MILLE RAISONS DE GRACIER KARIM WADE…
Il est de notoriété publique que les grands dignitaires religieux de Touba, de Tivaouane, de Ndiassane, entre autres, jusqu'au chef de l'Eglise catholique, ont demandé au Président Macky Sall d'accorder la grâce aux condamnés
La libération de Karim Wade et de ses compagnons de fortune et/ou d'infortune, par le biais d'une grâce accordée par le Président Macky Sall, suscite naturellement des réactions diverses. Je fais partie des personnes qui considèrent que le chef de l'État avait toutes les raisons d'user, en faveur de ces condamnés, de sa prérogative constitutionnelle exclusive que constitue le droit de grâce. La question n'est plus seulement d'invoquer les circonstances de leur emprisonnement. Nous avons souvent croisé le fer avec Karim Wade et le journal Le Quotidien a toujours été à la pointe du combat pour la traque des biens mal acquis. Mais on peut nous reconnaître une certaine constance d'avoir battu en brèche les circonstances inéquitables du jugement de Karim Wade et de ses acolytes par la Cour de répression de l'enrichissement illicite (Crei).
Nous avions estimé que les conditions de la procédure devant la Crei n'étaient nullement conformes à l'idée que nous nous faisons d'un procès juste et équitable (voir notamment Le Quotidien du 15 décembre 2014 et du 26 octobre 2015). Aussi, nous avons plaidé que les détenus qui étaient gravement malades et dont l'état de santé était dûment décrit par des experts médicaux comme mettant en péril leur vie devaient être autorisés à se soigner dans les conditions optimales (voir Le Quotidien du 11 août 2014 et celui du 14 juillet 2015). Il faut dire que ces prises de position n'avaient pas manqué de nous valoir des incompréhensions ou même des procès d'intention.
Il n'est pas nécessaire alors de rabâcher les arguments contre la Crei, mais il est question de se demander si Macky Sall pouvait continuer de laisser Karim Wade et compagnie en prison. La réponse est assurément négative à divers points de vue. Tout le monde peut concéder au président de la République une attitude conforme aux principes républicains qui consistaient à laisser aux instances judiciaires toute la plénitude de leurs prérogatives, de leurs compétences et de leurs actions dans le cadre du traitement judiciaire des procédures liées à la traque des biens mal acquis. Les juges ont rendu librement les décisions qu'ils ont voulu rendre et pour certaines, il faut encore le rappeler, contre l'avis ou la volonté du pouvoir exécutif. Le Parquet a eu alors à épuiser tous les moyens et voies de recours à sa disposition, avant que lesdites décisions devinrent définitives. Un bel exemple de cet état des choses reste le traitement de la fameuse affaire "Aïda Ndiongue".
En dépit de nombreuses alertes, jusque dans les médias, sur la tournure que cette affaire allait fatalement prendre du fait du traitement peu orthodoxe de cette procédure par les instances judiciaires, le chef de l'État a observé la justice faire son travail. Il n'a certainement pas de mérite particulier pour cela, car il était dans son rôle. Seulement, il était obligé, au bout du compte, de faire contre mauvaise fortune bon cœur pour accepter des décisions judiciaires qu'il ne partageait certainement pas. Alors, dans un dossier quelconque, quand Dame justice aura fini son travail, pourrait-on dénier à une autre institution républicaine d'user de son pouvoir constitutionnel discrétionnaire ?
Par exemple, le juge Maguette Diop, président de l'Union des magistrats sénégalais (Ums), s'était senti obligé de recadrer le débat pour dire que la Magistrature n'avait point d'opinion à exprimer sur la prérogative constitutionnelle du président de la République d'accorder une grâce à un condamné. Seulement, d'autres voudraient emprunter le mauvais chemin de la contestation. Dès lors qu'on reconnaît aux juges le droit de condamner, d'acquitter ou de relaxer en vertu de leurs prérogatives constitutionnelles, on devrait admettre au président de la République son droit constitutionnel de pouvoir accorder la grâce (voir Le Quotidien du 15 décembre 2014). Ce droit de grâce a toujours été appliqué à des personnes condamnées au Sénégal, qui pourtant ne remplissaient pas toujours aussi parfaitement que Karim Wade les conditions d'éligibilité à la grâce.
