L’UNIVERS POLITIQUE DÉSORMAIS MODELÉ PAR LES INFLUENCEURS ?
La capacité à théâtraliser les messages, les enjeux socioéconomiques et politiques détermine largement leur recevabilité, ou la réceptivité des destinataires
Ils sont célèbres dans les réseaux sociaux ; ils ont beaucoup de followers formant même une communauté virtuelle ; ils façonnent (ou s’efforcent à le faire) l’opinion de plusieurs membres de leur communauté : ce sont les influenceurs. La démocratie grecque avait ses sophistes, ces charmeurs de publics, rhétoriciens aguerris qui se vantaient de pouvoir faire tourner l’opinion dans le sens qu’ils souhaitaient. la démocratie moderne a ses communicants, ses lobbyistes, mais elle a aussi ses influenceurs.
Il y a une ritualisation de la prise de parole et de la mise en scène qui finit par les exposer (au sens commercial) comme des produits de consommation courante. Ils constituent une demande sociale, car nous vivons à l’ère de la société du spectacle et de la consommation. Sans mise en scène, l’information la plus précieuse devient ordinaire, triviale et sans intérêt pour la masse. La capacité à théâtraliser les messages, les enjeux socioéconomiques et politiques détermine largement leur recevabilité, ou la réceptivité des destinataires. Dans chaque influenceur il y a une synthèse de people et de communicant utilisant des techniques élaborées de persuasion et de « manufactuing » du consentement pour reprendre la formule de Noam Chomsky.
Les influenceurs sont devenus incontournables dans la continuation du débat dans les media traditionnels : ils donnent de l’épaisseur et de la crédibilité aux prises de position des différents leaders. Être un influenceur, c’est faire le pari de façonner et de « défaçonner » des consciences, de ternir ou de polir des images, d’ennoblir ou de rapetisser des postures. L’art de la suggestion permet de faire croire à ses followers qu’en vous suivant et en interagissant avec vous, ils expriment des points de vue qui leur sont propres. Il y a une dialectique entre le diffuseur et le récepteur des messages entre l’influenceur et sa communauté. Les followers ont besoin de se percevoir à travers un autre : je ne suis ce que je suis qu’à condition que les autres me le reconnaissent disait Sartre. Les convictions sont personnelles tant qu’elles ne sont pas partagées, magnifiées ou idéalisées : telle est la vocation des influenceurs. Ils sont des caisses de résonnance de conviction et en même temps ceux qui les suivent les renforcent et les crédibilisent.
À une époque où la vitesse et la paresse inhibent la culture de la lecture et de la recherche de l’information, les influenceurs remplissent ce vide. Ils lisent à notre place, regardent la télévision et font des synthèses faisant souvent office d’analyse. Ce que les followers recherchent à travers la fréquentation des pages ou des chaines des influenceurs, c’est le partage et la communication des convictions. La preuve que les influenceurs comptent aujourd’hui en démocratie, c’est que tous les partis et mouvements définissent une politique des influenceurs.
À défaut d’en avoir dans leurs rangs, ils n’hésitent pas à s’attacher leurs services moyennant une rémunération. Il y a même une rubrique « influenceurs » dans les budgets de campagne et toute une équipe chargée de gérer la relation entre le leader et ces influenceurs. Facebook, YouTube, Twitter, WhatsApp, TikTok, etc. sont de puissants leviers de communication avec des gourous capables de transformer des pierres en pain, de la boue en or et, inversement, de l’or enboue. YouTube par exemple est un media où le premier enjeu n’est pas la qualité du message, mais la quantité d’émotions qu’il suscite. Susciter des émotions est l’objectif, car il s’agit d’un media dont la rémunération dépend du nombre de vues. Les leaders politiques et les influenceurs font dans ce sens du gagnant-gagnant. En effet, les premiers donnent des mots d’ordre dans les groupes pour le maximum de partages et de commentaires, ce qui booste considérablement la chaine YouTube. Inversement, le fait que ce que dit le leader ou ce qui est dit sur lui fasse le tour du monde avec autant de vues, de likes et de partages contribue à crédibiliser ou légitimer le leader politique. Les influenceurs usent et abusent de leur notoriété pour s’attaquer à des hommes politiques, des leaders d’opinion, d’autres influenceurs ou lobbyistes dans le but d’ouvrir un boulevard pour un autre. Il n’est pas rare de les voir endosser des combats qui ne sont guère les leurs, de prendre parti dans un conflit entre privés. Il est évidemment plus facile de s’imposer comme influenceur lorsqu’on a fini de faire ses premières armes dans des luttes d’intérêt social, national et patriotique.
