LE MONDIAL DE LA DÉBÂCLE AFRICAINE
L’Afrique fut grande et impériale avant sa rencontre avec le reste du monde - Lorsque surviennent concurrence et confrontation, elle plie, se ploie, se soumet, s’aliène, rompt, et s’évapore
Que penser du désastre africain au mondial de football, édition 2018 et vingt-et-unième du genre, pour qui veut s’aventurer au-delà du spectacle divertissant de 22 garçons convoitant les faveurs espiègles d’une boule de caoutchouc sur le plus grand gazon de la planète? Le monde entier a depuis compris que ces joutes estivales traduisent bien plus que des ludiques tactiques et autres sympathiques arabesques athlétiques. Et comme toujours, quelqu’un a oublié d’en informer le continent africain.
Cinq équipes africaines ont disputé 15 matches en Russie. Pour deux nuls, trois victoires. Dix, oui, dix défaites. Circulez. La coupe du monde de football étalée de juin à juillet, pris fin avec le mois de juin pour les vaillants représentants du continent. L’Afrique était rentrée chez elle que les choses sérieuses n’avaient pas commencé.
Rien que de très normal, en somme. Aux mamelles des convenances, il aurait été naturel que l’organisation russe de l’événement fût un fiasco, usuel que l’Argentine, l’Allemagne, le Brésil et l’Espagne se fussent retrouvés en quatuor privilégié en fin de compétition, et habituel que l’Afrique se reléguât à l’arrière-cour du monde aussi tôt que possible. Sur cette échelle des clichés et du statu quo, seule l’Afrique tint son rang. Figurante et inexpressive, s’effaçant d’elle-même pour laisser au acteurs sérieux le soin de s’entretenir entre eux des choses importantes qui cadencent la marche du football mondialisé.
Je veux bien. Du haut de ses 2%, la part de l’Afrique dans le commerce mondial ne toise pas les nations auxquelles son football se frotte ; et l’addition des PIB des cinq représentants africains au mondial 2018 – moins de 800 milliards USD- ne fait pâlir aucun de leurs adversaires pris individuellement (Japon: 4.949 trillions de dollars américains; Russie: 1.368 trillions; Espagne : 1.237 trillions; Angleterre: 2.651 trillions).
Il faut accepter humblement que ce déphasage avec le rythme du monde et ces réalités du commerce international, et de la géopolitique qu’il perpétue, finissent par transpirer sur la pelouse. Il ne faut pas moins tenir en mémoire que David vainquit Goliath, et qu’il est arrivé que la tortue franchisse la ligne d’arrivée en avance sur le lièvre. Au nom de la transcendance, un concept que l’Afrique du football n’honora pas comme il se doit, loin s’en faut, sur les gazons russes.
L’Afrique fut grande et impériale. Avant sa rencontre avec le reste du monde. Lorsque surviennent concurrence et confrontation, elle plie, se ploie, se soumet, s’aliène, rompt, et s’évapore. C’est cette abdication compulsive qui répond à l’appel de la rigueur, de la discipline et de la détermination. Pas de surprise, le résultat est sans appel : même balle au pied, on ne passe pas.
Chercher dans les tribulations de l’arbitrage les raisons du naufrage revient à impudiquement greffer l’injure aux douleurs qu’on s’est soi-même infligées. Comme si, dans le doute, l’assistance vidéo donnerait raison à ceux dont l’enjeu ne semble pas démultiplier leur envie. L’importance planétaire de l’évènement, sa signification subliminale, interdisent de juger avec respect ceux parmi les participants qui exhibent au monde si peu de cœur à l’ouvrage.
La foi, l’envie, le don de soi, peuvent à tout le moins, faire gagner un match de football. Encore faut-il que quelqu’un le chuchote à l’oreille de l’Afrique du football. Afin que nos ambassadeurs n’offrent, plus jamais, la désastreuse image égoïstement servie au monde d’un continent vermoulu et geignard, qui trop vite sombra corps et biens, entraînant notre honneur dans son sillage.
Car c’est du fond des dépotoirs de l’histoire de la coupe du monde que nos orgueils ankylosés s’accrochent à l’épopée glorieuse des enfants français de ces immigrés qui survécurent à la vorace et insatiable Méditerranée. C’est notre veulerie qui se réfléchit dans cette procuration rédemptrice : puisque ce qu’on tient dans nos bras ne vaut pas qu’on s’y attarde, nos regards cherchent au loin quelque chose qui y ressemble.
Pour preuve qu’il y a bien plus en jeu que ce qu’on voit, les tentatives insensées de récupération des vainqueurs tricolores trouvent à qui parler dans les dénégations frénétiques d’officiels et de commentateurs français jurant sur l’honneur que les champions français d’ébène sont de fibre et de culture exclusivement gauloises, et n’ont rien à voir – mélanine mise à part- avec la douloureuse Afrique, qui éhontément les réclame. La missive, quoique oblique, est immanquable : si ces joueurs étaient -vraiment- africains, la France aurait été éliminée au 1er tour de la coupe du monde 2018: qu’on s’en souvienne, 15 matches, dix défaites.
L’Afrique post-indépendance a rencontré la coupe du monde de football pour la première fois en 1970. 50 ans plus tard, les enfants du continent sentent bien qu’il n’en devrait pas être ainsi, qu’il n’est pas juste de se restreindre à s’extasier d’avoir été convié à la cour du roi. Et qu’il est pathétique, décidément, que le virus qui a rogné les élites intellectuelles et politiques à travers le continent prenne désormais ses quartiers chez les millionnaires africains du football, joueurs et dirigeants confondus.
S’il ne s’agissait que de 22 garçons divertissant les foules en s’adonnant à leur jeu favori au cours d’un mois de folle atmosphère, il n’y aurait nulle rancœur à perdre et être éliminé, la victoire n’ayant alors pas d’autre symbole qu’un morceau de joie. Or, l’ultime estrade du football mondialisé, c’est bien plus que cela. Ce qui est en jeu, c’est l’identité, l’idée qu’on a de soi en tant que nation, qu’on présente au reste du monde, et qui contribue à la définition qu’il s’en fera.
S’il arrive aux Brésiliens d’exprimer sur le rectangle vert une émotion parfois incontrôlée, c’est bien parce que le football ne suffit pas, intrinsèquement, à justifier l’intensité de ces moments. Si le spectre de la guerre des Malouines a longtemps hanté les jeux de balle entre l’Argentine et l’Angleterre (un conflit qui a opposé en 1982 l’Argentine au Royaume-Uni dans les îles Malouines, un archipel de l’Atlantique Sud), si les footballeurs suisses d’origine kosovar célèbrent un but marqué en rappelant à la Serbie, urbi et orbi, qu’ils la vouent aux gémonies, si le joueur Mesut Özil s’est résolu à prendre son congé de la sélection allemande pour se mettre à l’abri de l’opprobre causé par sa probable sympathie pour le président turc, c’est parce que nous sommes bien au-delà du périmètre d’expression d’une boule gonflée d’air que se disputent innocemment 22 athlètes pour le bonheur sincère des foules en délire.
La coupe du monde de la débâcle africaine est l’autre visage du déshonneur obstiné de ceux que le continent juche sur un piédestal, attendant d’eux qu’ils nous mènent à la terre promise. Et qui, décade après décade, échouent même à montrer l’exemple de l’envie de bien accomplir leur mission, fort peu soucieux du mal qu’ils font à nos enfants.
Moudjib Djinadou est analyste politique et Fonctionnaire à l’Organisation des Nations Unies