LE MANIFESTE UNIVERSITAIRE DE L'IMPOSTURE
On ne peut laisser dire par des universitaires, de surcroît quelques juristes, que «le culte des valeurs n’est pas inférieur à celui des lois écrites». L’Etat de droit est affaire de tous et nos postures devraient être conséquentes
Un groupe de 102 intellectuels, universitaires sénégalais, a produit un texte collectif intitulé «la crise de l’Etat de droit au Sénégal» et publié le 23 février 2021. Les auteurs du texte ont emprunté leur préambule au Pr Cheikh Anta Diop. Il va de soi que cette référence à l’illustre Cheikh Anta Diop, susciterait un grand intérêt auprès de tout disciple qui a été abreuvé aux idées du «Pharaon du savoir» et/ou qui avait été à ses côtés pour donner corps à ses idées dans le cadre d’une action politique. Au demeurant, ce n’est pas à des universitaires qu’on rappellerait que faire référence à une citation, amputée et sortie de son contexte politique et historique, pourrait procéder d’une imposture ou d’une «escroquerie intellectuelle», pour reprendre le mot de notre «Maître». Il reste qu’on devrait a priori se féliciter que le débat public au Sénégal arrive à s’élever, dans le sens où des élites intellectuelles prennent position, pour éclairer le commun de leurs concitoyens. Seulement, de quels intellectuels s’agit-il dans le cas d’espèce ? Le postulat de base est déterminant dans l’analyse car l’histoire de la réflexion enseigne deux postures de l’intellectuel : celle de «l’intellectuel organique» et celle du «prescripteur». La vocation de «l’intellectuel organique», comme l’enseigne Antonio Gramsci, est «d’être dans la mêlée, de faire corps avec les masses, d’épouser les combats de son temps» ; un combat donc partisan, clair et assumé. L’autre posture de l’intellectuel, d’après Julien Benda, «est que l’intellectuel est une boussole, un prescripteur, un éclaireur. C’est en se tenant à distance des foyers de lutte qu’il se protège des passions de l’époque et peut d’autant mieux servir la cause de la vérité». Les deux positions sont acceptables et la frontière qui les sépare est ténue. Cependant, dans l’Histoire, les intellectuels ont souvent revendiqué l’une ou l’autre des orientations car dans la réalité, elles apparaissent antinomiques, si tant est qu’on ne voudrait pas verser dans la fourberie. C’est justement l’autre imposture du texte des 102 universitaires. Les signataires ont la prétention de faire leur, cette profession de foi de Cheikh Anta Diop qui dit que «tous les intellectuels, tous les patriotes doivent comprendre que le combat que nous menons en ce moment est le leur ; c’est le combat qu’il importe de mener avec ténacité pour que l’ère des menaces grotesques, de la crainte, de la peur sous ses formes variées, économique, physique, soit révolue. C’est le combat pour la vraie liberté individuelle, pour la dignité. Si des Bokassa et des Idi Amin Dada ont pu exister en Afrique, c’est parce que des intellectuels et des cadres africains ont abdiqué leur responsabilité, ont préféré ronger des os, au lieu de s’occuper de l’essentiel, c’est-à-dire de la sauvegarde des droits imprescriptibles du citoyen, pensant que cela présentait moins de risques. Les intellectuels, tous les citoyens lucides, doivent opposer une résistance morale à l’arbitraire. Ils doivent être disposés à payer de leur personne pour que les lois de circonstance cèdent la place à des lois justes». En écrivant ces lignes en 1979, dans le journal Taxaw, organe de son parti, le Rassemblement national démocratique (Rnd), le Pr Cheikh Anta Diop assumait un combat politique contre le régime de Léopold Sédar Senghor qui refusait, par des artifices juridiques et idéologiques, de reconnaître l’existence légale du Rnd. Avec Cheikh Anta Diop, il n’y avait aucune tromperie ou imposture. Par contre, les 102 signataires voudraient apparaître comme des intellectuels «prescripteurs» alors qu’ils mènent, dans leur vie de tous les jours, des combats politiques, dans des partis bien connus, ainsi que des combats corporatistes, dans des syndicats bien identifiés. Qui parmi ces 102 signataires n’a pas un engagement politique ou syndical ? Ce ne serait pas une imposture si les signataires, militants actifs de Pastef ou d’autres partis politiques d’opposition, avaient pris la précaution de signaler leur qualité politique au lieu d’avancer masqués, de «s’(en)cagouler» derrière la seule signature d’universitaire. «102» universitaires militants de formations politiques au pouvoir qui auraient spontanément produit un texte collectif pour parler par exemple d’une supposée bonne situation de l’Etat de droit au Sénégal, seraient vite qualifiés «d’intellectuels alimentaires» ! C’est dire que ce texte n’est rien d’autre qu’une action politique traduisant un engagement partisan. Déjà, parmi les 102 signataires, plus du tiers qui officient dans les facultés de Sciences juridiques avaient versé dans la même pratique en publiant, en mars 2016, un autre pamphlet collectif contre le régime du Président Macky Sall et qui flétrissait violemment le ministre de la Justice de l’époque, leur collègue professeur de Droit public, Ismaïla Madior Fall. La sortie des 45 juristes universitaires avait suscité de l’émoi et nous avions réagi, en leur prescrivant de se dévoiler, dans une chronique en date du 14 mars 2016 intitulée: «Au-delà de nos personnes.» Ça, c’est pour la forme. Dans le fond, le texte exhale d’impostures.
