QUI LIBÉRERA LE PAYS DES PIÈGES DE SA DÉMOCRATIE ?
Pourquoi discutons-nous encore de réformes institutionnelles alors que nous sortons d’un référendum il y a deux ans ? Pourquoi la défiance envers les institutions en charge des élections est perpétuelle ? Pourquoi les rendez-vous électoraux s’enchainent ?
La victoire de Macky Sall au premier tour de l’élection présidentielle du 24 février au Sénégal, avec un taux de 58,26 %, a été une douche froide pour l’opposition sénégalaise. Néanmoins, elle n’a pas fait taire les détracteurs du président Sall. L’appel au dialogue politique que celui-ci a lancé peu après la proclamation des résultats par le Conseil constitutionnel, l’annonce de la suppression prochaine du poste de Premier ministre, et la publication de la liste du nouveau gouvernement ont été des occasions successives de raviver la véhémence des critiques envers les choix de Macky Sall pour la République, principalement sur le plan de la gouvernance politique et institutionnelle.
Rappelons que c’était le talon d’Achille du bilan de son précédent mandat. C’était aussi le principal élément qui distinguait son programme de campagne des programmes des autres candidats à l’élection présidentielle. Macky Sall proposait une stratégie avec une forte orientation économique dans la continuité de son Plan Sénégal émergent (PSE) dont il aurait déjà assis les bases institutionnelles lors de son premier mandat.
De leur côté, les candidats de l’opposition avaient pour point commun la volonté de décongestionner le pouvoir du président, de dépolitiser l’administration et la rendre impartiale, d’équilibrer les pouvoirs publics, de séparer la fonction de chef de parti et celle de chef d’Etat, de lutter contre la corruption et de réformer la gouvernance locale. L’une des principales leçons de l’élection présidentielle du 24 février est ce pâle diagnostic de l’état de la gouvernance démocratique au Sénégal.
La gouvernance politique au cœur du débat public
Au déjeuner débat post-électoral organisé par WATHI en partenariat avec la fondation Konrad Adenauer au Sénégal sur les leçons de la présidentielle et les perspectives du prochain quinquennat de Macky Sall, cette question fut à nouveau centrale. Elle l’était déjà au cours de la table ronde préélectorale de WATHI au mois de février. Son ampleur dans le débat public laisse planer deux suppositions. La première consiste à dire que la stabilisation et la consolidation de la gouvernance politique et institutionnelle serait le plus grand défi de la démocratie sénégalaise devant l’emploi des jeunes, la mendicité, la situation des enfants talibés ou encore l’accessibilité financière et géographique des structures de santé.
La seconde supposition met en avant l’idée selon laquelle l’intelligentsia sénégalaise se serait enfermée dans les débats autour de la gouvernance au détriment d’une recherche active de solutions pour corriger les inégalités économiques et sociales dans le pays, promouvoir le secteur privé local et assainir la distribution du patrimoine foncier notamment sur la corniche de Dakar.
Les participants au déjeuner débat sont tombés d’accord sur un constat implacable : les deux alternances qu’a connues le Sénégal n’ont pas fait franchir un palier à la démocratie sénégalaise mais ont été des occasions de développer de nouvelles stratégies pour la conservation du pouvoir et l’accaparement des richesses. Il en ressort que depuis l’indépendance, aucune réforme sérieuse n’a été faite pour tempérer l’hypertrophie du pouvoir exécutif.
Si l’on se sert du contexte post-électoral pour évaluer le bilan du premier mandat après la seconde alternance du Sénégal en 2012, difficile de dire que les choses ont bougé. De fait, l’indépendance de la justice, des corps de contrôle (Inspection générale de l’État, Cour des comptes, etc.) et de l’organisation électorale se trouvent interrogées, l’utilité de la Commission nationale de réforme des institutions (CNRI) est mise en cause, le code pétrolier est jugé non consensuel, la neutralité des administrations de régie financière est constamment revendiquée de même que la modernisation des partis politiques et celle de la procédure législative.
A l’évidence, il faut relativiser la vertu des processus électoraux en Afrique. Sinon pourquoi dans une clinquante démocratie comme le Sénégal, où l’on sort d’une élection censée s’être bien déroulée, on ressent le besoin de lancer un appel au dialogue ? Les commentaires post-électoraux ont été nombreux à indexer la stagnation démocratique du Sénégal. Coincé entre son besoin de réformes institutionnelles et la nécessité de répondre aux enjeux pressants qui l’assaillent, le pays pose une autre question fondamentale au monde : une démocratie peut-elle prétendre à la prospérité économique et sociale sans installer les bases d’une bonne gouvernance ?