La crédibilité se conquiert dans le type de défis relevés ou affrontés ; il ne faut donc pas s’étonner de voir les activistes être dans toutes les sauces. Ils sont omniprésents dans la rue ou à défaut, dans les réseaux sociaux. YouTube est en lui-même un univers politique où il faut être compétitif ou disparaître dans le gouffre de la solitude. La compétitivité dans ce media réside dans l’innovation et la créativité. Le choix des thèmes, des invités, les montages vidéo, les appels en directs, les distractions à l’intérieur du direct, etc. sont des leviers d’accélération de l’attractivité de la chaine. C’est dans ce flot de messages, de sons et d’images que l’influenceur distille ses informations qu’il souhaite véhiculer.
Et comme un ensemble de cercles concentriques, chaque influenceur peut influencer d’autres influenceurs, les inviter dans son medium et reproduire leurs publications. Tout est finalement une question de réseaux dans lequel l’homme politique est exposé (comme une marchandise), expliqué, sublimé ou absous de tous péchés ou accablés de toutes parts. Un adage venu de l’université d’Oxford prétend que dans les réseaux sociaux, les gens ne partagent pas des faits, ils partagent des émotions. Le terme consacré semble d’ailleurs être le partage social des émotions : la diffusion de celle-ci les rend collectives (contagieuses) et transcendantes (obligatoires). L’homme politique qui n’ose pas fréquenter certains niveaux de langage et de confrontation, délègue ce risque aux influenceurs. L’amour, la haine ; la joie et la tristesse ; la colère et la sérénité concernant le leader politique sont décidés, décrétés par les influenceurs. Parler en bien, apprécier, prolonger, enrichir les propos, la vision, les actes du leader, c’est faire preuve d’objectivité, de patriotisme, de droiture, d’intelligence, de crédibilité.
À l’inverse, critiquer ce leader, ne pas être d’accord avec lui, contrarier sa vision, ne pas adhérer à sa conception des choses, c’est être jaloux, méchant, médiocre, haineux, c’est manquer de crédibilité ou chercher le buzz. On fait tout pour déplacer le rationnel du côté de l’émotionnel parce qu’on est conscient que les émotions se propagent et se partagent mieux et plus vite que les idées. Les influenceurs ne sont pas des activistes purs, des intellectuels et meneurs de foules qui s’activent pour la noblesse en soi, ils fonctionnent parfois comme des « tueurs à gage » ou des publicitaires chargés de faire ou de défaire l’image de l’homme politique. C’est connu, il est plus difficile de lutter contre des passions que contre des idées, mais il est également plus facile de pénétrer les foules et la conscience collective par des émotions que par les idées.
Tout le monde peut, en effet, sentir, aimer haïr, etc. L’image de l’homme politique est ainsi vendue ou décrédibilisée sur le terrain des émotions de sorte que ce sont ses positions qui sont imposées comme sujets de choix des débats. Les questions sociétales, les problèmes économiques et politiques et les enjeux diplomatiques gravitent autour de la personnalité faite ou surfaite du leader mis en orbite. La boussole d’une démocratie semble être l’opinion, c’est pourquoi tout hommes politique, qu’il le dise ou nom, travaille à façonner ou manipuler l’opinion. Ils n’ont plus besoin de « se salir les mains », les influenceurs les dispensent d’un tel labeur. Au Sénégal, les influenceurs les plus en vue sont aujourd’hui du côté de l’opposition et sont plus précisément dans les sphères proches du champ gravitationnel judiciaires du leader de Pastef.
