LE VOL NOIR DES CORBEAUX SUR NOS PLAINES
En feuilletant la presse sénégalaise en ligne, nous y avons lu, affligés, des bavardages complotistes de l’écrivain Boubacar Boris Diop
En feuilletant la presse sénégalaise en ligne, nous y avons lu, affligés, des bavardages complotistes de l’écrivain Boubacar Boris Diop.
Variante nord-américaine d’un des boucs-émissaires des milieux d’extrême droite européenne, notamment française, réchauffée il y a environ trois ans par l’entourage idéologique de Donald Trump aux Etats-Unis, l’abjecte notion «The Deep State», de «l’Etat profond», apparaît sous la plume de Boubacar Boris Diop, qui prend congé de toute rationalité. Le cadre de la Théorie, qu’impose l’analyse de la séquence politique actuelle du Sénégal, ne semble pas sourire à notre écrivain-romancier, la rigueur de ses contraintes lui faisant perdre tout sens de la réalité.
Parlant de Macky Sall, B. B. Diop énonce une éblouissante lumière, perle bien prisée dans la galaxie conspirationniste : «des forces obscures» seraient à la manœuvre au palais»». En première intention, en guise de réaction, nous aurions volontiers invité Diop à reprendre un verre, si notre sens du respect dû aux aînés ne nous retenait. «D’obscures forces», feraient l’Histoire au Sénégal, à la place des institutions et structures, sociale, politique, économique, à la place des normes, des lois, des règles, des arrêtés, des conflits de sensibilités politiques, culturelles, des luttes d’intérêts, de classe, les ambitions collectives et individuelles, des convictions déterminant les positions sociales de pouvoir, des antagonismes politiques manifestes, des entités réelles et dynamiques en tension, des citoyens engagés d’un côté et d’un autre de l’échiquier politique, rien n’est vrai, rien ne touche l’Histoire, sauf ceci : «des forces obscures» ! Alors, «on vous ment» ! Courez retirer vos enfants de l’école, jetez à la poubelle vos ouvrages : aucune trace de l’Histoire, il n’y a, nulle part ailleurs que dans les «forces obscures». On vous ment !
Depuis la récente inflation des théories conspirationnistes, des recherches menées au sujet de ces fausses informations contribuant à la désorientation des masses, sur les rapports des subjectivités engagées à ces théories, montrent qu’elles ont quelque chose à voir avec la crise actuelle de confiance dans la politique, dans les acteurs qui l’incarnent, mais aussi avec la crise de confiance dans la rationalité, qui, depuis d’horribles expériences historiques contemporaines, revendiquant sa tutelle, fait l’objet de suspicions aussi tenaces que folles dans certains secteurs de l’opinion. Notre affliction est immense de voir B.B. Diop dans la fange de ces idées, niveau zéro de la polémique politique, néant absolu de la pensée subversive.
Qu’un citoyen quelconque donne prise à ce trait d’esprit obscurantiste, dans sa représentation des mécanismes de l’Histoire ou de la vie politique, me paraît pour ainsi dire insignifiant. Mais que B.B. Diop en reprenne une ficelle à son compte, dans un élan de soutien à Ousmane Sonko, cela confirme bel et bien nos soupçons quant à la véritable nature de la chose politique qui convoite les suffrages des Sénégalais du côté de Pastef : une combinaison complexe d’identités, de revendications et de méthodes qui, mises bout à bout, signifient exactement ce que l’essayiste-écrivain de gauche Hamidou Anne, dans son impitoyable lucidité, a appelé, le «fascisme sénégalais».
Il s’agit d’un univers essentiellement constitué de phénomènes divers communiant tous dans une sorte de rapport de négation à tout, de rejet de ci, de refus de ça, sans qu’aucune affirmation soutenue et claire d’une «idée politique» ne le porte.
En outre, une périlleuse ignorance le sous-tend des évidences qui configurent notre lot commun : les idéologies, les sensibilités politiques, leurs clivages, les oppositions de classes sociales, leur réalité criante dans un contexte de disparités sociales chaque jour plus grandes, le réel empirique des structures économiques, culturelles et politiques. Ousmane Sonko et son mouvement nient tout cela. A les entendre, il n’y a que néo-impérialisme, l’identité nationale, valeurs morales, les «travers moraux» de la «gestion économique» du régime en place que Sonko passe son temps à pointer, en consultant qu’il est lui-même en optimisation fiscale, dernière station avant l’évasion fiscale. Il n’y aurait pour lui que nos spécificités socio-culturelles, par lesquelles le Sénégal est une île politique.
