À QUAND LA PROTECTION SOCIALE EN ZONE CFA ?
L’Occident s'est construit autour de la création monétaire et de l'impôt. L'Afrique subsaharienne qui n’a jamais bâti ses structures lui permettant de lever l’impôt, ne pourra pas se construire autour de la dette
L’État c’est nous tous (communauté d’Hommes) ; la personne humaine étant sacrée et inviolable, tout État a l’obligation de la respecter et de la protéger. En ce début d’année 2022, place à l’urgence de la demande sociale : la protection sociale pour les citoyens en zone franc CFA.
Zoom sur le Sénégal
Après le TER cher (train express régional qui a fini par rouler au grand bonheur des usagers) et après le scrutin local marqué par les émeutes de mars 2021, place à la satisfaction de la demande sociale : la justice sociale par une réelle protection sociale.
La ferveur issue de la victoire des Lions (à travers tout le Sénégal, voire même toute l’Afrique), est venue nous rappeler l’énergie qui nous relie. Cette notion d’énergie de liaison traduit quelque chose au-delà même de ce que nous sommes, qui nous attire les uns vers les autres et doit nous rassembler pour réaliser des projets qui nous dépassent. Elle nous rappelle aussi que toutes nos sociétés africaines sont construites autour d’une conscience historique, à savoir le ciment qui réunit les individus d’un peuple (feu Cheikh Anta Diop). L’heure est arrivée pour les Sénégalais, de mettre ensemble un pot commun et un feu pour faire cuire la marmite sociale. Comment ? En bâtissant un projet social et en redonnant espoir à la jeunesse.
Depuis 2012, nous reconnaissons des efforts vers l’émergence par des actions sociales de l’État, mais après soixante années d’indépendance, les gouvernants successifs continuent de repousser la signature d’un contrat social avec les citoyens. Faute de n’avoir jamais pris la mesure de ses engagements envers son peuple, l’autorité étatique sénégalaise (à l’image de nombreux pays de la zone franc CFA) assiste progressivement à la destruction de sa chaîne de valeurs sociétales. Cette chaîne de valeurs reliant les enfants, les jeunes, les adultes et les personnes du troisième âge a toujours créé des liens sociaux qui se doivent d’être soudés, consolidés et entretenus continuellement. Nous constatons aujourd’hui que tous les maillons de cette chaîne posent problème. Cette perception relève de l’angoisse des sénégalais générée par leurs conditions de vie ; une jeunesse à remotiver, une partie des travailleurs qui n’arrivent pas à vivre de leur salaire mensuel, des retraités qui survivent et une couverture sociale non adaptée à la demande sociale. Cette situation nécessite de mettre en place un véritable contrat social adapté à nos réalités, opérationnelle et viable. Les besoins du Sénégal dépassent le cadre d’une protection sociale et vont jusqu’à la protection de la dignité des Sénégalais. Les solutions passeront nécessairement par la mise en place d’un PROJET et non par une addition d’actions sociales.
Constat sur la chaîne de valeurs sociétales
La jeunesse : Tous les patriotes sénégalais ont été heurtés par les événements du mois de mars 2021. Nous regrettons les conséquences de ces mouvements sociaux qui ne font pas partie de nos habitudes, mais nous sommes tous invités à une lecture de ces évènements au cours desquels la jeunesse sénégalaise a mis au cœur du débat public, la question de la justice sociale et celle de la protection sociale. Cette mobilisation ne pourrait être réduite à ce que certains détracteurs mettent en avant. La violence des événements nous a tous dépassés, mais ne pourrait se comprendre qu’à travers une violence sociale vécue. Violence pour laquelle, au bout d’une soixantaine d’années d’indépendance et de néocolonialisme, parachevées par une vingtaine d’années de néolibéralisme et d’inaction, toutes les catégories sociales du Sénégal ont été poussées à bout. La résonance du mouvement de notre jeunesse en mars 2021 était frappante. Ces derniers n’avaient pas brandi des pancartes, mais la liste de leurs revendications sociales se doit d’être résumée en agrégats de principes économiques que notre génération n’a cessé de murmurer des années durant, en lien direct avec la moralité. Pourquoi ? Parce que dans ce Sénégal réduit en un village, caricaturé Ndoumbélane suite aux faits et gestes de la politique politicienne, il est grand temps que la solidarité fonctionne, que les plus fragiles soient protégés, que les travailleurs soient correctement rémunérés pour pouvoir supporter le coût de la vie ; en bref, il est urgent de rétablir la justice sociale. Ces mouvements populaires ne sortent pas du néant ; ils résultent d’une agression en continu des gouvernants successifs envers le peuple, agression d’autant plus violente symboliquement qu’elle ne semble pas se reconnaître. Ceux qui sont censés représenter les citoyens sénégalais n’ont pas pris la mesure des inégalités qui n’ont cessé de se creuser ces dernières années.
