LE RETOUR À COUBANAO, LE RÊVE DE MES AMIS
Quand il me reste un peu d’énergie, je rêve que les échos du monde parviennent à Coubanao - Que les littératures du monde viennent y remplir les greniers du rêve des enfants
On ne rêve jamais seul. Du moins, on ne devrait jamais. Rêver en bande est la recette pour échapper à l’égoïsme et vivre son bonheur au miroir des autres. Voir la joie s’épanouir dans plusieurs regards aura toujours plus de saveur et de noblesse que de la voir éclore dans un seul. De la joie au malaise, il n’y a souvent qu’un rien : il suffit d’être le seul à la vivre dans un océan de malheur pour comprendre très vite que le privilège est en réalité poison. Contrairement au mythe en vogue, on ne réussit jamais seul. L’utopie capitaliste, l’illusion de la débrouille individualiste, à coup de «yes we can», de «just do it», de «impossible is nothing», est la promesse désirable d’un monde heureux pour tout le monde. Le constat est amer et mensonger. L’utopie reste encore l’horizon de ceux qui osent regarder l’avenir. Pour les autres, il y a le miracle. Bien trop rare. Une main tendue, un bras, un conseil, une rencontre, une aide, multitude de choses interviennent toujours dans une ascension. Nous sommes toujours redevables, à quelques échelles que ce soit, de quelqu’un ou de quelque chose. Peut-être une des voies du salut se trouve-t-elle là, dans la chaîne humaine, pour faire de l’utopie un élargissement des champs du possible.
Au milieu des années 90, quand je suis arrivé à Coubanao, j’ai eu un accueil royal. J’avais sept ans et des étoiles dans les yeux. Mon comité d’accueil était composé d’une bande de trois copains qui deviendront dès le mois suivant ma fratrie d’adoption. Il y avait Capitaine, grand et costaud. Taillé dans la ferraille. De quelques années mon aîné, il était le fils d’un dignitaire respecté du village. On voyait tout de suite qu’il avait la carrure d’un chef. D’ailleurs, son surnom lui vint de ce que l’ont devinât très tôt son appétence à diriger la bande, à mener les troupes, avec la bienveillance d’un grand frère, jamais avec le despotisme d’un caïd. Il me prit sous son aile. Fit de moi son protégé. S’établit grand frère que je n’avais pas eu. Et étendit son ombre protectrice sur le fragile garçonnet que j’étais. Il y avait aussi José, relais de Capitaine. Il résidait à l’entrée du village. Fils de l’ivrogne du coin et de la vendeuse d’huile de palme, il était agile et débrouillard. Il nous tirait d’affaire à chaque écueil. Quand le poisson se faisait rare dans les eaux maigres des Kalounayes, il se faisait pêcheur émérite. Quand la forêt rechignait à nous livrer ses trésors, il ressortait ses talents d’habile négociant. José savait tout faire, cultiver, pêcher, jouer au foot. Il lui fallait simplement apprendre pour exceller. Il fit aussi de moi son favori. M’apprit à trouver des pommes de terre sauvages et à griller des noix de cajou. Il rassura mes parents et facilita mon intégration dans le village. Il y avait aussi Sembé, plus timide, plus introverti. Il venait d’une famille d’éleveurs réputés dans la région. Footballeur de talent, il était la figure sage, sobre. Il calmait les ardeurs des plus hardis. Nos équipées en brousse étaient toujours de magnifiques moments d’évasion, de bêtise, de science. Je me sentais couvé, aimé, protégé. Nous formions une bande heureuse et complémentaire. On eût dit que le seigneur avait souhaité calibrer une telle équipe pour lui confier les clés précieuses de l’insouciance.
Qu’est-il permis de rêver quand on est un enfant à Coubanao dans les années 90 ? On n’avait rien pour nous. Dans notre village, rien ne nous parvenait. Nous étions comme dans une cuvette. Le monde tourbillonnait en haut. On n’avait aucun droit. Pas même celui de rêver les grandes ambitions. On n’avait pas même droit à la question candide «que veux-tu devenir plus tard ?». Tout était plus au moins réglé pour nous. Les grands destins étaient pour les autres. On apprenait à se suffire, mais il nous restait ce peu d’énergie qui fait battre le cœur de tous les enfants, alors on se révoltait quand même. On rêvait clandestinement. Autant que je m’en souvienne, José voulait devenir médecin. Il n’avait pas été à l’école, mais le jour où il vit un pansement sur mon mollet, il eût une fascination pour soigner. Capitaine, lui, voulait aller à la grande ville, Dakar, prendre son «petit-déjeuner avec deux mains». Dans l’une la tasse avec du café au lait, dans l’autre le pain. Fini la bouillie de mil qui ne mobilisait qu’une main. La fortune se mesurait à cela au village. On en riait de bon cœur. Il se joignait à nos éclats. Sembé gardait le culte de la discrétion. Je pense qu’il voulait être footballeur, comme moi. A moi, il m’était permis d’autres rêves, j’étais un privilégié. Je voulais voyager, apprendre. Devenir journaliste, enseignant.
Partir était notre rêve commun. Quitter Coubanao. Comme un vieil habit qui réchauffe, mais qui brûle aux changements de saison. Partir. Presque 25 ans après, le bilan est triste. En avril 2017, quand j’ai revu Capitaine, c’était toujours à Coubanao. Une grande barbe sauvage emprisonnait son visage. Tout rêve y avait disparu. La vie avait volé l’enfant qui aurait dû rester dans son regard. Il s’était contenté d’un poste à l’Armée nationale. Il continuait de rêver, mais son rêve avait goût de fuite, de désespoir. José, lui, avait le corps détruit, il avait vieilli. L’alcool avait fait des ravages sur son visage. Il me serra avec honte, se déroba à mes bras pour essuyer ses larmes. Sembé était resté le même. Il s’était marié, avait repris les affaires du patriarche. Il paraissait si vieux, si loin. Le pacte de la bande de mômes s’était fissuré de partout. En 25 ans, nous avons mesuré la durée de vie d’un rêve à Coubanao.
Alors forcément on apprend. Le regard mouillé quand on repart, fragile, impuissant, coupable, on n’oublie pas. On le sait, qu’on n’est pas le délégué du rêve et de la réussite. Qu’une loterie monstrueuse règle nos vies, surtout au village. Quand il me reste un peu d’énergie, je rêve que les échos du monde parviennent à Coubanao. Que les littératures du monde viennent y remplir les greniers du rêve des enfants. Que notre village ne soit pas une terre morte et oubliée. Qu’elle soit une demeure d’où on peut sortir et où on peut rentrer. Qu’elle communique son universalité et son humanité au monde. J’invite le monde à Coubanao. Je veux que le monde invite Coubanao au banquet du rêve. Aucune culture, aucune confession, aucune barrière ne peut contenir la fumée du feu brûlant du rêve. Le rêve de mes amis est l’ombre qui m’accompagne. Tantôt compagnie des jours noirs, tantôt rappel de notre destinée commune. Toujours, mon propre horizon.