Comment croire que Boubacar Boris Diop ne pas sait ceci : qu’il n’y a que l’extrême droite pour faire son miel de chimères identitaires ? Quand les épigones de Ousmane Sonko pérorent que la seule chose qui compte est l’intérêt des Sénégalais, Diop pense-t-il vraiment que les Sénégalais sont une entité sociale homogène ? Comment ne se pose-t-on pas, dès lors, la question du principe de la décision politique qui tranche l’opposition substantielle inhérente à ces intérêts. C’est à empêcher de faire penser, dire et entendre l’absence de vision répondant à cette question chez Sonko, que s’emploient les épigones de ses épigones sur les réseaux sociaux. La violence de ses soutiens, notamment contre ceux qui tiennent encore à la fusion de la politique et de la pensée et tentent de voir de plus près ce dont retournent leurs affaires, cherche à dissuader de dénoncer leur supercherie et leur mascarade fascistoïdes. Rien de politiquement utile et progressiste ne les porte. Ce n’est qu’un mouvement de pure réaction totale.
Nous le savons, nier les identités sociales de classes, les abandonner aux identités ethniques portées en étendard, ce que font Ousmane Sonko et son parti, réduire les causes réelles du dénuement des populations à ses obsessions et fantasmes, c’est là une invariante absolue d’extrême droite et de droite extrême.
La matrice identitaire et de négation des convictions du gourou de Pastef opère également dans sa vision des relations du Sénégal avec le reste du monde, des questions internationales, de grandes idées comme le panafricanisme, qu’il désosse et transforme en enjeu sociétal ou identitaire. Son conservatisme rejoint partout son nationalisme, dévoyant tout ce qu’il touche.
Le monstre sans-cœur, sévissant dans la quasi-totalité des pays africains et la majorité des pays du monde, lui non plus n’existerait pas selon Pastef ; or il a un bras politique, libéralisme, tenant qu’il n’y a que des individus, des droits et des intérêts livrés à une concurrence sans borne, prétendument régulée par une mystérieuse main invisible du marché ; il a également une manière de gouverner l’économie, facteur décisif des souffrances de nos populations, le capitalisme.
Quand de jeunes activistes sénégalais font de l’anti-France identitaire égaré, cela nous navre, d’autant que c’est contraire à nos convictions. Les levées populaires de ces cinq dernières années au Sénégal, autour de grandes causes, ont toutes fini par se vider de leur sens politique et de leur puissance d’action, à cause du ferment identitaire que Sonko y a insufflé.
A y regarder de très près d’ailleurs, ces manifestations, qui ont lieu contre ce qu’on appelle le néo-impérialisme français, dont la réalité est évidemment criante et inacceptable, ou contre celui qu’on considère comme le gardien intraitable de la mainmise économique de la France au Sénégal, Macky Sall, ne sont populaires que du point de vue du nombre de manifestants, mais nullement elle le sont par la qualité politique des motivations, des orientations et des perspectives qui s’y dessinent.
Si Ousmane Sonko polarise autant l’adversité du jeu politique sur la figure de Macky Sall et de son personnel gouvernemental, c’est bien parce qu’il n’a rien contre la doctrine, ni l’idéologie politique du régime libéral de ce dernier. C’est celui de sa pratique politique, à laquelle il faut son exécrable et palpable inclination fascisante.
Il ne ferait pas grand mal au capitalisme-libéral, s’il était élu, ce qu’a Dieu ne plaise, comptant bien se contenter d’attribuer, il l’a dit, les secteurs-clés de l’économie aux capitaux privés locaux. Comme si les ravages du capital étaient liés à l’identité, la nationalité, la culture et la religion de son homme.
Vous chercheriez en vain dans les propositions de Sonko la moindre esquisse d’un dispositif destiné à faire face au capitalisme, lequel oppose toujours et partout une résistance féroce à quiconque tente de toucher un morceau du périmètre de sa mainmise.
