LA GAUCHE CAVIARDISÉE
Pour la première dans l'histoire du Sénégal, le flambeau de la révolte contre les dérives du pouvoir n'est pas porté par des figures emblématiques de la lutte pour des changements qualitatifs, la justice sociale, quelle qu'en soit l'obédience

La gauche sénégalaise serait-elle une espèce en voie de disparition ? Aucune raison objective ne s'oppose désormais envisager cette sombre perspective. Rien dans ce que représente aujourd'hui cette sensibilité idéologique, ne permet d'envisager le contraire.
Pour la première dans l'histoire du Sénégal, le flambeau de la révolte contre les dérives du pouvoir n'est pas porté par des figures emblématiques de la lutte pour des changements qualitatifs, la justice sociale, quelle qu'en soit l'obédience. De 1957 (date de la rédaction du fameux manifeste du Parti Africain de l'indépendance,) jamais les valeurs de gauche n'ont autant cessé d'imprégner la pensée subversive et anticonformiste, sève nourricière de l'opposition aux pouvoirs coloniaux et néo-coloniaux.
Même quand le Président Senghor, avait réussi à attirer par la magie des lambris du pouvoir une bonne frange de l'intelligentsia de gauche, il est resté un noyau dur qui prit le chemin de la clandestinité, pour que le Sénégal restât à l'avant-garde de la reconquête de la souveraineté nationale et l'indépendance économique.
Même quand Senghor, a, toujours dans ses tours de passe-passe, organisé son "opposition" autour du travaillisme libéral, du conservatisme et d'une gauche délurée, excroissance dénaturée du matérialisme historique à la sauce sénégalaise (PAI de Mahjmout), d'autres résistants comme Seydou Cissokho, Babacar Sané, Mamadou Ndoye, Landing Savané, Cheikh Anta Diop, entre autres ont refusé la reddition et les appels du pied d'un pouvoir agonisant.
Même quand Abdou Diouf visage à peine plus reluisant d'un renouveau politique libertaire a attiré dans son sillage des figures et non des moindres de la gauche, il est resté des mohicans de l'éthique de gauche, pour résister.
Même quand Abdoulaye Wade porté au pouvoir pour une large part, par la gauche, a phagocyté des pans entiers d'anciens trotskystes, et autres bolcheviks tropicaux, des partis de gauche jadis partisans de l'entrisme, lui ont tourné le dos, avec une virulence inouïe, qui sans doute, a précipité son départ.
Cette gauche avait servi du catalyseur du mécontentement populaire. Elle l'a incarné, politiquement, syndicalement mais aussi par les valeurs sociales populaires qu'elle diffusait avec abnégation. On en est loin aujourd'hui, à vrai dire.
Qu'en est-il aujourd'hui ? L'union sacrée entre anciens trotskystes égarés dans le libéralisme, maoïstes, partisans du Mouvement Communiste International (MCI) et ceux qui entonnaient jadis promptement et allègrement l'Internationale, et les néolibéraux de l'APR, a certes permis de déboulonner Wade. Mais personne ne pouvait s'imaginer que les valeurs de gauche et les partis de gauche allaient fondre comme neige au soleil.
Des rares coups de gueule auxquels nous avaient habitués la LD et le PIT, il ne reste même plus de traces. Depuis mars 2012, la démocratie sénégalaise n'a pas fait le saut qualitatif qui lui eût permis de garder sa valeur exemplaire. La réactivation de la CREI, censée restaurer la morale politique, la droiture, la lutte contre la concussion s'apparentaient à un instrument de règlement de compte politique, contre des opposants ex-frères.
La gauche n'en a cure. Les interdictions de manifestations dans un régime de déclaration préalable, en dépit de la constitutionnalisation des libertés d'expression, d'association, d'information, la violence policière, et les emprisonnements pour délit d'opinion, ne semblent réveiller la gauche de sa torpeur et de son conformisme déroutant.
Juste quelques accès de colère, sous la forme de baroud d'honneur et la mise en garde des apéristes, a vite recadré les brebis "noires" de la majorité. Incapables de jouer au moins le rôle de contre poids dans une majorité contrainte au fétichisme de la solidarité, les partis de gauche, il est vrai, surreprésentés dans l'appareil, par rapport ç leur poids électoral, ont préféré la tangente du mutisme plutôt que la diagonale de l'éthique politique.
Voilà que désormais, tétanisés dans la majorité, pour garder en contrepartie des strapontins, les partis de gauche, n'existent même plus dans l'opposition. On les avait souvent entendu fustiger l'incroyable enrichissement de Karim Wade. On ne les avait jamais vu réclamer au Président Sall de lever le coude sur les dossiers sensibles qui touchaient les anciens pontes du précédent pouvoir. On ne les avait jamais senti s'intéresser avec acharnement à la poursuite des détenteurs de biens dits mal acquis, dont de nombreux supposés ciblés, peuplent l'entourage du Président Sall.
Plus grave, les partis de gauche qui ont continuellement tiré à boulets rouges sur Karim Wade et le système mafieux de Wade, ferment les yeux sur les accusations de dérives familiales dans la gestion des affaires du pays. Pas le plus petit mot sur l'affaire Pétro Tim, même pour soutenir l'allié Macky en grande difficulté sur un dossier sensible où il aurait besoin de sentir un appui ne serait-ce que moral.
Absence de reconnaissance du ventre, alors même que le Président Sall a pris le risque de mécontenter sa base apériste, pour payer en retour des alliés dont poids électoral s'est effrité. Qu'a fait le PS pour mériter deux ministres à l'efficacité douteuse, vingt députés, une kyrielle de PCA, de DG et d'ambassadeurs ? De quels poids, pèsent la LD, le PIt, l'AFP, le RAS et autres, pour mériter leurs aubades actuelles ?
Que font-ils en retour pour donner à la solidarité gouvernementale, prétexte à leur silence de tombe, un sens et de la valeur ? En vérité c'est l'opposition sénégalaise le plus orpheline d'une gauche en voie de disparition. Pendant que le sursaut éthique renaît dans les rivaux de la majorité, moins porté par le subjectivisme et plus combative, la gauche lui manque terriblement. C'est une situation inédite que connaît notre écosystème politique.
Aucun parti de gauche sérieux et représentatif ne s'illustre dans cette nouvelle ère d'une opposition moins nihiliste, moins subjective plus professionnelle que par passé. L'absence de la gauche dans la scène politique sénégalaise se traduit par un rétrécissement de la diversité de l'offre politique, la variété des projets de société et surtout l'incubation idéologique dont aurait profité une jeunesse en mal de repères éthiques et de valeur de refuges.
Le risque est grand que les valeurs libérales, qui ont tant creusé les inégalités et menacé notre survie écologique, soit la seule et unique référence des générations actuelles et à venir. La gauche sénégalaise s'est caviardisée et n'ose même plus se mesurer électoralement. Elle a peur de son ombre, parce qu'elle préfère le confort douillet du pouvoir et refuse ne serait-ce que la "biodiversité" politique.
Elle préfère rester l'otage de la majorité plutôt que de d'assumer son séculaire devoir d'incubation sociale et politique. Mais en a-t-il vraiment le choix, à force de vivre dans une atavique querelle idéologique, devenue inaudible et surannée. Et pis encore, faute d'ancrage social, elle se complaît à abhorrer en sourdine les causes des dérives libérales, en en adorant les conséquences, l'usufruit du pouvoir. Une gauche, veule et gauche, à l'envers de sa raison d'être.