NOS INSTITUTIONS, RAVISSEUSES DE LA DÉMOCRATIE
Nos institutions ont un A.D.N. anti-démocratique. Elles sont généralement créées pour contrôler les citoyens, s’imposer à eux, et non pour être à leur service
La démocratie est un bienfait. Elle est juste entourée de mauvais amis. Tout le monde se revendique d’elle, du dictateur le plus inhumain au candidat le plus opportuniste. C’est la voix du Peuple, cette réalité si tangible, faite d’esprit, de chair et d’os ; qui pourtant, aux yeux de certains, n’est qu’un mythe, une masse anonyme, du vide.
Dans nos pays, nous ne vivons pas encore la démocratie. C’est une terre promise qui, hélas, peut paraître lointaine. Certains désespèrent même de la rencontrer un jour. Ce qui a de quoi meurtrir les plus illustres de nos devanciers qui auront combattu toute leur vie pour nous faire voir ce jour. Je pense notamment à Solomon Malhangu, 23 ans, pourfendeur de l’apartheid, et auteur de ces mots lors de sa pendaison en 1979 par le gouvernement sud-africain : « Mon sang arrosera l’arbre de la liberté. »
La démocratie n’est pas hors de portée de l’Afrique, ni un objectif auquel nous devons renoncer pour accéder à quelque bien-être. Dans son érudition raciste, Jacques Chirac prétendait sur les ondes de RFI, à Abidjan, le 26 février 1990, que « le multipartisme est une sorte de luxe que ces pays en voie de développement n’ont pas les moyens de s’offrir. » En vérité, la démocratie, denrée de première nécessité, fait l’objet d’une confiscation, d’un détournement : au même titre que les ressources humaines et naturelles de notre continent.
L’expression « jeu démocratique » prend un tout autre sens sous nos cieux. Il ne s’agit pas là d’un mécanisme de distribution du pouvoir, d’auto-régulation, mais d’une comédie, d’un cirque, ayant pour apogée la tenue des élections. Celles-ci, approuvées par des cohortes d’« observateurs internationaux », nous font valoir des félicitations paternalistes dès lors qu’il y a eu « peu de morts », « peu de violences », et des fraudes moins flagrantes.
S’appropriant ce manque d’exigence, les élites économico-politiques africaines poursuivent l’asservissement de leurs compatriotes sans difficulté. Elles manient à la perfection les éléments de langage de la démocratie, comme si elles la vénéraient : alors qu’elles sont les premières à la détester, la dévoyer, l’anéantir.
Nos institutions sont aujourd’hui les armes les plus redoutables dressées contre la démocratie. Jouissant d’une présomption de légalité, sous couvert du manteau régalien, les institutions infligent les injustices avec la même cruauté. Elles existent, sont dotées de chartes honorables, fonctionnent avec des budgets colossaux, dans un brouillard organisé et avec une goût prononcé pour la répression (physique ou judiciaire : accusations d’offense ou de discrédit des institutions). Si la démocratie se résumait aux textes, aux discours et aux professions de foi, un pays comme le Sénégal allait être modèle irréprochable.
Nos institutions ont un A.D.N. anti-démocratique. Elles sont généralement créées pour contrôler les citoyens, s’imposer à eux, et non pour être à leur service. La notion de service public est vide dans la plupart de nos Pays. Ceux qui sont censés être les destinataires ou interlocuteurs principaux de ces institutions sont les derniers à être pris en compte, à être considérés. C’est pourquoi ces institutions continuent d’employer des langues coloniales minoritaires que les usagers ne comprennent pas. C’est pourquoi les institutions continuent de rester silencieuses sur leurs propres missions, se font injoignables (qui pense appeler la police ou les pompiers en cas d’urgence ?), et ne se remettent pas en cause quand la majorité des citoyens ignorent leur existence.
La discrimination linguistique n’est pas l’unique moyen de faire étouffer l’embryon de la démocratie par les institutions. Avoir une assemblée nationale, un conseil constitutionnel, des magistrats, des corps de contrôle, n’est hélas pas une garantie absolue contre l’injustice et les excès de pouvoir. Quand il est possible pour un politicien de faire et défaire les carrières au sein des institutions, quand l’exécutif peut faire des incursions dans tous les autres pouvoirs sans difficulté, toute l’architecture devient vulnérable. Le risque devient réel que ces institutions ne soient jamais incarnées par des femmes et hommes de conviction, mais qu’elles soient factices et conduites par des arrivistes capables de toutes compromissions. Ainsi se retrouve-t-on avec des parlements aux ordres, prêts à applaudir à toutes les dérives, pourvu que ce soit leur leader qui parle. Ainsi voit-on des forces de l’ordre et de sécurité, en uniforme ou accompagnées de nervis, gifler des citoyens, casser des vitres de voitures ou défoncer des portes de maisons en tout zèle. Ainsi finit-on par comprendre qu’un arbitrage impartial attendu des juges suprêmes est une quête perdue d’avance.