L’ACTION DES INFLUENCEURS EST OMNIPRÉSENTE : SUR FACEBOOK, COMME DANS LES MEDIA
traditionnels, leur aura est au service des causes citoyennes, ils se définissent comme des apôtres de la vérité et de la vertu. Mais ils travaillent également à consolider ou à crédibiliser à critiquer ou à flétrir selon la position de l’homme politique qu’ils ont choisi ou qui les a choisis. Faire un live sur Facebook suffit à certains pour déclencher une avalanche de commentaires et de partages ou encore des contre-post et la toile se déchaine, l’information ou l’évènement devient virale. Ce n’est pas pour rien que certaines mauvaises langues qualifient les influenceurs de « courtiers politiques » : ils sont capables de faire au diable une réputation de saint et de celui-ci une réputation de diable. La logique voudrait que les hommes politiques soient les locomotives dans la production de l’information, mais aujourd’hui, ce sont les activistes et influenceurs qui mènent la danse.
Du côté du gouvernement aussi on dépense beaucoup de ressources pour avoir une présence dans les réseaux sociaux. On a même sorti une très grosse artillerie et des méthodes parfois très éloignées de l’orthodoxie.
De faux compte, des photos de profils de belles femmes, des promesses d’audience, et toutes sortes de manigances sont utilisés pour appâter des followers. Les influenceurs sont parfois de véritables stars des réseaux sociaux : la diversité de leurs sujets et leur promptitude à relayer les informations ou vidéos sensationnelles font qu’ils s’imposent comme des maitres-à-danser de l’opinion. N’importe quel sujet devient important dès qu’il est traité, commenté, liké et partagé de façon virale dans les réseaux sociaux. Les influenceurs ne s’y trompent donc pas : la quête du scandale devient leur jeu favori. Le propre de la société de consommation, c’est que plus une idée ou une information trouvent un public suffisamment large pour la relayer, davantage elle acquiert légitimité et pertinence. La conséquence de cette omniprésence et quasi omnipotence politique des influenceurs est l’effervescence infertile du débat politique.
L’univers ou l’élément de prédilection de l’influenceur, c’est l’ébullition du champ politique par le fait que n’importe quelle idée y est débattue parce qu’elle a des relayeurs. L’explosion du champ sémantique est l’ennemi de la délibération saine en démocratie, car les citoyens n’ont plus besoin de comprendre pour participer au débat. Dans la Grèce antique tout le monde n’avait pas accès au débat sérieux dans l’Agora ; et même ceux qui y participaient adhéraient au principe selon lequel la seule condition pour qu’une idée soit valable, c’est sa capacité à résister à la critique et à se justifier par une argumentation convaincante. Il n’y a pas de place pour les arguments d’autorité dans un débat intellectuel, une idée est légitime si elle a les moyens d’emporter l’adhésion de la communauté scientifique par sa clarté et sa cohérence.
Aujourd’hui nous avons une démocratie d’opinion, mais le caractère futile de celle-ci est laporte ouverte à toutes les manipulations. Les faiseurs d’opinion sont des accoucheurs de folie : plus les passions sont suscitées par un évènement ou une actualité plus elle est cotée dans le marché de l’opinion. C’est tout naturellement donc que les hommes politiques se moulent dans cet univers ainsi modelé par les influenceurs. La production d’idées et de programmes la confrontation des idées et des programmes est une entreprise difficile à tenir dans le long terme.
Les fluctuations en politique sont parfois brutales, cruelles et fatales pour la pérennité d’une carrière politique. C’est pourquoi trouver des guerriers capables d’occuper le terrain de propager ses idées alors qu’on est derrière est une stratégie qui peut être payante. On est donc exempté de la nécessité d’affronter les aléas d’une communication outrancière et des répliques permanentes. Certains hommes politiques occupent le devant de la scène comme des héros de guerre, mais la plupart du temps, il s’agit d’un front de guerre déminé, déchiffré et aplani par les influenceurs. Leur irruption massive dans la démocratie et leurs ressources communicationnelles restent cependant des sujets à explorer par la sociologie des media, la science politique et la psycho-sociologie.