À LA DÉCOUVERTE DE PENSEURS MUSULMANS
EXCLUSIF SENEPLUS - Pour le musulman sénégalais, disciple d’une confrérie, l’analyse de la pensée d’Al Kulayni peut s’avérer extrêmement intéressante - Lire des auteurs comme Avicenne est tellement rafraichissant et permet un regard introspectif
Je voulais écrire cette fois -ci sur l’autorité en Islam car il s’agit là d’un sujet extrêmement important. En effet, on doit poser la bonne question : qui a autorité à prendre une décision dans l’Islam ? J’y reviendrai très certainement.
Comme par hasard, je sortis de ma bibliothèque deux ouvrages portant sur deux grands penseurs du Moyen âge, l’un iranien et l’autre, arabe. Il s’agit de Ibn Sina (980-1037, Avicenne pour les Occidentaux)* et Kulayni (IXe - Xe siècle)*.
L’apport des iraniens depuis les débuts de l’Islam est indéniable, et ceci sur fond de culture persane. La profondeur de la pensée iranienne soutenue par des traditions ininterrompues, a souvent contribué aux grandes mutations et révolutions dans le monde islamique ; on peut évoquer la révolution des Abbassides en 750 ou encore le détachement des forces centrifuges qui mirent fin à l’Empire abbasside, au milieu du XIe siècle.
Parmi ces grands penseurs iraniens, on peut citer le maître de l’Ishraq (numérologie), Shihâbodinn, Shohravardi, mort « en martyr » à Alep à l’âge de 36 ans en 1191, victime de la vindicte des Docteurs de la Loi (les juristes) ou encore Ibn Sina (Avicenne). En 1980, l’UNESCO consacra un numéro spécial de la revue Le Courrier à Avicenne. Il y est qualifié de penseur universel, de monument du savoir à la pensée novatrice, etc. Son oeuvre est considérée comme un ferment de la renaissance intellectuelle en Occident.
Pour le musulman sénégalais porté vers la mystique et l’interprétation des rêves, trois récits d’Ibn Sina : le récit de Hayy ibn Yaqzan, le Récit de l’Oiseau, le récit de Salaman et Absa peuvent aider à découvrir des symboles et disposer d’éléments de comparaison avec son propre univers. En effet, dans ces récits que je ne pourrai pas résumer ici, Avicenne y décrit l’Univers sous forme d’étapes que franchit successivement l’âme victorieuse de ses propres entraves. Avicenne, comme Sohravardi d’ailleurs, propose une expérience spirituelle pouvant déboucher sur une certaine puissance. Il s’agit de déchiffrer des symboles, d’accomplir des progrès spirituels. La mystique musulmane comme les autres mystiques, constitue un effort sur soi pour maitriser sa propre âme et surtout transcender les contingences matérielles.
De façon générale, Avicenne procède à l’élaboration d’une doctrine du pèlerinage de l’âme humaine vers son Ange personnel, doctrine à travers laquelle, il développe une expérience visionnaire reposant sur diverses traditions gnostiques qui appartiennent au domaine de l’Islam mais renvoient aussi aux gnoses des religions du Livre, Judaïsme, Christianisme ainsi que le Manichéisme, fondement de la culture persane.
Al Kulayni (mort en 940), une des autorités religieuses les plus importantes du shi’isme, un peu à l’opposé d’Avicenne, s’est plutôt appesanti sur la figure centrale de la spiritualité mystique, la personne du Guide : l’Imam). Homme divin, guide initiateur aux enseignements secrets et, en même temps, horizon et modèle du fidèle, l’Imam est la Preuve (Hujja) de Dieu, terme qui jouit d’une grande autorité dans la terminologie initiatique et ésotérique. La figure de l’Imam, surtout cachée, structure toute la pensée shi’ite.
J’ai enseigné cette année, la place du shi’isme dans l’histoire de la pensée musulmane. C’est un sujet complexe avec ses ramifications, ses penseurs divers et l’interprétation de l’imamat et le culte du secret. Néanmoins, le shi’isme a contribué à l’enrichissement de la pensée et de la spiritualité musulmanes.
De façon générale, les penseurs musulmans de la période médiévale peuvent permettre un renouvellement de l’approche et la dynamique intellectuelle là où la pensée musulmane se trouve complètement noyée par la dimension normative et l’hégémonie de la Shari’a. Lire des auteurs comme Avicenne est tellement rafraichissant et permet un regard introspectif sur les valeurs prioritaires et la grandeur de l’être humain. Pour le musulman sénégalais, disciple d’une confrérie, l’analyse de la pensée d’Al Kulayni peut s’avérer extrêmement intéressante.
*A l’occasion du Millénaire d’Avicenne, Henri Corbin (1903-1978) procéda à l’édition et la traduction de trois récits avicenniens qui déploient la perspective mystique où se parachève l’oeuvre du grand penseur iranien. Réédité par Verdier en 1999
**La preuve de Dieu, La mystique shi'ite à travers l’oeuvre de Kylaynî , IXe-Xe siècle par Muhammad Amir –Moezzi, Les éditions du CERF 2018