Les adultes et les retraités : La cacophonie autour de la pauvreté a révélé le virus occidental de la valeur de mesure de pauvreté, illustrant la réalité que vivent les derniers maillons de notre chaîne de valeurs sociétales. De l’avis des journalistes sénégalais, le ministre de l’Économie, du plan et de la Coopération refuse de regarder la réalité des chiffres annoncés dans le rapport de l’ANSD (agence nationale de la statistique et de la démographie), suivant les normes de la banque mondiale. Pour sa part, le ministre considère que les journalistes qui restent sur l’augmentation du nombre de pauvres entre les deux périodes d’enquête achètent ainsi de l’information et vendent de la rumeur. Heureusement que les Sénégalais, qui se reconnaissent à 50,9 % comme des pauvres, ont fini par arbitrer (selon l’enquête). Le débat devrait aller au-delà de la pauvreté, pour atteindre la question de la précarité d’une majorité des travailleurs du secteur privé et des agents de certains corps de l’État. Oui, il faut reconnaître que l’Afrique subsaharienne est beaucoup plus marquée par ses habitants en activité formelle ou informelle vivant dans la précarité que par ses habitants sans activité et pauvres. En se félicitant de la position du Sénégal à la borne inférieure de la fourchette des taux de pauvreté en zone UEMOA ([37.8% ; 47.7%]), le ministre confirme que la distribution de la pauvreté est uniforme dans notre espace économique et monétaire ; espace où (pour rappel), le franc CFA est le seul dénominateur commun aux pays membres. Ce qui nous mène vers l’idée de savoir quel est le lien entre la pauvreté en zone UEMOA et le fonctionnement du système monétaire ? Une question qui divise Africains et Occidentaux depuis la crise de 2008. Réaliser des statistiques nationales sur le niveau de la pauvreté sans disposer d’un pays soudé, sans richesse mutualisée, ne relève d’aucun sens. Surtout dans le contexte africain où un individu pris à part n’a aucune représentation, car c’est sa famille qui compte. La dernière enquête de l’ANSD démontre juste que la somme totale d’actions sociales et des conférences sociales ne vaudra jamais la mise en place d’un projet de protection sociale.
Le secteur de la santé est sinistré ; la couverture maladie universelle (CMU) ne répond que par son nom, car ses prestations ne sont pas à la hauteur des besoins ; la majorité des salariés du secteur formel sont affiliés par leurs employeurs à des institutions de prévoyance ou des compagnies d’assurance, mais ne sont pas correctement couverts en santé. Depuis les années 80, plusieurs entreprises sont tombées en faillite sans que les indemnités dues aux salariés ne soient légalement versées. Le marché des assurances privées est complètement abandonné aux mains des assureurs ; les assurés n’ont pas la capacité d’être acteurs et l’État y est inexistant ; or un marché, quel qu’il soit, dès que l’État en est absent, devient difficile à contrôler. Le marché des assurances sociales ne couvre pas les besoins sociaux ; une coordination entre les caisses sociales existantes est nécessaire (Institut de Prévoyance des Retraites (IPRES), Fonds national des retraites (FNR) et la Caisse de Sécurité sociale (CSS)). Les retraites supplémentaires par les entreprises sont à créer de toute pièce.
Moralité
Le système sénégalais vacille et nous oblige à sortir de la défiance réciproque entre État et populations pour rétablir le lien de confiance entre citoyens et institutions ; cela passera par le point de départ de toute forme d’émergence, précisément l’entretien de notre chaîne de valeurs sociétales (élaborer un contrat social en corrélation avec l'emploi des jeunes).
Rappel sur les engagements sociaux de l’État
Sur la question de la Protection sociale, il est nécessaire de retourner à l’école de la constitution pour rappeler certains principes.