Les impostures factuelles
Assurément, les 102 ont versé dans une réthorique sans étayer leur analyse par des faits précis. Toutefois, leur manifeste n’est pas tombé ex nihilo et ne saurait être innocent. Certains parmi eux enseignent à leurs étudiants que «pour mieux lire et comprendre un texte, il faut le mettre en perspective avec tout ce qui constitue son contexte». Le contexte politique et social est déterminant mais les 102 sont circonspects sur ce point. Sans doute que le souci de ne pas apparaître, de manière flagrante, partisans, a suscité un certain scrupule en eux. Il n’empêche que le lecteur ne peut manquer de saisir que deux préoccupations fondamentales animent les auteurs à savoir, la question d’une éventuelle candidature du Président Macky Sall à la prochaine élection présidentielle et la situation pénale du député Ousmane Sonko, poursuivi par la dame Adji Sarr qui l’accuse d’abus sexuels.
On peut partir sur une certitude pour dire que c’est à défaut de pouvoir asseoir un fondement juridique qui pourrait empêcher une éventuelle candidature de Macky Sall en 2024, que d’éminents professeurs de droit se sont résignés à recourir, pour l’invalider, à un argument qui apparaît spécieux, comme la sublimation morale et philosophique de la «parole donnée». Sacrilège ! Comme si le droit positif devrait être régi par la morale des dirigeants et au détriment de la règle de droit prise dans les formes régulières ! Préconiser cela serait porter justement un fatal coup au principe de l’Etat de droit. Mais pour chercher à légitimer leur propos, les 102 invoquent le Pr Mamoussé Diagne -un éminent disciple intellectuel et politique de Cheikh Anta Diop- qui a sublimé les valeurs «ceddo» qui constituaient un code de conduite sociale. Un mode de conduite sociale (de quelques groupes qu’ils soient) pourrait-il servir de règle pour diriger une Nation, un Etat moderne ? Franchement, on ne peut pas laisser dire par des universitaires, de surcroît quelques juristes, que «le culte des valeurs n’est pas inférieur à celui des lois écrites». De toute façon, le code éthique et de valeurs de la société «ceddo» n’est pas toujours conforme à un Etat de droit moderne et respectueux des droits humains, d’autant qu’ils étaient nombreux les sujets à pâtir de la façon de faire des dynasties «ceddo». Je peux en parler librement, de par mes propres origines mais aussi de par le fait que les comportements (parfois répréhensibles) de mes aïeuls inspirent ma vie de tous les jours. Il reste qu’il aurait été intéressant d’indiquer la référence ou source précise du propos prêté à Mamoussé Diagne. On serait bien curieux de savoir dans quel texte ou circonstance Mamoussé Diagne aurait eu l’audace intellectuelle de mettre sur un même pied la règle de droit écrite et la valeur morale. En outre, les «102» appuient leur argumentaire par la charte du Mandé qui, faudrait-il le leur rappeler, constitue un recueil de règles de droit écrites, une normalité institutionnelle adoptée selon les règles et procédures bien définies. La Charte du Mandé était bien une norme juridique écrite et contenant bien sûr des valeurs morales, comme toute règle de droit positif du reste. Encore une fois, la règle morale peut ne pas être unanimement partagée, mais la règle de droit positif est générale et impersonnelle.
