LA REPRESSION N’EST PAS LA SOLUTION AU DEPART DES JEUNES
«Ce sont des hommes et des femmes courageux qui essaient de gagner leur vie et ils ne devraient pas être traités comme des délinquants ou des fauteurs de trouble». Koffi Annan, ancien Secrétaire général des Nations Unies
«Ce sont des hommes et des femmes courageux qui essaient de gagner leur vie et ils ne devraient pas être traités comme des délinquants ou des fauteurs de trouble». Koffi Annan, ancien Secrétaire général des Nations Unies
De prime abord, je voudrais, à l’entame de ces lignes, m’incliner devant la mémoire des personnes disparues en mer et marquer ma compassion aux familles des disparus. Dans la même veine, m’acquitter d’un sentiment de gratitude et de reconnaissance à la suite des réalisations enregistrées par l’Etat du Sénégal en matière de financements de projets, d’emploi et d’insertion des jeunes et des femmes. Il y’a des efforts qui ont été consentis. Des réalisations ont été faites. Il ne faudrait pas le nier. Il faut l’admettre et le reconnaitre. Autrement, ce serait faire preuve de déni et d’abstraction des tous les efforts, énergies et moyens (humains, matériels et financiers) qui ont été mobilisés. Quand bien même, cela n’empêche de mettre le curseur sur les insuffisances et manquements notés et qui empêchent d’engendrer des résultats à la hauteur des investissements. Cela ne pourrait être utilisé pour légitimer les départs «irréguliers» des jeunes, défiant froid et vague pour rejoindre l’Europe. Cela dit, Excellence, Monsieur le Président de la République, en dépit de tous les efforts, il serait regrettable de vous entendre promouvoir la «répression» comme alternative au départ des jeunes à partir du Sénégal. Engager plutôt les forces de défense et de sécurité, les ministères cibles, le gouvernement à «encadrer» la migration et non de la «neutraliser». Ce n’est pas possible et vous n’êtes pas sans savoir non plus que personne ne peut arrêter la mer avec ses bras. D’ailleurs, vous l’avez bien compris. Si bien que par décret présidentiel du N°2020-2393 du 30 décembre 2020 vous avez institué le Comité interministériel de lutte contre la migration clandestine (CILEC). Quoiqu’on ne soit pas d’accord sur l’utilisation inappropriée du terme péjoratif «clandestin». Rattaché au cabinet du ministre de l’Intérieur et composé de plus d’une vingtaine d’entités, le Cilec a pour mission : l’élaboration de la Stratégie nationale de lutte contre la migration irrégulière (SNLMI) et son plan d’action opérationnel et le suivi de sa mise en œuvre en rapport avec toutes les entités concernées. A cet effet, il convient de rappeler, pour cette première mission, que le travail a été fait et la stratégie nationale, ainsi que son plan d’action ont été validés politiquement depuis le 27 juillet dernier. Elle est articulée autour de 5 axes stratégiques dont la prévention, la gestion des frontières, les mesures de répression, l’aide, l’assistance et la protection, le retour et la réinsertion des migrants.
Bien qu’ayant pris service effectivement le 18 Novembre 2021, le Cilec a compris dans l’élaboration de la stratégie nationale que la répression ne pouvait être mise en avant. Excellence, Monsieur le Président de la République, vous vous rendrez compte que la prévention est le premier axe stratégique de cette stratégie. Mais pour prévenir un phénomène dit «irrégulier», à la fois complexe et contingent, il faut bien se baser sur un document stratégique de gouvernance à l’image de ce que le PSE est pour le Sénégal. C’est ce qu’un document de politique nationale de migration devrait être pour mieux aider à la gouvernance et à la gestion de la migration de manière inclusive et participative. Hélas ! Le Sénégal n’en dispose toujours pas. Et, pourtant Monsieur le Président, ceci est une urgence au regard de l’importance que vous portez à cette question. Le 23 Août dernier, sous l’égide de la primature, le document que les acteurs jusque-là s’accordaient à dire qu’il était obsolète a été revu et mis à jour avant d’être validé une deuxième fois techniquement. Depuis lors, on n’attend que les choses. Mais, ça cloche toujours quelque part. Au regard de la propension des jeunes à partir, l’adoption d’un tel document ne devrait pas trainer sinon devant passer en urgence et enchainé avec sa mise en œuvre concrète. On se félicite déjà de la disposition d’une SNLMI. Néanmoins, depuis son adoption, le 27 juillet 2023. Qu’est-ce qui a été fait dans la mise en œuvre ? Monsieur le Président, c’est la question à se poser, ensuite demander un bilan d’étape avec tous les acteurs impliqués pour avoir une situation.
