INDÉPENDANCES AFRICAINES
La domination en post-colonie est subtile ; elle est d’une complexité telle que l’on ne perçoit pas suffisamment ses ressorts et manifestations les plus sourdes. C’est une domination culturelle fondée sur le monopole du savoir
Ce qu’il y a de juste, de beau et d’effrayant à la fois dans cette Afrique postcoloniale, ce sont les différents mouvements de changement profond qui travaillent le corps social du continent noir depuis que le colonisateur, fatigué de coloniser, a voulu lâcher du lest. Le mot est là trouvé : les indépendances africaines, qu’elles soient plus ou moins «données», arrachées par la voie des armes ou par un Non retentissant, sont apparues chez le colonisateur comme une manière de lâcher du lest.
Pourtant, ils en ont bavé ces colons face au Fln en Algérie, à L’Union de populations du Cameroun (Upc), au Paigc en Guinée Bissau et au Cap-Vert, à la Swapo en Namibie, qui a été le seul mouvement de libération africaine sans base arrière, à l’Anc en Afrique du Sud, à la Renamo et au Frelimo au Mozambique, au Mpla et à l’Unita en Angola, avant que cette organisation naguère anticolonialiste ne sombre dans une collaboration odieuse avec le régime raciste de l’Apartheid, à la Zanu au Zimbabwe, sans oublier la sainte résistance héroïque de la Sanoussia de Oumar Moukhtar face à l’Armée coloniale italienne en Libye. Et tant d’autres...
Malgré ces luttes héroïques aux fortunes diverses, nous sommes toujours lestés par la corde coloniale qui n’est plus faite de chanvre heureusement, mais d’une matière plus fine et aussi mortelle. La domination en post-colonie est subtile ; elle est d’une complexité telle que l’on ne perçoit pas suffisamment ses ressorts et manifestations les plus sourdes. C’est une domination culturelle fondée sur le monopole du savoir. Les élites postcoloniales, autant qu’elles soient politiques, économiques et religieuses, participent de cette ère caractérisée par un usage particulièrement politique de la raison.
Le post-colonialisme en Afrique est une crise, un conflit entre les lames de fond qui travaillent notre histoire en cours et le boulet colonial qui n’est plus exclusivement français, anglais, italien, belge, espagnol, allemand ou portugais, et l’impérieuse volonté de s’affranchir qui caractérise la jeunesse africaine, aujourd’hui friande de Cheikh Anta Diop, Aimé Césaire, Franz Fanon et Thomas Sankara. Même le plus méconnu, comme le martyr de l’horreur colonial camerounais, Ruben Um Nyobé, est en train de ressusciter.
Après ces indépendances pas si offertes que cela, c’est la matière indocile de l’Afrique qui se bat aujourd’hui contre ses propres élites et les anciens colons. Malheureusement, l’irrévérence n’est pas traduite par un projet culturel révolutionnaire. Le leadership africain postcolonial se caractérise par la docilité, la faiblesse et le mimétisme. C’est un leadership «bankable», dénué de substance politique, aseptisé par un discours lénifiant sur la fonction dirigeante.
Les jeunes leaders préfabriqués par des organisations envoûtantes où on leur fait miroiter un avenir africain où ils joueront les premiers rôles grâce à leurs beaux costumes, leur dextérité à nouer une cravate, à baratiner avec des formules toutes faites, histoire de bien communiquer. «L’essentiel est d’avoir des institutions fortes», entend-on partout.
Attendons que des fayots politiques, leaders de pacotille viennent nous bâtir ces institutions ! Des hommes faibles, sans substance, à qui on demande de créer des institutions fortes ! De qui se moque-t-on ? Malgré les perversions du populisme démocratique, il y a un désir d’ordre dans les grandes villes cosmopolites de l’Afrique. Il n’est pas rare d’entendre par-ci, par-là, l’évocation d’un «pouvoir fort pour mettre de l’ordre».
Même si la formule reste purement incantatoire, elle a le mérite d’être dite, paradoxalement à côté des revendications de partage équitable de la «cagnotte nationale», de liberté d’expression et même de droit de savoir ce qui se passe au sommet ; ce qui est la forme la plus séditieuse du discours politique. Autant dire que les aînés nous ont légué la fibre combattante qui a été mise en veilleuse par les tout premiers régimes liberticides après les indépendances jusqu’à la chute du mur de Berlin, à la fin des années 80.
Alors survinrent la période des conférences nationales consécutive à l’échec politique et culturel des dictatures africaines. Les régimes nés de ces conférences ont offert un bilan très mitigé. Mais paradoxalement, les sociétés africaines se sont modernisées de façon silencieuse et profonde.
Alors, la mutation sociale à connotation culturelle et grouillante de créativité en matière d’habitat, de vie, de relations et de préoccupations artistiques et même linguistiques apparut dans une sourde révolution qui joue contre l’immobilisme des Etats africains. La posture figée de nos Etats risque d’entrer en collision avec le langage créatif, «libertaire», tourbillonnaire et mouvementé des sociétés africaines.
En Afrique, les prochains conflits seront de nature culturelle : La culture dirigiste, jacobine, violente et hautaine de nos administrations et la culture «indépendantiste» de nos sociétés vont s’affronter dans un bel avenir. L’explosion de la révolution numérique et la grande pratique de l’audio-visuel, le retour à un panafricanisme «réactif» non encore documenté sont l’une des caractéristiques les plus remarquables de la jeunesse africaine aujourd’hui.
Les jeunes contestent tous les vestiges du colonialisme, pestent contre les entreprises du Nord qui siphonnent la force de travail des Africains, fulminent contre les dirigeants qui s’affichent aux côtés des hommes d’affaires étrangers, et même revendiquent l’institutionnalisation des langues africaines... «Ils ont tout compris», comme disait Tiken Jah Fakoly. Ces formes d’émeutes aux relents culturels seront-elles sans lendemain ?
Impossible. L’Afrique est en train d’aller quelque part malgré les recompositions violentes qui font des morts sur terre, dans la forêt et en mer. Il y a d’immenses réserves de vie sur ce continent.