Aller vers un dialogue démocratique encadré
L’on a aussi noté au déjeuner débat que le système politique sénégalais pourrait s’être retrouvé dans un piège, celui des procédures et des questions de forme. Pourquoi les débats sur les questions électorales resurgissent si facilement dans l’espace public ? Pourquoi parlait-on d’un troisième mandat de Macky Sall avant même qu’il en est remporté un deuxième ? Pourquoi discutons-nous encore de réformes institutionnelles alors que nous sortons d’un référendum il y a deux ans ? Pourquoi la défiance envers les institutions en charge des élections est perpétuelle ? Évitons-nous délibérément les questions de fond qui intéressent les citoyens ? Pourquoi les rendez-vous électoraux s’enchainent au Sénégal ? A la fin de cette année, les élections locales vont se tenir et en 2022, nous aurons le scrutin législatif.
La suspicion s’étend jusqu’à l’appel au dialogue du président de la République. Certes, il pourrait être une occasion de défaire le piège autour de la démocratie électorale au Sénégal et aboutir à un processus qui clorait définitivement les débats sur les grandes questions procédurales et institutionnelles. Mais elle pourrait servir un but opposé c’est-à-dire emprisonner les acteurs politiques dans leur actuelle impasse où, après chaque élection, le débat public revient sur les mêmes questions politiques.
Un des prérequis pour résoudre ce dilemme est de réfléchir à la forme du dialogue proposé par le président Macky Sall aussi sérieusement qu’à son contenu. Selon le professeur Babacar Kanté, ancien vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal, il devrait y avoir un dialogue horizontal au lieu d’un dialogue vertical. Le dialogue vertical rassemble la majorité présidentielle et les opposants politiques tandis que le dialogue horizontal réunit tous les acteurs politiques, les organisations de la société civile, le secteur privé national – lequel n’est pas assez valorisé dans les projets de l’Etat, les femmes et les jeunes – qui constituent une majorité pas forcément représentée dans les instances de décision classiques.
Autre chose à tenir en compte pour Hawa Ba, directrice du bureau d’Open Society Initiative for West Africa (OSIWA) au Sénégal, c’est que les forces de régulation invitées dans ce panel doivent s’efforcer de ne pas être à la remorque de l’agenda que les politiciens auront fixé, mais insister pour que celui-ci soit défini avec le citoyen au cœur de nos projets de société. Dans un contexte où il y a une rupture de confiance entre les acteurs politiques, il sera important de créer un climat idoine pour que tous les protagonistes se réunissent autour des questions essentielles. La forme que Macky Sall donnera au cadre du dialogue démocratique auquel il a appelé indiquera très certainement ce qu’il veut en faire.
Réformes consensuelles ou révolte populaire ?
Le défi de la consolidation des institutions politiques du pays est important parce qu’il est intimement lié à la capacité du gouvernement du Sénégal à garantir la cohésion nationale et à poser les jalons d’une société prospère. Il est aussi urgent car si des réformes institutionnelles d’une si grande nécessité n’adviennent pas dans un cadre apaisé et consensuel, elles risquent d’être portées par une révolte populaire et déboucher sur un problème sécuritaire majeur. Les exemples actuels dans les autres pays du continent montrent que cela n’est pas impossible. Mais de qui pourrait venir cette révolte ? Qui marchera dans les rues de la capitale et des régions pour réclamer du changement ?
L’« élite intellectuelle » – urbaine ou diasporique – qui a soif de transparence, d’institutions indépendantes et de symboles du patriotisme, ou la population rurale qui a plébiscité Macky Sall pour les routes qu’il a construites, pour le prix du gasoil qu’il a réduit, pour l’électricité qu’il a apportée, pour l’argent qu’il distribue ? Attendrons-nous que la rue comprenne qu’elle doit se remplir de manifestants pour que des réformes démocratiques sincères soient mises en œuvre ou saurons-nous produire un processus politique encadré qui enfantera ces réformes avant qu’il ne soit trop tard ? D’où viendra le changement ?
Mohamadou Fadel Diop est chargé de recherche à WATHI. Il lit et écrit sur la gouvernance, l’intégration régionale, la coopération interrégionale, les relations entre l’Union européenne et l’Afrique. Egalement champion de l’ONG ONE, il fait du plaidoyer sur des questions importantes touchant ces thèmes. Les opinions exprimées sont personnelles.