Un État se doit de protéger son peuple (selon la constitution du Sénégal par exemple), au moins sur le plan social. Ce devoir de protection inscrit dans la constitution sénégalaise est forcément accepté par l’État ; ce dernier doit ainsi s’engager. Dès que cet engagement prend date, alors l’État doit signer un contrat social avec le peuple ; lequel contrat consiste à assumer l’ensemble de ses engagements sociaux envers les citoyens et donne naissance (dans ses livres) à un passif d’engagements et bien connu sous le nom de passif social.
Rappelons que les articles 8, 17, 20, 21, 22 et 32 de la Constitution sénégalaise précisent en termes clairs l’essentiel des engagements de l’Étatenvers le peuple (engagements sociaux).
Dans le cadre des relations entre un État et ses Citoyens (ou entre une Entreprise et ses Salariés), un passif social est issu du décalage temporel entre la naissance d’un droit à prestation et son paiement effectif. Ce passif social provient ainsi des obligations de l’État ou de l’Entreprise (en dehors de considérations fiscale et juridique), et traduit une responsabilité que ces derniers doivent assumer. Les engagements sociaux sont des régimes (des droits accordés aux citoyens d’un État ou aux salariés d’une entreprise) qu’il faut identifier en tant que Risque et anticiper afin de pouvoir y apporter des solutions dans un futur plus ou moins proche. Comme l’État porte ce risque que sont ses engagements sociaux et que ce risque pèse sur ses citoyens, alors l’État se retrouve premier Assureur du pays, du fait qu’il doit gérer en continu son passif d’engagement et indépendamment de son passif de dettes souveraines. Le droit à un état civil, à la couverture maladie et à l’éducation pour tout enfant est partie intégrante des engagements sociaux de l’État qu’il doit assumer ; le droit à tout étudiant de percevoir sa bourse au plus tard le 5 du mois fait partie intégrante des engagements sociaux de l’État qu’il doit assumer ; le droit à tout retraité de toucher sa pension au plus tard à la fin du mois fait partie intégrante des engagements sociaux de l’État qu’il doit assumer…
En exemple, l’État du Sénégal a externalisé une partie de ses engagements (la retraite privée de base à l’IPRES, la retraite publique de ses fonctionnaires au FNR et la prévoyance sociale à la CSS) ; mais l’État porte toujours le risque de l’ensemble de ses engagements. Ses organismes sociaux qui encaissent des cotisations sociales (primes) et payent des prestations (sinistres), sont des assureurs ; ils doivent être gérés et contrôlés comme des compagnies d’assurance. En cas de défaut de leur part, l’État du Sénégal sera dans l’obligation de respecter ses engagements ; donc l’État porte une double casquette d’assureur de ses citoyens et de réassureur de ses organes sociaux.
Ce rôle protecteur des citoyens fait de l’État le premier responsable des conséquences aux émeutes, grèves, pillages, mouvements populaires et violences politiques subies par des personnes physiques ou morales sur le territoire sénégalais.
L’État doit prendre conscience qu’en plus de ses dettes en numéraire, contractées annuellement envers ses créanciers, il doit assumer ses dettes d’engagement envers le peuple.
Notre conception de la protection sociale doit être une formalisation dans la confiance ; un système volontaire, régulier et contributif ; un système de prévoyance collective contre la réalisation des risques sociaux susceptibles de compromettre l’hygiène, la santé ou la sécurité économique des personnes physiques et morales.
Pour un Etat, la protection sociale doit traduire la prise en compte de ses engagements sociaux (comme un assureur) et le suivi en continu des engagements sociaux des entreprises envers leurs salariés (comme un réassureur), par des prestations sociales versées directement aux ayants droit ou par des prestations de services sociaux.
La protection sociale matérialise la couverture par l’État ou par les entreprises d’une absence ou baisse de ressources, ou d’une hausse de dépenses liées à la vieillesse, la maladie, l’invalidité, l’arrêt de travail, la maternité, les diverses charges de famille et les autres types de risques sociaux tels que les conséquences de mouvements populaires, émeutes, grèves, pillages et violences politiques.
Les prestations d’une protection sociale sont gérées par assurance (sociale ou privée), ou par une couverture universelle ou encore par une assistance. C’est ainsi que la couverture des retraites, la couverture santé universelle, le plan Sésame, la couverture des branches famille, maternité et arrêt de travail de la sécurité sociale relèvent globalement de cette conception de la Protection sociale.
