PROFESSEURS ET SI ON PARLAIT D’ÉTAT DE DROIT ?
Votre Etat de droit est théorique et suranné, il est pur telle la morale de KANT « qui a les mains pures mais n'a pas de mains». Il est justement désincarné et abscond
Il est heureux que des intellectuels prennent la parole ou plutôt la plume pour éclairer le débat lorsque celui-ci s’enlise ou s’engouffre dans des contradictions. C’est, somme toute, leur rôle de pouvoir expertal pour ne pas « abdiquer leur responsabilité ».
Mais cet exercice délicat se réalise sous la seule réserve de partialité pour le parti de l’objectivité. Mais ne sont-ils pas, ab initio, partisans par le contexte de la publication et le choix du vocable crise d’entrée de jeu ? Plus qu’une analyse c’est d’une critique acerbe qu’il s’est agi, certes voilée d’une grandiloquence indigeste mais là n’est pas le seul problème du texte.
La vision ingénue et toute normative de l’État de droit qui est promue par ce texte sans aucune mise en perspective, sans aucune confrontation avec le réel, sans aucune compréhension des distorsions qu’un principe, une théorie subis lorsqu’ils sont confrontés à l’empirique témoigne de la totale ignorance du discours de la dimension expérientielle. Il est aisé de constater tout au long du texte les affirmations péremptoires sans détour argumentatif s’enchevêtrent pour, au final, offrir un tableau alarmiste du Sénégal qui nierait par sa pratique le sens même de l’État de droit .
Dire que « Les contestations populaires récurrentes et multiformes, sont des manifestations de la crise de l’État de droit » est méconnaitre qu’il s’agit justement là de la sève nourricière de la démocratie, l’affirmer est réfléchir à contre-courant de la pensée politique qui voit dans les contestations un marqueur de la vivacité démocratique. Les grandes évolutions sociales et politiques ne sont-elles pas filles des grandes contestations qui sont les formes nouvelles de la révolte violente et déstabilisatrice ? Au Sénégal la contestation est possible, souhaitée et encadrée. D’ailleurs quel est le pays sans « contestations populaires récurrentes et multiformes » ? Celles-ci ne révèlent pas une crise mais décrivent une normalité au sens de Durkheim.
Chers professeurs, votre Etat de droit est théorique et suranné, il est pur telle la morale de KANT « qui a les mains pures mais n'a pas de mains». Il est justement désincarné et abscond. Votre conception de l’État de droit repose sur une formidable prétention qui donnerait au Droit vocation et aptitude à contrôler entièrement l’ordre social. Ce qui n’est rien d’autre qu’une manifestation du rationalisme constructiviste cependant constamment démentie par la réalité. Elle supposerait également, pour atteindre son ambition démesurée, qu’un système juridique puisse indéfiniment se développer sans générer un état de désordre.
Dans le fond votre prétérition est sans effet, en concevant l’Etat de droit de la sorte vous faite du fétichisme juridique en ignorant que la plupart des rapports sociaux s’établissent en marge du droit. Sur l’indépendance de la justice. De qui doit-elle être indépendante ? Elle doit l’être autant du pouvoir hiérarchique que des pressions sociales, que des pouvoirs de l’argent, que des oukases d’intellectuels qui ont omis d’avoir des yeux d’avant terre. Et d’ailleurs, qu’est-ce que cette indépendance que vous appelez sans la définir ? Est-ce un principe ? Une valeur ? Une responsabilité ? Un standard ? Une garantie ? Certainement le tout à la fois. Beaucoup de questions, bien peu de réponses en définitive.
En réalité les tentatives de définitions de l'indépendance restent suffisamment générales, et généreuses, pour ne pas véritablement en saisir la substance. Au fond, un juge peut-il être indépendant par une mort en tant qu’être sensible et social pour renaitre en tant qu’être épistémique ? Que non ! Les juges américains ne sont-ils pas ouvertement conservateurs ou progressistes, nommés par le président? Sont-ils pour autant coupables de fossoyer l’État de droit ? En vertu de la section 2 de l’article 2 de la Constitution américaine, la nomination des juges de la Cour Suprême est une prérogative présidentielle, qui ne peut toutefois être exercée qu’avec le consentement du Sénat. Le choix du candidat par le Président des États-Unis est totalement discrétionnaire, aucune condition d’âge ou de qualification spécifique n’étant requise. Cette disposition ne disqualifie pas la démocratie américaine, c’est peut-être une condition de sa vitalité. Il est dans tous les cas spécieux de raisonner à coup de clichés essentialistes pour caricaturer toute une corporation.
En fait, votre texte ignore que par l’effet collatéral de pressions voire de tensions de plus en plus les magistrats, subissent sans le vouloir, une contrainte dans une société moderne devenue exigeante voire intransigeante envers eux. Ces pressions qui étaient largement politiques par le passé sont désormais, de façon grandissante, également sociales : ce n’est plus seulement le pouvoir politique qui s’immisce subrepticement dans les affaires de la Justice mais également les citoyens, les médias, les corps intermédiaires, l’opinion publique et ce, par des voies détournées mais toutes convergentes vers ce même objectif inavoué de fléchissement de la liberté dont pourraient jouir les magistrats. N’exercez-vous pas une telle pression ? Une vérité transpire du texte des 102, « l’État de droit ne s’accommode pas de la création de catégories de justiciables ».
Autrement dit être opposant n’offre pas une immunité ou un blanc-seing d’agir en toute impunité. Si tel est le cas, il n’y a ni justiciable au-dessus ou en dessous de la loi. Soit dit en passant la charte du Mandé dit aussi ceci : «Le tort demande réparation» et surtout ceci : «Chacun est libre de ses actes, dans le respect des interdits des lois de sa patrie» Comme vous vous piquez de comparatisme, vous devriez observer qu’un opposant promis à la présidence française a, pour des faits similaires à la cause que vous défendez de façon feutrée dans la toile de fond de votre propos, poursuivi et condamné sans que la clameur universitaire ne honnisse l’État.
L’État de droit c’est la soumission de tous aux mêmes règles, c’est aussi se garder de préjuger en organisant un pré-procès populaire pour distiller une ambiance de défiance et contribuer ainsi à rogner l’indépendance du juge. Un grief majeur qui pourrait surgir à l’encontre du texte des 102 est son absence d’ancrage propositionnel dans la ligne du mouvement général de la pensée africaine.
L’épistémè africaine n’est plus une caisse de résonnance de reliques. Il est précisément une audace de penser autrement le fait africain en sortant d’une servilité dégradante. Penser la démocratie, l’État de droit, l’indépendance de la justice, en contexte africain, par des auteurs africains, doit assumer une dose d’originalité, de sui generis qui le sort des sillons d’une pensée dominante.
Ansoumana SANE
Juriste,
Secrétaire général LAS-AIDB-SUMMA