveil: la paresseuse monarchie était donc un vivier pour le fondamentalisme religieux.
Dans son remarquable ouvrage sur la compétition entre nations, Richard Vietor, un professeur de Harvard souligne à quel point ce changement allait peser sur le pays. Qui bascule entre modernisation ou occidentalisation.
Sous ce rapport, en plus d’être travaillée par des forces centripètes, l’Arabie Saoudite est fragilisée par les mouvements erratiques du brut de pétrole alors qu’elle devait faire vivre royalement ses élites dirigeants dans un contexte où ses moyens financiers baissaient régulièrement. La quasi-atteinte de l’indépendance énergétique par les USA, revendiquée depuis Richard Nixon par tous les dirigeants de ce pays, la priva de son principal client.
Il fallait alors changer ou périr. D’où, depuis quelques-annees le zèle réformateur, révolutionnaire, du jeune prince héritier. Qui se fit d’abord fort d’éliminer ses prédécesseurs dans l’ordre de succession à son père, le vieillissant, impotent, roi Salman. Rugueux, virulent, omnipotent, MBS, comme on nomme le quasi-Roi, régicide, agit tous azimuts. Il a déclenché une guerre meurtrière au Yémen devenu un bourbier pour l’armée Saoudie; organisé la quarantaine du Qatar; fait un rapprochement toxique avec Israël au nom de sa guerre contre les Chiites menés par l’Iran, l’ennemi mortel qu’il a désigné au nom des Sunnites qu’il a embrigadés ça et la, y compris notre pays, le Sénégal. Tout ceci se faisant sur fond de son projet de transformation de l’économie nationale pour réaliser une transition énergétique et modernisatrice au plan social. Il a décrété que les femmes Saoudies, qui en étaient empêchées avant, pourraient dorénavant conduire des voitures, en plus d’annoncer la fin de la collusion avec les terroristes et de promettre le passage de la dépendance petrogaziere à la technologie et au solaire. Pour y arriver, il compte sur des investissements de plusieurs centaines de milliards de dollars de l’étranger, notamment pour construire une ville solaire, Neom, de 500 milliards de dollars. Sa vision 2030 est désormais l’équivalent conceptuel du PSE: il misait jusqu’à récemment sur la vente en bourse de 5 pour cent des actions de Saudi Aramco, la société nationale de Pétrole. Il en escomptait plus de 1000 milliards de dollars mais, prudents, les boursicoteurs l’ont ramené sur terre. Ce fut un flop, pour l’instant rangé sous une tente bédouine...
Ses diverses déroutes auraient dû le rendre plus humble, plus partageux dans la décision, plus prudent.
Or, c’est au moment où le monde entier, les yeux braqués sur lui, se posait les questions les plus inquiétantes sur le destin de l’Arabie, qu’un acte, un grain de sable, est venu dérailler ses rêves de pouvoir.
Quel que soit ce qu’il en ressortira nul ne peut douter, dès à présent, que l’assassinat, maintenant admis, du journaliste-dissident Jamal Kashoggi, le 2 Octobre, dans les locaux du Consulat Saoudi à Istanbul, marque un tournant non seulement pour la monarchie mais pour celui qui passait pour son roi-en-attente.
Il y a un an, les patrons et intellectuels les plus influents du monde se bousculaient au Forum de Ryadh, labellisé Davos du Désert. Je n’avais jamais vu pareille puissance réunie en un seul lieu. Mais, quelques jours plus tard, imbu de son aura, l’impetueux prince heritier, sans doute étourdi par son coup de maître, le transforma en désastre marketing: il décida de coffrer dans le même hôtel, le Ritz-Carlton, ses ennemis, présentés en corrompus, qui pouvaient lui contester le poste de Roi au sein de la monarchie. L’hubris etait à l’œuvre...sous les applaudissements des zelateurs. Et image-makers.
C’était alors.
Aujourd’hui, les vents ont tourné. Le puissant prince héritier n’est plus qu’un coq, coincé, perdant sa superbe, ses plumes se détachant les unes après les autres, dans sa descente aux enfers...
Qui va oser se mettre à ses côtés, sourire aux lèvres, en croyant avoir affaire à un roi en puissance d’une monarchie certes toujours riche de ses revenus pétroliers mais en désescalade du fait du désastre mondial provoqué par l’assassinat horrible -qui renvoie aux heures les plus sombres d’une nation née dans le sang et le sabre.
Le tournant Kashoggi na pas encore livré toutes ses conséquences. À coup sûr, l’une de ses vraies victimes, malgré les tentatives de couverture, n’est autre qu’un certain Mohamed Bin Salman. Y a t’il perdu ses rêves de Roi? Tant il est vrai que le problème avec les météores, quel que soit leur impact, est d’être éphémère. MBS en est-il un ?
Time will tell, but the omen, l’oracle, n’est pas réjouissant pour lui.
Et plus que jamais, la mutation mouvementée de la monarchie Saoudienne n’en n’est qu’à ses débuts. Comme les révolutions, elle risque de dévorer son principal enfant-MBS, victime en pleine ascension d’un facteur inattendu, Jamal Khashoggi. Son sort est scellé. On peut parier que ses nombreux ennemis, dans le Royaume Wahabite, sirotant leur thé, jubilent en silence. En invoquant le coup de pouce du ciel. Ils ne s’attendaient plus à pareille aubaine.
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