Alors, la question qui se pose est de savoir pourquoi Karim Wade, qui ne devrait certainement pas avoir plus de droits que les autres Sénégalais, devrait-il avoir moins de droits que tout autre citoyen de ce pays. Il s'y ajoute que le fils de Abdoulaye Wade a beau être le symbole le plus achevé de la traque des biens mal acquis, le fait qu'il ait été la seule personne à être passée à la trappe lui donnait une image de victime d'un acharnement ou d'un règlement de comptes politiques. Cette situation inéquitable a beaucoup gêné des proches du Président Sall. Il apparaît également curieux que certaines personnes ou organisations de la société civile qui s'étaient insurgées contre la Crei du fait de ses procédures inappropriées dans un régime d'État de droit s'offusquent maintenant qu'une grâce soit accordée à Karim Wade. Cette mesure ne corrigerait-elle pas, en quelque sorte, une injustice ou ne participerait-elle pas à rétablir, plus ou moins, une personne dans ses droits bafoués ?
La question de la légitimité de cette grâce ainsi posée, interrogeons-nous sur les enjeux. Relisons le décret qui stipule la grâce à Karim Wade, Bibo Bourgi et Amadou Samba Diassé. Un nom manque à l'appel, c'est celui de Pape Mamadou Pouye, lui aussi condamné dans la même procédure. Ce condamné n'a pas bénéficié de la même mesure, simplement parce qu'il avait préalablement bénéficié, quelques semaines auparavant, sans tambour ni trompette, d'une décision de libération conditionnelle accordée par le juge d'application des peines. Cette décision produisant les mêmes effets que la grâce sur la condamnation pénale, il serait superfétatoire de lui accorder une grâce présidentielle. L'enseignement qu'il convient de tirer de cela est que si Pape Mamadou Pouye a pu se débrouiller avec ses arguments, ses astuces ou ses moyens jusqu'à obtenir la libération par un juge d‘application des peines, force devrait être de reconnaître que Karim Wade ou Bibo Bourgi ou Amadou Samba Diassé pourraient, chacun, emprunter les mêmes voies. Surtout un Karim Wade qui a purgé plus de la moitié de la peine qui lui a été infligée.
Devant une telle situation, peut-on s'imaginer que le Président Macky Sall resterait sans réaction aucune, sans prendre l'initiative pour chercher à contrôler la situation en sa faveur et s'éviter ainsi le risque de se voir obligé de constater une libération de Karim Wade qu'il n'aurait pas inspirée, voulue ou organisée ? Le cas échéant, quel gain politique pourrait-il en tirer ? Ce serait plutôt un véritable camouflet pour lui. Encore une fois, dans l'affaire Aïda Ndiongue, le chef de l'État avait beau vouloir se montrer intransigeant, il était bien obligé d'accepter les décisions scandaleusement suspectes des juges.
Sur un autre registre, toutes les autorités religieuses et morales du Sénégal se sont immiscées dans le règlement de l'affaire Karim Wade et compagnie. Il est de notoriété publique que les grands dignitaires religieux de Touba, de Tivaouane, de Ndiassane, entre autres, jusqu'au chef de l'Eglise catholique, ont demandé au Président Macky Sall d'accorder la grâce aux condamnés. Le chef de l'Eglise catholique, monseigneur Benjamin Ndiaye, qui avait habitué son monde à plus de circonspection, a même eu à rendre une visite à Karim Wade en prison.
Le khalife général des mourides, Cheikh Sidy Mokhtar Mbacké, avait envisagé de faire de même. Il avait fallu beaucoup d'entregent pour l'en dissuader. Si le khalife des mourides s'était présenté un petit matin devant la porte de la prison de Rebeuss et que Karim Wade ne sortait pas ce jour-là, Macky Sall se serait mis à dos toute la communauté mouride. C'est cela la réalité du Sénégal. Et si jamais le chef de l'État baissait la garde en le faisant sortir de prison dans ces conditions, tous les objecteurs de conscience diront qu'il s'est plié devant les religieux. Diantre !
Quel chef d'État fermerait-il les yeux devant une telle pression et se mettrait dans une situation qui lui échapperait, quand on sait le poids social et politique de ces autorités religieuses ? N'importe qui serait à la place de Macky Sall anticiperait sur de pareilles situations. Le bon sens politique serait de transformer de telles difficultés en opportunités. D'ailleurs, peut-on reprocher à quelqu'un de s'enlever une épine du pied ? Ils sont nombreux, les autorités religieuses et coutumières, les hommes politiques ou les citoyens lambda qui ont écrit au chef de l'État pour demander la grâce en faveur de Karim Wade. Le chef de l'État disait attendre que toutes les procédures judiciaires soient terminées pour avoir les coudées franches. Il n'a plus d'alibi dès l'instant que même les procédures d'exécution ont été engagées.
