LA VIOLENCE SOCIALE D'UNE MORT SANS FUNÉRAILLES
Chez nous, le dernier voyage n’est pas une aventure solitaire. La meilleure collègue de bureau ne s’éclipse pas sans crier gare, comme en France, réapparaissant 48 heures plus tard pour révéler sous l’insistance qu’elle était enterrer son père
Le car filait vers l’Ouest du pays et aurait pu ressembler à tous les autres – sauf qu’il était moins bondé que d’habitude et n’excédait pas la vitesse autorisée. Il est néanmoins tombé dans les filets du contrôle du trafic interurbain, mis en place par le gouvernement pour freiner la propagation du Covid-19 dès les premiers décès dans les grandes villes. Sur le porte-bagages, au milieu des sacs de vivres et des valises, la gendarmerie fera une macabre découverte: un cadavre dissimulé dans un matelas de fortune…Sa famille essayait ainsi de soustraire cette victime du Coronavirus à un enterrement de paria, à la sauvette et/ou dans une fosse commune. Fini le rêve d’obsèques traditionnelles dans leur village de la région de Dschang. Tous les passagers du bus placés en quarantaine, les autorités ont inhumé le défunt « au plus vite », a-t-on appris…
C’est précisément de sa quarantaine que s’est échappé un autre malade du Covid-19 de retour de l’étranger. Intercepté à bord d’un bus en route pour son Ngaoundere natal, au nord du pays, l’homme a dû reprendre la route en sens inverse, avec les cinquante autres voyageurs, pour un strict confinement à Yaoundé. Il dit avoir voulu mourir chez lui.
Ces deux cas nous racontent certes l’ignorance face à un mal nouveau et terrifiant, l’irresponsabilité individuelle envers la communauté, tout autant que la réalité des sentinelles publiques. Mais ils pointent avant tout l’étendue de la violence sociale que représente une mort sans funérailles dans une société qui, au fil des ans, a transformé un moment de recueillement spirituel et de saine convivialité en grand show morbide et dispendieux.
Je comprends d’autant mieux le désarroi des proches des victimes du Coronavirus, privés de deuil, injustement stigmatisés et subissant des traumatismes qui touchent au sacré. Est-ce vraiment justifié? Dans le très utile point quotidien, fait à la TV par les autorités médicales, on nous expliquait l’autre jour que les corps sont enveloppés dans une housse hermétique comportant simplement le nom et la date du décès, puis enterrés dans la même commune. Pourquoi ne pas les remettre alors aux proches qui le souhaitent, dans des cercueils désinfectés et scellés, sans danger de contagion pour autrui, avec un délai d’inhumation prescrit ? Quelle est la part d’hystérie collective dans ces procédures escamotées? En France, où l’on fait pareil, des soignants ont été régulièrement menacés de mort par des voisins leur enjoignant de déménager pour ne pas les infecter…
Il y a donc urgence à revenir à la raison – non sans tirer des leçons existentielles d’une crise sans précédent qui passe nos habitudes au tamis de l’essentiel, résumé dans la détresse des ces gens simples privés de deuil. A savoir : préserver la dignité des défunts et bénéficier du réconfort de la communauté. Chez nous, en effet, le dernier voyage n’est pas une aventure solitaire. La meilleure collègue de bureau ne s’éclipse pas sans crier gare, comme en France, réapparaissant quarante-huit heures plus tard pour révéler sous l’insistance qu’elle était enterrer son père. C’est tout juste si elle n’ajoute pas que cela ne vous regarde pas…
Accompagner dignement. Être entouré. La sobriété de cette double attente contraste dramatiquement avec les pratiques boursouflées qui se sont développées dans nos contrées, accablant les familles de fardeaux supplémentaires insensés et se muant en étalement des vanités, en plus de devenir des moments de paralysie sociale qui dévorent systématiquement une partie de la semaine, tandis qu’il est imposé aux endeuillés d’entretenir et nourrir une foule exigeante et prête à condamner la « pingrerie ». Le plus étrange? Tous s’en plaignent mais s’y contraignent.
Combien de proches ne survivent, non pas au décès de l’être aimé, mais à l’épuisement physique et financier dû au marathon funéraire? Nous connaissons tous des situations absurdes de culte de la mort au détriment de la vie; je pense à ce jeune confrère retrouvé mort avec une ordonnance contre le paludisme en souffrance au chevet de son lit. Ses médicaments auraient coûté une broutille; ses obsèques ont réuni des millions de francs CFA.
« Nouveaux Débuts ». Le mot « crise » chez les Chinois signifie à la fois « danger » et « opportunité ». Le Covid-19 se révèle une véritable épreuve du dépouillement et offre dans ce domaine aussi l’occasion historique d’amorcer la décrue. De desserrer l’étau de « coutumes » despotiques pour innover. Et si pour témoigner notre attachement aux défunts, on les transformait en vecteurs d’une vie augmentée? En réalisant une action ponctuelle en leur nom, visant à améliorer un ou plusieurs sorts derrière eux, inspirée par leurs personnalités et aspirations, des besoins de leur environnement ? Du geste le plus modeste aux projets carrément ambitieux, la palette est infinie. Planter un arbre fruitier; apporter à manger à des nécessiteux ; organiser une fresque murale pour embellir une cour d’école et, qui sait, susciter des vocations artistiques; envoyer un groupe de jeunes en colonie de vacances dans une autre région du pays pour renforcer la cohésion nationale… Annoncé pendant le deuil, l’objectif identifié bénéficierait de dons bénévoles, et des économies réalisées sur les banquets et le retour à la sobriété. Pour Manu Dibango, première vedette internationale victime du Coronavirus, inhumé dans la plus stricte intimité en France, l’idée est toute trouvée: Soul Makossa Man a toujours voulu créer au Cameroun une académie de musique… Nous voilà dans le concret. Un défi lancé à tous ses amis…