LES JALONS DE LA FORFAITURE EN 2019
La Cour d’appel de Dakar valide les jugements rendus en première instance - La Cour suprême rejette les pourvois des requérants, et in fine le Conseil constitutionnel valide la régularité d’un scrutin, dont le processus est insincère, car biaisé
A quelques mois de la présidentielle de 2019, le débat porte sur une probable «élimination juridique de deux potentiels candidats», Karim Wade et le député-maire de Dakar, Khalifa Sall. Pour comprendre le forcing électoral qui se prépare en février 2019, il faut remonter à deux ans en arrière. Le 2 novembre 2016, le Conseil de ministres avait adopté un projet de loi organique portant statut des magistrats, qui introduisait une discrimination inédite (rupture d’égalité entre les membres d’un corps) en son article 65, puisqu’il proposait de relever l’âge de la retraite pour une catégorie «ciblée» de magistrats. L’article 65 est libellé comme suit : «La limite d’âge des magistrats, soumis au présent statut, est fixé à 65 ans. Toutefois, est fixée à 68 ans, la limite d’âge des magistrats occupant les fonctions de Premier Président, de Procureur général et de Président de chambre à la Cour suprême. Il en est de même pour les magistrats exerçant les fonctions de Premier Président et de Procureur général d’une Cour d’appel».
A l’époque, lors d’une assemblée générale extraordinaire, l’Ums a pris une résolution par laquelle les magistrats marquaient leur désapprobation totale par rapport à cette réforme discriminatoire qui portait atteinte à l’indépendance de l’institution judiciaire. Malgré la levée de boucliers d’une majorité de magistrats, et de l’actuel président de l’Ums, Souleymane Téliko qui sonnaient l’alerte sur la dangerosité de cette réforme, la loi a été votée par les députés de la majorité le 5 décembre 2016. Par la suite, la loi organique n° 2017-10 du 17 janvier 2017 portant Statut des magistrats a été promulguée par le chef de l’Etat et publiée au Journal Officiel (Jo n° 6986 du 18 janvier 2017). Parmi les principaux bénéficiaires de cette réforme (relevant l’âge de la retraite pour certains magistrats), figurent trois hauts magistrats qui occupent des postes stratégiques dans l’armature institutionnelle et juridique.
Demba Kandji, président de la commission nationale de recensement des votes
Le 18 juillet 2018, le 1er Président de la Cour d’appel de Dakar a balayé d’un revers de main l’arrêt de la Cedeao du 29 juin 2018 qui balisait la voie à suivre par la Cour d’appel de Dakar (libération du député-maire, en vertu de l’article 5 du règlement de l’Uemoa, et de l’article 55, alinéa 10 du code de procédure pénale). En réalité, lorsqu’il a décidé de suspendre l’audience pour une semaine, le temps de disposer de l’intégralité de l’arrêt de la CEDEAO, Demba Kandji avait déjà pris sa décision de ne pas en tenir compte. Cette période de suspension (renvoi) a surtout été mise à profit pour harmoniser les positions entre le procureur général près la Cour d’appel de Dakar et le juge Demba Kandji, pris de court par le premier réquisitoire oral du Procureur général, Lassana Diaby favorable à une liberté provisoire de Khalifa Sall. On connaît la suite : le procureur Lassana Diaby a précisé que ses «propos ont été mal interprétés». Il n’y a guère de doute : une main invisible est passée par là. Si le procès suit son cours, c’est uniquement pour respecter les formes de la condamnation du député-maire. Au terme du procès, le juge Demba Kandji confirmera le jugement rendu en première instance par le juge Malick Lamotte.
Pour ceux qui l’auraient oublié, rappelons que Demba Kandji est également président de la Commission nationale de recensement des votes, chargé de proclamer les résultats provisoires issus des élections. Lors du scrutin du 30 juillet 2017, les procès-verbaux faisant mention de milliers d’ordres de missions non authentifiés ont été validés, permettant à la liste de Benno Bokk Yaakaar de sortir victorieuse à Dakar, contre toute attente. En février 2019, les résultats provisoires du scrutin seront donnés par le même Demba Kandji qui a contourné allégrement l’arrêt de la CEDEAO.
La loi «Badio Camara» taillée sur mesure pour le 1er Président de la Cour suprême
De nombreux acteurs ont soutenu que la réforme relevant l’âge de la retraite de certains magistrats a été taillée sur mesure pour le premier président de la Cour suprême (le projet de loi organique de la Cour suprême, qui prévoyait en son article 26, la nomination du premier président pour une durée de 6 ans non renouvelables, avait été fortement décriée). A tel point que la loi a été dénommée «loi Badio Camara». Ce n’est pas le seul traitement de faveur dont a bénéficié M. Badio Camara. On se souvient qu’en 2016, l’ancien ministre de la Justice, Sidiki Kaba avait soutenu mordicus que M. Badio Camara n’était pas assujetti à l’obligation de la déclaration de patrimoine, désavouant publiquement Mme Nafi Ngom Keïta, patronne de l’Office national de lutte contre la corruption, à l’époque. Il a été vérifié et prouvé qu’en 2015, les crédits alloués à la Cour suprême au titre du budget de fonctionnement s’élevaient à 1 milliard 677 millions 77 mille 620 francs Cfa. Dès lors, le Premier Président de la Cour suprême devait s’acquitter de son obligation de déclaration de patrimoine conformément à l’article 2 de la loi sur la déclaration de patrimoine qui dispose que «tous les administrateurs de crédits, les ordonnateurs de recettes et de dépenses et les comptables publics effectuant des opérations portant sur un total annuel supérieur ou égal à 1 milliard de francs Cfa».