Les institutions compromettent la démocratie d’autant plus que les commandes auxquelles elles doivent répondre sont nombreuses et variées. L’influence étrangère, celle des anciennes « puissances » coloniales notamment, est une partie à part entière. Dans l’esprit de nombreux prétendants aux présidences africaines, recevoir l’onction de ces « puissances » étrangères est une condition sine qua non. En Afrique de l’Ouest, les ambassades françaises ne désemplissent pas. Des profils mal ambitieux, en quête de nominations par leurs gouvernements, s’y bousculent. Spectatrice de ce ballet dégradant, la population comprend que ceux à qui elle a confié le pouvoir pour commander n’ont rien d’autre à faire que jouer les petits valets. Dans nos agendas institutionnels figurent ainsi tous les intérêts du monde, sauf les nôtres. Quand le président décide, nous doutons qu’il pense à nous. Quand il s’exprime, nous savons qu’il nous faut nous abonner à des médias étrangers pour l’entendre.
L’attitude honteuse de la Cédéao illustre à merveille ce dévoiement ou aliénation de nos institutions. Restée silencieuse face au troisième mandat anticonstitutionnel d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, face aux emprisonnements et répressions meurtrières du régime de Macky Sall, face aux refus répétés du Sénégal d’exécuter les décisions de la Cour de justice de la communauté, la Cédéao veut aujourd’hui embraser la sous-région, malgré l’opposition de nos populations. Derrière les déclarations de guerre d’Alassane Ouattara, venu en renfort du soldat nigérian Bola Tinubu que les médias occidentaux ont voulu mettre en selle, se lisent facilement les positions de la France. Ces mêmes positions françaises qu’il a tenues en assimilant en décembre 2019, aux côtés d’Emmanuel Macron et à la surprise générale, le lancement de la monnaie unique de la Cédéao (devise nommée Eco) aux prétendues réformes du franc CFA. Une telle sortie, faite alors qu’il était président en exercice de l’Uémoa, était une claire tentative de récupération, de sabotage, du projet de l’Eco par la France.
Qu’une personne comme Alassane Ouattara parle au nom d’une institution pour défendre son agenda personnel ou celui de ses alliés étrangers est chose courante sous nos cieux. Dans un récent communiqué issu du deuxième Sommet extraordinaire de la conférence des chefs d’État du 10 août 2023, la Cédéao a appelé « l’Union africaine à entériner l’ensemble des décisions prises par la Cédéao sur le Niger ». À la lecture d’une telle invitation, on comprend vite que le deal institutionnel était scellé d’avance. Ainsi, sans surprise, Moussa Faki Mahamat, président de la commission de l’Union africaine, s’est fendu d’un communiqué dès le lendemain : en exprimant « son ferme soutien aux décisions de la Cédéao sur le changement anticonstitutionnel au Niger ». Seulement, Moussa Mahamat Faki n’avait pas la compétence pour lancer l’Union africaine dans une aventure guerrière. Le Conseil de paix et de sécurité de l’Union l’a heureusement remis à sa place en coupant court au coup de force dont il s’est fait complice.
De tels agissements nous font davantage comprendre pourquoi certaines « puissances » étrangères se font la guerre pour monopoliser la formation des élites africaines. Les investissements consentis dans la création de « liens » avec les futurs « leaders » ne sont rien d’autre qu’un moyen de disposer de commis, de sous-préfets, à la tête de nos institutions. Que l’enfer s’abatte sur nos populations : ces commis n’en ont que faire, tant que leurs positions et privilèges ne sont pas menacés. Face aux terroristes qui massacrent depuis une décennie la sous-région ouest-africaine, la Cédéao brille par son silence. Le même silence prévaut devant l’Union européenne et la Tunisie qui violentent les migrants subsahariens et les jettent dans le désert. Le même silence est connu des Sénégalais qui enterrent chaque jour leurs enfants fuyant le Pays, quand le gouvernement ne tente pas de dire qu’aucune pirogue n’a quitté notre sol ou que telle pirogue partie était essentiellement remplie… d’« étrangers ».
Des institutions qui ne font pas leur travail sont des plaies pour la démocratie. Des institutions qui ne représentent pas les intérêts des populations deviennent illégitimes de fait. Des institutions sans la confiance des populations sont des institutions fragiles, menacées de mort. Et la confiance ne se décrète pas : elle se mérite. Quand un président dirige son Pays avec cœur et intégrité, aucune armée n’est folle ou assez forte pour le destituer. Quand les forces de l’ordre refusent de jouer les rôles de broyeurs d’opposants et échappent à la corruption, le moins gradé des soldats devient tout aussi respecté qu’un martyr. Quand les magistrats disent le droit quoi qu’il en coûte, ils deviennent l’abri vers lequel le Peuple accourt.
Partout où il y a le chaos, il y a des institutions sans incarnation. Des gens qui utilisent la force publique pour rabaisser la République. Des femmes et hommes qui se forment, prêtent serment, pour ensuite se comporter comme des brigands. Ils oublient que les plus beaux titres, les plus amples toges, les plus brillantes médailles, les plus arrogantes impunités, ne guérissent pas les blessures de conscience. Toute personne, institution, injuste, se retrouvera seule, face à elle-même, et se haïra plus qu’elle n’a haï son pire ennemi. Le bonheur, cet havre de ceux qui n’ont rien à se reprocher, leur sera éternellement étranger.
Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye est l’auteur du blog Assumer l’Afrique.