LA MORT DE L’UNIVERSITÉ PUBLIQUE
EXCLUSIF SENEPLUS - On a fait de l'université un ghetto - Ce phénomène est une menace à la fois à la cohésion sociale et à la démocratie - Il préfigure une société bloquée, sans ascension sociale des classes pauvres vers les élites, sans méritocratie
La mort le 15 mai dernier de l’étudiant Fallou Sène de l’Université Gaston Berger de Saint Louis est un signe : l’Université publique est morte au Sénégal. Morte de maux dont elle souffre depuis 1968 quand elle s’est constituée comme entité autonome, indépendante de l’Université française.
Le mouvement de mai 68 était déjà motivé d’abord par le fractionnement des bourses et la réduction de leur paiement à dix mois. Et de 1968 à 2018, tous les deux ou trois ans, si ce n’est tous les ans, une grève éclate, autour des mêmes revendications matérielles et pédagogiques : montant des bourses et retards de paiement, conditions d’hébergement et de restauration, insuffisance des salles de classes et amphithéâtres, opposition à des réformes pédagogiques, manque d’enseignants, absence de débouchés pour les diplômés…
A chaque grève, l’Etat répond d’abord par la répression. Avec un bilan toujours lourd : destruction d’infrastructures, incendies, saccages de bus et de voitures et même morts d’étudiants par trois fois. Avant Falou Sène en effet, Balla Gaye et Bassirou Faye ont été tués, respectivement le 31 janvier 2001 et le 14 août 2014.
Ce n’est généralement qu’après la répression, que des négociations s’ouvrent, souvent dans la confusion et le désordre, avec des interventions de toutes sortes de médiateurs autoproclamés, d’autorités religieuses et de politiciens.
On se focalise sur les effets de la répression, libération des étudiants arrêtés, dédommagements et éventuellement enquête sur la mort survenue, on oublie les revendications originelles, on laisse les négociations pourrir, on use de toutes sortes de moyens de corruption à l’endroit des représentants des étudiants et on proclame qu’un accord a été trouvé.
Il y a comme une volonté de l’Etat de ne pas faire face aux véritables revendications, avec franchise et détermination. Pourtant l’Etat a semblé avoir très tôt compris la nécessité d’une réforme profonde de l’université sénégalaise. Il a ainsi élaboré à partir des années 1990 une série de projets de réformes structurelles.
Mais de la Concertation Nationale sur l’Enseignement Supérieur (CNES) en 1992, au Projet d’amélioration de l’Enseignement Supérieur (PAES) en 1996, à la « Réforme de la Carte Universitaire » et à la « Réforme pédagogique et de la recherche » initiées en 2002 et 2003, au Plan Stratégique 2011-2016 et à la Concertation Nationale pour le Développement de l’Enseignement Supérieur au Sénégal, très peu des recommandations ont été mises en œuvre.
Pourtant les réformes préconisées allaient souvent dans le bon sens et prenaient en compte la plupart des revendications d’ordre matériel et pédagogiques des étudiants. Le Plan Stratégique 2011-2016 et les recommandations de la Concertation Nationale pour le Développement de l’Enseignement Supérieur au Sénégal préconisaient en outre une réorganisation progressive de l’enseignement supérieur dans son ensemble afin de contrôler les effectifs de l’université, de pérenniser son financement et renforcer ainsi progressivement son efficacité et la qualité de ses formations.
C’est en réalité le manque d’engagement politique des différents gouvernements, de Senghor à Abdoulaye Wade et à Macky Sall en faveur de l’université qui explique la dégénérescence progressive et la déliquescence actuelle de l’université et de l’école sénégalaise dans son ensemble.
Dans le domaine de l’enseignement supérieur et de l’école, comme dans d’autres, ces gouvernements sont révélés incapables d’initier et de conduire le moindre changement puisque leur seule préoccupation a toujours été de gagner la prochaine élection par tous les moyens.
C’est ce qui explique les tâtonnements et les lenteurs dans l’exécution du moindre projet, même d’infrastructure. On a ainsi fini par faire de l’université un ghetto qui parque dans un espace délimité des dizaines de milliers de jeunes filles et garçons, avec un minimum de ressources matérielles et intellectuelles, sans aucune garantie de formations en rapport avec les demandes de la société.
On a même laissé au fil des années, l’espace culturel, social et idéologique aux formations politiques et aux tarikas maraboutiques. On a laissé le « campus social », à de gros bras et des loubards et des rackets sur les bourses, sur les tickets des restaurants et pour l'accès aux chambres se sont mis en place.
Des groupes de casseurs, souvent à la solde de politiciens dit on, se sont constitués pour à l’occasion des confrontations avec la police, s’en prendre aux édifices publics et aux bus. Aussi l’Université publique est devenue désormais le recours pour laissés-pour compte de l’enseignement supérieur, c’est à dire pour les seuls enfants des classes populaires.
Ceux des classes dirigeantes sont envoyés depuis toujours dans les universités et grandes écoles de France, du Canada et des Etats Unis. Ceux des classes moyennes fréquentent eux désormais les établissements d’enseignement supérieurs privés qui fleurissent depuis plusieurs années dans toutes les villes du Sénégal.
Ce phénomène est une menace à la fois à la cohésion sociale et à la démocratie. Il préfigure une société bloquée, sans ascension sociale des classes pauvres vers les élites, sans méritocratie, dont les classes dirigeantes se transmettent par héritage le pouvoir et les privilèges que confère l’enseignement supérieur.
Une telle structuration de l’enseignement supérieur n’est bien entendu ni conforme aux valeurs de la République sénégalaise telles que décrites par la Constitution, ni capable de prendre en charge le projet de développement économique et social auquel tous les gouvernements souscrivent depuis l’indépendance.
On le voit : face au dernier soubresaut tragique de l’université, il ne suffit pas de limoger tel agent de l’Etat désigné comme responsable de la mort de Fallou Sène, d’augmenter un peu plus le montant de la bourse et de diminuer le coût des tickets de restaurant.
Il devient impératif et urgent de réformer de fond en comble l’université sénégalaise, dans sa vision, ses valeurs, ses objectifs, ses moyens et ses méthodes tout à la fois. La prochaine grève risque d’embraser tout le pays. En outre le Sénégal, dont la moitié de la population vit encore au dessous du seuil de pauvreté et dans lequel la famine affecte encore des milliers de personnes, ne peut pas continuer à consacrer année après année plus de 50 milliards de FCFA en bourses et aides universitaires sans recevoir en retour les compétences requises pour son développement.
Ne pourrait t-on pas remettre sur le métier les recommandations de la Concertation Nationale pour le Développement de l’Enseignement Supérieur au Sénégal ? Avec plus de rigueur et de détermination ! C’est ce qu’un véritable homme politique plus préoccupé par les intérêts supérieurs du pays que par sa réélection ferait !
Mais avons-nous un tel homme politique aux commandes du Sénégal ? Pour nous en convaincre on pourrait tout au moins transmettre à la justice le rapport de l’Autorité de Régulation des Marchés Publics (ARMP) portant sur l’exercice 2016 qui interpelle le Directeur du Centre des Œuvres Universitaire de Dakar (COUD) sur deux marchés de 851 064 340 FCFA et de 700 millions en rapport avec la gestion des restaurants universitaires.