Ainsi, en attendant le moment qu'il juge opportun pour user de son pouvoir de grâce, le Président Macky Sall apparaît devant ces autorités religieuses et morales comme ayant satisfait leurs demandes insistantes. On nous dira qu'il faudrait que l'État se départît de certaines entraves. Soit ! Mais l'histoire des institutions politiques enseigne qu'aucun régime politique n'a survécu en ignorant l'influence et le poids de la religion dans la société.
De toute façon, la jurisprudence de la demande de grâce par des tiers est bien connue. Le Roi Hassan II du Maroc avait demandé et obtenu du président de la République française, Jacques Chirac, la grâce en faveur de Omar Raddad. Au Sénégal, le Président Wade par exemple avait pris prétexte d'une demande formulée par Madiambal Diagne pour libérer le jeune militant socialiste Malick Noël Seck. Ce dernier n'avait certainement rien demandé à qui que ce soit.
Une autre pression, et non des moindres, exercée sur le Président Macky Sall, reste celle de ses pairs chefs d'État. Nombre d'entre eux projetaient le sort de leurs propres progénitures sur celui de Karim Wade, sans compter les relations personnelles que certains d'entre eux pouvaient avoir avec Karim Wade ou son père Abdoulaye Wade. Macky Sall passait devant nombre de ses pairs comme le mouton noir, celui qui restait insensible aux sollicitations répétées de ses homologues. Pouvait-il continuer dans une telle posture, surtout qu'il pourrait être amené à avoir besoin de l'aide ou de la collaboration de certains autres dirigeants du monde dans le traitement de quelques dossiers économiques ou diplomatiques du Sénégal ?
Il demeure une autre dimension subjective à ne pas occulter. Qui peut croire un seul instant que le Président Macky Sall, vu son compagnonnage avec Abdoulaye Wade et peut-être avec Karim Wade même, a pu dormir du sommeil du juste pendant tout le temps que Karim Wade était en prison ? Un chef d'État est-il un robot sans cœur ou un être quelconque avec un cœur en pierre ? Le Président François Hollande avait promis, à sa prise de pouvoir en France, qu'il n'userait pas de son pouvoir d'accorder la grâce. Seulement, pris de compassion pour Mme Jacqueline Sauvage, meurtrière d'un époux qui lui a pourri la vie, le Président Hollande a consenti à lui accorder la grâce. "Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes", disait Corneille.
Macky Sall a ainsi invoqué des raisons humanitaires pour accorder la grâce à Karim Wade et à ses compères. S'il arrivait un événement heureux ou malheureux dans la famille du Président Wade, le Président Macky Sall pourrait-il s'y associer pendant que Karim Wade gardait encore prison ? Quand Me Alioune Badara Cissé, fraîchement nommé médiateur de la République, avait réfléchi à haute voix sur une telle éventualité, le Président Abdoulaye Wade s'en était un peu amusé pour dire : "C'est bien vrai ce qu'il dit, mais s'il avait la culture du Kayoor (Ndlr : Une province traditionnelle du Sénégal réputée pour ses sagesses populaires), il ne l'aurait pas dit publiquement." Macky Sall avait toujours été accusé de chercher à assouvir une vengeance personnelle contre Karim Wade, mais la décision de grâce l'absoudrait totalement de ce péché.
Il y a lieu de souligner que Karim Wade s'est montré chevaleresque dans cette affaire et a tout fait pour faciliter au Président Macky Sall les conditions de la prise de décision de la grâce. Il a fermement refusé la surenchère que certains de ses proches semblaient vouloir faire. Karim Wade devrait savoir par ailleurs que ce n'est pas tout le monde au sein du Pds qui souhaitait sa libération. Il reste que Karim Wade s'est révélé bien disposé à envisager l'avenir sous de bons auspices de dépassement et de réconciliation. Sa première déclaration, après son élargissement de prison, le montre éloquemment.
On pourrait néanmoins nourrir des appréhensions quant à l'exercice politiquement périlleux auquel le Président Sall vient de se livrer. Coup de poker ou manœuvre politique bien réfléchie ? On peut lui reconnaître un certain sens de l'initiative pour imposer ou impulser une recomposition politique en vue de conforter son régime. La libération de Karim Wade pourrait déplaire fortement à certains challengers du Président Macky Sall. La démarche s'avèrera-t-elle pertinente ? On peut en discuter, mais il reste qu'il faudrait reconnaître à Macky Sall de n'être pas un naïf ni un nigaud, autrement il ne serait pas arrivé au niveau où il a réussi à se hisser. Dans tous les cas, ce sera de sa propre responsabilité s'il se brûle les doigts.