En relevant l’âge de la retraite de M. Badio Camara et en le dispensant de la déclaration de patrimoine à laquelle il est assujetti, le pouvoir exécutif a créé un dangereux précédent, et placé le Premier Président de la Cour suprême, dans une situation de fragilité inacceptable, notamment lorsqu’il s’agira de rendre des décisions «décisives» pour la survie du régime de Macky Sall. Après la Cour d’appel, la prochaine étape pour le député-maire de Dakar sera le pourvoi en cassation. Au vu de tout ce qui précède, le Premier Président de la Cour suprême sera-t-il tenté de renvoyer l’ascenseur au régime, au regard des mesures favorables prises à son égard ?
Une indication claire est donnée par le pourvoi du député-maire, en date du 18 mai 2017, contre l’arrêt de la Chambre d’accusation. A l’époque, la Cour suprême avait rejeté la requête du député-maire, pour un fait anodin, le défaut de consignation d’un montant de 61 000 F Cfa, suivant les dispositions de l’article 34-2 de la loi organique, au motif que «le demandeur au pourvoi en cassation est tenu de consigner une somme suffisante pour garantir le paiement des droits de timbre et d’enregistrement…». Ce qui présage de la suite des événements. On peut le dire : la Cour suprême portera l’estocade «finale» au député-maire, pour baliser la voie à Macky Sall. Pour autant, se pose la question suivante : si la Cour suprême a rejeté une requête du député-maire, pour un vice de forme, un détail insignifiant portant sur 61 000 F Cfa, pourra-t-elle valider le procès-verbal de la Dic n°146/DIG/BAC du 2 mars 2017 qui ne mentionne pas la présence d’un conseil au moment de l’interpellation, et dont la nullité conditionne l’annulation de toute la procédure à l’encontre du maire ?
Pape Oumar Sakho, président du Conseil constitutionnel : Un rôle décisif
Lorsqu’il a été nommé à la tête de l’institution par décret 2015-905 du 26 juin 2015, M. Pape Oumar Sakho était âgé de 66 ans. Nous sommes en 2018. Cherchez l’erreur ! Un constat s’impose : entre 2016 et 2018, le Conseil constitutionnel a sauvé la mise à Macky Sall, à quatre reprises :
– L’avis-décision n°1/C/2016 (référendum de 2016) a fourni au président l’alibi pour ne pas réduire son mandat de 7 à 5 ans (confusion volontaire entretenue) ;
– L’avis-décision n°8/2017 «autorisant» le vote avec d’autres pièces que celles prévues par le Code électoral, le 30 juillet 2017, en violation de la loi (le Conseil s’est substitué au législateur) ;
– La décision n°5-E-2017 validant le scrutin faussé du 30 juillet 2017, un scrutin insincère, émaillé de fraudes, et marqué par la privation de vote de millions de Sénégalais ;
– La décision n°1/C/2018 officialisant l’incompétence du Conseil constitutionnel concernant la «conformité» à la Constitution de la loi instituant le parrainage intégral.
Ces quatre avis/décisions ont créé un énorme choc au niveau de l’opinion sénégalaise et suscité une défiance justifiée vis-à-vis du Conseil constitutionnel considéré comme une simple instance de validation juridique (caution) au service de Macky Sall. Pour avoir validé «implicitement» la loi sur le parrainage intégral, en violation du Préambule de la Constitution, le Conseil constitutionnel a créé les conditions d’un chaos électoral concernant les modalités de mise en œuvre de ladite loi. D’ores et déjà, la pagaille s’installe (la fiche de collecte n’est pas encore disponible, car le régime est désemparé au point de prévoir un discriminant pour l’authentification des signatures). Récemment, le Conseil constitutionnel s’est fendu d’un communiqué pour s’insurger des critiques formulées contre l’institution. Pourquoi en 2016, lorsque le Sénégal était sens-dessous, sens-dessus, au sujet de l’interprétation de l’avis-décision relatif à la réduction du mandat, le Conseil constitutionnel s’est-il abstenu de publier un communiqué pour préciser qu’il s’agissait d’un avis ? Pourquoi avoir refusé d’éclairer le peuple ? A qui profite ce «mutisme calculé» des Sages ? N’est-ce pas Macky Sall qui a modifié l’avis en décision ?
Le Triangle des Bermudes, c’est une zone grise, mystérieuse où de nombreux bateaux et avions viennent échouer. Suivant un agenda millimétré, le Triangle des Bermudes agit avec une redoutable efficacité : la Cour d’appel de Dakar valide les jugements rendus en première instance (condamnation pénale des potentiels candidats contre Macky Sall), la Cour suprême rejette les pourvois des requérants, et in fine le Conseil constitutionnel valide la régularité d’un scrutin, dont le processus est insincère, car biaisé (élimination de candidatures ciblées via le parrainage). Le cas Karim Wade est sous «contrôle juridique». En vertu de la fameuse théorie de l’encerclement (weur ndombo), le député-maire de Dakar se trouve entre le marteau du juge d’appel Demba Kandji (qui confirmera sa condamnation) et l’enclume de la Cour suprême (qui entérinera son élimination définitive des joutes présidentielles). Si rien n’est fait pour contrecarrer ce funeste projet de Macky Sall, il y aura un vote en 2019 (des électeurs iront aux urnes), mais pas d’élection. Juste un simulacre de scrutin.