Aussi faudrait-il songer à convoquer en urgence des concertations régionales, nationales, ensuite interministérielles pour faire un état et savoir par quel bout tenir afin de minimiser les départs irréguliers des Sénégalais vers l’Europe. Monsieur le Président de la République, vous n’êtes pas sans savoir que le Sénégal est champion du pacte mondial. Pourtant, c’est ce même pacte mondial qui milite en faveur de la migration, sûre, ordonnée et régulière. Dans la même veine, l’objectif de développement durable 10.7 promeut la facilitation de «la migration et la mobilité de façon ordonnée, sans danger, régulière et responsable, notamment par la mise en œuvre de politiques de migration planifiées et bien gérées». De même, suivant l’Agenda 2063 de l’Union Africaine, le Cadre de politique migratoire pour l’Afrique préconise entre autres actions stratégiques de «fournir l’accès à des informations précises sur la migration de main-d’œuvre avant le départ et après l’arrivée, y compris les conditions d’emploi, les recours et l’accès aux conseils juridiques en cas de violation». Par conséquent, Excellence Monsieur le Président, la priorité doit être plus l’encadrement et la gouvernance de la migration et non la répression par la neutralisation des départs irréguliers. Osons et acceptons de parler de la migration régulière. C’est ce qu’il faut. Parler de la migration régulière suggère d’aider et d’accompagner ceux qui veulent voyager à le faire dans les conditions légales, de revoir la coopération qui nous lie avec certains Etats de l’Union européen, de travailler sur l’effectivité de la libre circulation des personnes et des biens dans l’espace CEDEAO. C’est aussi de mettre en avant les projets et programmes mis en place par l’Etat et le gouvernement, promouvoir la fluidification des processus pour éviter les lenteurs et lourdeurs administratives. Accepter de parler de la migration régulière, c’est accepté d’engager le débat, d’aller vers des consultations et de mettre les parents devant leurs responsabilités. On doit en parler Excellence Monsieur le Président.
Tout comme en Europe et partout ailleurs, la question de la migration occupe les débats malgré qu’elle ait une politique depuis plusieurs années restrictives, de choix et l’externalisation de ses frontières qu’elle sous-traite à des Etats africains. Au Sénégal, la migration ne doit pas être un tabou. Elle doit se discuter. Elle n’est pas mauvaise aussi bien pour les pays de départ, d’accueil en passant par les pays de transit. Seulement, elle doit être bien gérée pour qu’elle puisse être rentable et profitable à tous. Avant vous, le ministre de la Jeunesse avait annoncé une grande offensive de l’Etat pour, dit-il, «stopper» les vagues de départs. Il n’est pas possible de stopper les départs. Il faut en être conscient et agir en conséquence. Comment vouloir travailler à stopper un phénomène qui date depuis la nuit des temps si on peut aider les gens à voyager régulièrement ? En attendant, les autorités espagnoles indiquent plus de 8 500 arrivées sur leur sol. Tout en qualifiant de «record». Plus de 23 000 personnes auraient débarqué au niveau de l’archipel espagnol, depuis janvier d’après les sources espagnoles. Soit une hausse de près de 80% par rapport à la même période de l’an dernier.
Par ailleurs, Excellence Monsieur le Président de la République, vous n’êtes pas sans savoir que la migration est au centre du discours politique en Afrique comme dans une grande partie du reste du monde (Europe), en témoigne l’adoption de deux pactes mondiaux : le Pacte mondial pour les réfugiés et le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (Pacte mondial sur les migrations), qui cherchent à aborder la mobilité humaine de manière plus globale. Toutefois, il faut noter et retenir qu’il y’a une multitude d’idées fausses, de mythes et de craintes qui persistent autour de la migration, notamment de l’Afrique vers l’Europe. Quelques raisons pourraient être relevées pour expliquer les déformations qui caractérisent le récit sur la migration en Afrique. Le Rapport sur la migration en Afrique de remettre en question le récit renseigne : «La plupart des migrants africains ne traversent pas les océans, mais plutôt les frontières terrestres de l’Afrique ; 94 % de la migration africaine à travers les océans prend une forme régulière ; et la plupart des migrants dans le monde ne sont pas africains. L’Afrique représente 14 % de la population migrante mondiale, contre, par exemple, 41 % en provenance d’Asie et 24 % d’Europe». Ces chiffres renforcent la nécessité de raconter à nouveau l’histoire qui concerne en grande partie les migrations intra-africaines, contrairement à la terrible impression sensationnaliste de la migration irrégulière de l’Afrique via la Méditerranée. Qu’ils soient pays de départ, de transit ou encore d’accueil, aucun pays n’échappe à la migration et des enjeux qu’elle pose. Avec l’extrême médiatisation du phénomène, elle est considérée comme un des principaux défis du XXIe siècle.
A la lumière de tout ce qui précède, Excellence, Monsieur le Président de la République, je ne doute point que vous comprenez aisément la complexité et les enjeux que pose la migration à la fois pour les dirigeants européens, mais aussi africains. Par ailleurs, conscient qu’il faut accompagner les gouvernements à mieux adresser la question, l’organisation internationale pour les migrations (Oim) a mis au point un outil de gouvernance : «Les Indicateurs de Gouvernance de la Migration (IGM)». Cet outil aide les gouvernements, sur demande, à faire le point sur leurs politiques et stratégies migratoires afin d’identifier les bonnes pratiques et les aspects qui pourraient être renforcés. En mettant l’accent sur l’appropriation gouvernementale du processus, les IGM aident les gouvernements aux niveaux national et local à améliorer progressivement leurs structures de gestion des migrations. Je vous recommande plus cela en lieu et place de donner injonction pour une neutralisation des «départs». «La migration, un phénomène positif et irrépressible» Kofi Annan ; 2004 ; Mexique.
Moussa S. DIALLO
Journaliste, Spécialiste en Migration Auteur Ancien Président de l’AJMS
hp3verseau@yahoo.fr