Tout projet de construction d’une protection sociale doit s’articuler autour de l’État, en invitant l’ensemble des secteurs concernés, à savoir les acteurs de la santé, les acteurs du marché des assurances, les acteurs du système financier et des représentants du peuple.
Pourquoi bâtir une protection sociale ?
Les évènements qui ont frappé la famille de Babidou en 2020 mettent en lumière les raisons de bâtir un projet social au Sénégal. Militaire de carrière et libéré, il avait été retenu une dizaine de jour à l’hôpital Principal de Dakar. A sa guérison, l’intendance lui réclamait des frais d’hospitalisation d’un million de FCFA pour rejoindre son domicile. Une panique s’en suivit au point où tous ses amis d’enfance se sont cotisés pour disposer de la somme. Triste évènement, car si demain matin le Sénégal devait entrer en guerre (ce qu’on ne souhaite pas) alors Babidou serait forcément rappelé pour défendre sa patrie ; pire, de sa vie, il n’a jamais reçu une somme d’un million de F CFA sous quelque forme que ce soit. Dans la même année, son oncle est rappelé à Dieu après une semaine passée à l’hôpital I Pouye de Grand Yoff (ancien Centre de Traumatologie et d’Orthopédie). La famille était obligée de verser un million cinq cent mille FCFA pour pouvoir disposer du corps et l’enterrer ; une somme non négligeable obtenue après mutualisation des cotisations des membres de la famille et des amis du défunt.
Quand est-ce que les Sénégalais vont commencer à réclamer leurs droits fondamentaux à l’Etat, par le respect de ses engagements sociaux ? Quand est-ce que l’Etat va en retour exiger aux élites, aux institutions et aux divers groupes de pression tapis dans l’ombre, de lui laisser une marge de manœuvre afin qu’il puisse s’atteler à la couverture des engagements envers son peuple (droits à l’état civil, au minimum existentiel, à la santé, à l’éducation, à la sécurité et au décès) ?
Nous avons oublié les fondamentaux de notre vie en société. Un pays c'est avant tout une zone de protection mutuelle et réciproque et non une zone de prédation. La question est de savoir est-ce que réellement nous souhaitons ‘faire société’ ensemble au Sénégal ? Quel est l'intérêt de se dire que nous sommes des Sénégalais ? Sans solidarité autour d’un contrat social, nous ne pourrons pas répondre à cette question, car pour ‘faire peuple’ il faut au moins se protéger mutuellement ; d’où la nécessité de bâtir un socle de protection sociale par un mode projet.
Le dénominateur commun de tous les problèmes énoncés ci-dessus est que l’État n’a jamais inscrit en priorité dans ses livres, la construction de la protection sociale sénégalaise depuis 1960. Les limites de nos structures de santé révélées par la crise de la Covid 19 et les défaillances constatées autour des modèles occidentaux (particulièrement en zone euro depuis 2008) nous imposent de bâtir nos propres modèles à travers de réelles innovations, portées par l’Etat pour atteindre une dimension nationale.
L’Occident s'est construit et reconstruit autour de la création monétaire et de l'impôt ; l'Afrique subsaharienne (zone franc CFA) qui n’a jamais bâti ses structures lui permettant de lever l’impôt ne pourra pas se construire autour de la dette. Elle vient de connaître en 2020 sa première année de récession depuis 25 ans suite à la crise sanitaire ; elle a ainsi droit, comme les pays occidentaux, de disposer d’une capacité d’émettre de la monnaie à la naissance et au décès de chacun de ses citoyens.
Comment bâtir une protection sociale en zone CFA ?
La tontine à l’africaine est une action sociale qui doit intégrer notre conception de la protection sociale. Les États doivent formaliser la tontine des tontines : un pot commun.
Bâtir une protection sociale revient à résoudre l’équation du financement des engagements sociaux (passif social) ; une solution consiste à construire un actif tangible en mode projet et pratiquer la Gestion actif-passif en continu.
À suivre : Comment financer un projet de protection sociale ?
Remerciements à C. Mombo, F. Keita, G. Rakotonirina et B. Ndiaye pour la relecture à valeur ajoutée.