Le combat dissimulé pour chercher à sauver Ousmane Sonko
Sur un autre registre, en cherchant à sauver Ousmane Sonko, les auteurs du manifeste bafouent les principes fondamentaux de l’Etat de droit. Ils tombent dans les mêmes travers qu’ils reprocheraient au régime de Macky Sall. En effet, parlant de l’état de l’institution judiciaire au Sénégal, ils paraphrasent Jean de la Fontaine disant : «selon que vous soyez «opposant» ou «avec le pouvoir», les jugements de cour vous rendront blanc ou noir». Or, l’Etat de droit ne s’accommode pas de la création de catégories de justiciables». On aurait pu les applaudir, si justement eux-mêmes ne péchaient pas à établir des catégories de citoyens. L’Etat de droit garantit les droits imprescriptibles des personnes poursuivies en justice, comme il garantit les mêmes droits imprescriptibles pour les victimes. Ousmane Sonko devrait-il avoir plus de droits que la présumée victime Adji Sarr, qui a porté plainte ? Autant on doit présumer Ousmane Sonko innocent, autant devrait-on présumer Adji Sarr victime ! Seulement, nombre parmi les «102» nous ont habitués à des jugements péremptoires quand l’actualité judiciaire implique des hommes politiques. Les «opposants» qui ont maille à partir avec la Justice sont absous d’office, on prend leur défense aveuglément, même si par exemple le mis en cause avoue publiquement une prévarication de deniers publics (Khalifa Sall). Parmi les signataires, on identifie des femmes, militantes pour la protection des droits des femmes vulnérables, qui ruaient régulièrement dans les brancards pour défendre, légitimement, des femmes victimes d’abus et de violences, non sans préjuger de la culpabilité des hommes mis en cause. Mais quand il s’agit de Ousmane Sonko (opposant politique), ces mêmes femmes participent à crier avec les loups en dénonçant une prétendue persécution ou une inégalité des citoyens devant la loi. On ne le dira jamais assez, l’imposture serait de considérer les opposants innocents de tout et les gouvernants coupables de tout. Les 102 présument ainsi que Adji Sarr est une vulgaire manipulatrice. C’est dire que l’indignation est devenue sélective. Comme par exemple, quand les «102» fustigent «la toute-puissance du spirituel sur le temporel». Où étaient ces universitaires quand, à son arrivée au pouvoir en 2012, le président Macky Sall affirmait que «tous les citoyens sont égaux devant la loi et que les marabouts sont des citoyens comme les autres». Aucun intellectuel sénégalais n’avait risqué de s’associer à ce propos pourtant on ne peut plus conforme à l’idéal d’un Etat de droit. Donc si l’acceptation d’un traitement singulier en faveur des confréries religieuses constituerait une entrave à l’Etat de droit, il faudrait convenir que chacun d’entre nous a sa part de responsabilité dans la forfaiture.
L’impudeur de fermer les yeux sur les machettes trouvées dans les campus universitaires
En d’autres termes, l’Etat de droit est notre affaire à tous (gouvernants comme gouvernés) et nos postures devraient être conséquentes. Dans cette optique, il est aberrant que les «102» ne fassent la leçon qu’aux gouvernants. Ils auraient été plus crédibles s’ils avaient, dans le même temps, fustigé les appels publics et répétés de Ousmane Sonko à la violence et à l’insurrection. Le même Ousmane Sonko qui a poussé la provocation jusqu’à tenir des rassemblements non autorisés dans l’espace universitaire, dans un contexte de pandémie et en violation flagrante de toutes les dispositions d’ordre public. Il s’y ajoute une «circonstance aggravante», quand on découvre que des étudiants avaient fini de planquer des armes blanches dans l’enceinte du campus, après que Ousmane Sonko avait fini d’enjoindre ses partisans de donner leur vie pour le sauver de la prison. On a ainsi frôlé une catastrophe. Il est donc heureux que les Forces de l’ordre se soient gardées de chercher, d’une manière ou d’une autre, à disperser ces rassemblements. Les «102» auraient également été plus crédibles s’ils étaient imposés le devoir de flétrir l’attitude des étudiants politiques qui se munissent ainsi d’armes de pogroms dans l’espace universitaire. Les «102» semblent justifier ces attitudes de défiance à l’Etat de droit. Ils dédouanent les auteurs quand ils affirment : «Qu’en reste-t-il qui puisse encore se soumettre au droit ? Les contestations populaires récurrentes et multiformes, sont des manifestations de la crise de l’Etat de droit.» Ousmane Sonko peut donc se permettre de renchérir en exigeant la destitution du chef de l’Etat. Pour une supposée coucherie de Ousmane Sonko, le Sénégal devrait destituer son chef d’Etat !
Pourtant, Souleymane Gomis, membre du groupe des 102 (échaudé par la déclaration des 45 juristes ?), écrivait en décembre 2016, dans un article intitulé «Les Elites intellectuelles face aux réalités de la démocratie au Sénégal» : «Il arrive que des intellectuels s’engagent sans qu’ils ne fassent preuve de patience et de rigueur qu’exigent leur statut et leurs travaux. Ils font comme si l’exigence dans le domaine du politique par exemple pouvait s’affranchir de toutes règles, de toutes méthodes sans lesquelles pourtant il n’y a pas de connaissances ni de savoirs mais plutôt des opinions. Blanchet dit à ce propos que «l’on est si sûr d’avoir raison dans le ciel qu’on congédie non seulement la raison dans le monde, mais le monde de la raison».»