En quoi nous tenons que le projet dit «patriotique» de Sonko est politiquement stérile, inutile et inefficace aussi bien au plan social qu’économique, malgré les tableaux enflammés du paradis qu’il fait miroiter aux Sénégalais. Comment peut-il en être autrement, dès lors que le substrat de ses convictions, telles qu’elles se donnent à voir dans ses expressions publiques, est vigoureusement une conception ethno-différentialiste de la politique et du capitalisme-libéral.
Ce qu’on ne dit pas assez, mais qu’il faut bien répéter autour de soi, est que le rapport de la frange la plus importante des couches diplômées, que mobilise Sonko, à la politique, lieu d’où peut surgir un universel commun, est sinon inexistant, du moins individualiste. Les cadres qui composent cette couche diplômée de sa «secte électoraliste» ont pour la plupart fait leurs études dans des universités sénégalaises, à une période où le militantisme salafiste avait déjà fortement écrasé la prégnance du syndicalisme étudiant dans les campus sociaux, jadis creuset de transmission de conscience citoyenne et de grands classiques de la compréhension politique des choses. Ce n’est pas un hasard si ses soutiens, en proie à la dépolitisation ambiante que Sonko exacerbe par son discours d’évitement politique pour que jamais on ne s’aperçoive de ses labyrinthes autoritaires et désertiques, tiennent pour horizon indépassable le funambulisme illusoire de l’auto-entreprenariat, le modèle économique et la démocratie de caserne du Rwanda.
Ne portant aucun projet collectif tranchant avec le régime de «l’arrogance friquée» de Macky Sall, sinon d’en entretenir la structure politique et économique libérale, mais seulement avec scrupule et ajustement à la marge, Ousmane Sonko et son parti incarnent plutôt une alternative de nuances et de petites différences. Et en pire : son fascisme à lui.
Les contestations mal-nommées populaires autour de Sonko sont portées par un fond d’individualisme populaire, quant à leurs franges diplômées, et largement au-delà. Des cadres du parti de l’hydre-caméléon et d’autres Sénégalais diplômés dans des secteurs de métiers aux carnets de commandes dépendants beaucoup des marchés publics, expliquent souvent qu’il est temps que «les mêmes qui dirigent le pays et en partagent le gâteau depuis plusieurs décennies» s’en aillent, cèdent la place, sans doute à une nouvelle génération de figures individualistes.
L’artiste ivoirien, Alpha Blondy, la vérité de son art l’emportant sur son jugement politique, dénonce à juste titre dans son nouvel album Eternity, ce type de programme politique de l’individualisme populaire en cours, celui de Pastef et de Sonko, une immense et audacieuse ambition que leur programme : «C’est notre tour de manger !» On en est là ! Il faut bien le rappeler, comme on dit, «Tout ce qui bouge n’est pas rouge» !
Aussi avons-nous été étonnés, même si nous constatons et comprenons la portée limitée de leurs communiqués au peuple sénégalais et à sa souveraineté, de voir des dirigeants de forces de gauche françaises exprimer de manière vague et confuse leurs soutiens respectifs aux manifestations de mars 2021 et du mois dernier.
Ancien cadre de l’association des étudiants musulmans du Sénégal, espace idéologique et très effervescent du militantisme politique du salafisme local, Ousmane Sonko attire et agrège autour de lui les forces les plus réactionnaires du Sénégal, pour lesquelles les droits humains sont une menace pour l’identité et les «très fortes valeurs religieuses sénégalaises», les termes sont de lui.
Cet ethno-différentialisme, entrave à l’universalisme, qui travaille le fond de sa conception de la politique et du peuple sénégalais trouve sa parfaite illustration, toutes proportions gardées, dans la bluette, mais pas si légère que cela, de Ryan Coogler : Black Panther. Dans le film, le peuple du Wakanda reste confiné dans ses tribus, ses traditions, ses coutumes, ses valeurs et son identité, qui demeurent immuables, contre le bon sens le plus élémentaire du déterminisme matérialiste, malgré la puissance de détermination intrinsèque de l’abondance des conditions matérielles et technologiques de pointe qui soutiennent leur existence collective.