À QUOI SERT UN INTELLECTUEL AFRICAIN ?
La confrontation Bachir-Boris invite à s’interroger sur le rôle de l’intellectuel en Afrique. Nous avons besoin de gens capables non seulement de croire en une Afrique forte, mais de défendre, d’articuler et au besoin d’incarner cette idée
Il y a quelques semaines, au Sénégal, la passe d’armes entre deux intellectuels réputés, Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne, mettait les réseaux sociaux en ébullition. L’objet de la discorde a un intérêt relatif. D’ailleurs, dans son ensemble, le public sénégalais a davantage retenu – à juste titre – la qualité de l’échange que l’objet de la discorde. Mais il faut croire que le fait était suffisamment rare pour que des médias continentaux le relaient.
Il est vrai que, sauf exception, le paysage intellectuel africain brille d’ordinaire par sa trop grande tranquillité. Les oppositions, souvent tranchées, qui rythment la vie intellectuelle sous d’autres cieux existent peu sur le continent.
L’« intellectuel organique » et le prescripteur
La confrontation Diop-Diagne invite donc à s’interroger sur le rôle de l’intellectuel en Afrique. Vieux débat ailleurs, où, depuis que l’affaire Dreyfus a suscité l’émergence de la figure de l’intellectuel, les partisans d’Antonio Gramsci (philosophe, écrivain et théoricien politique italien emprisonné par le régime mussolinien de 1927 jusqu’à sa mort, dix ans plus tard) et ceux du philosophe et écrivain français Julien Benda confrontent leur vision de la place de l’intellectuel dans la Cité.
Pour les héritiers du premier, évidemment, « l’intellectuel organique » est la référence. Sa vocation est d’être dans la mêlée, de faire corps avec les masses, d’épouser les combats de son temps. Pour les héritiers de l’auteur de La Trahison des clercs, au contraire, l’intellectuel est une boussole, un prescripteur, un éclaireur. C’est en se tenant à distance des foyers de lutte qu’il se protège des passions de l’époque et peut d’autant mieux servir la cause de la vérité.
En théorie tout au moins, les deux positions sont acceptables, et la frontière qui les sépare n’est pas toujours étanche. Cependant, dans l’Histoire, les intellectuels ont souvent revendiqué l’une ou l’autre des orientations.
« La fin de l’histoire »
En Afrique, jusqu’aux indépendances, les intellectuels organiques tenaient le haut du pavé. Être un intellectuel, c’était faire corps avec le peuple et résister à l’oppression coloniale. Cette résistance prenait souvent la forme de l’écriture ou du discours. Mais ceux-ci n’étaient jamais une fin en soi. Ils préparaient ou éclairaient l’action.
Les indépendances se révélèrent un trompe-l’œil : à l’oppression du colon se substituait l’oppression de partis uniques, dont certains étaient dirigés par d’anciennes figures du mouvement anticolonial. Partout sur le continent, des écrivains, des universitaires, des journalistes, répondirent de nouveau à l’appel de l’Histoire. Pour eux aussi les idées étaient avant tout les instruments d’un combat politique immédiat.
La chute du mur de Berlin et l’ouverture de la parenthèse démocratique en Afrique dans les années 1990 ont marqué un tournant. Le vent d’optimisme venu de l’Est s’est emparé du continent, dont une partie de la classe intellectuelle semble avoir conclu, avec le chercheur en sciences politiques américain Francis Fukuyama, à « la fin de l’histoire ». La « démocratie » apporterait liberté et prospérité à tout un continent. C’est ainsi que la figure de l’intellectuel organique s’est progressivement effacée au profit de celle du prescripteur.
Le triomphe de la société de marché, la mondialisation et la révolution technologique ont amplifié le mouvement et ancré cette idée que l’histoire était bien terminée. Sans grande surprise, le discours intellectuel (en Afrique francophone) a peu à peu perdu de son énergie révolutionnaire. Il est devenu conceptuel et consensuel.
Le résultat est parfois curieux : alors que les forces du terrorisme menacent l’existence d’États africains entiers, que les forces combinées de l’extrême pauvreté, notamment dans les villes secondaires et les zones rurales, de la pression démographique, du changement climatique et de la mauvaise gouvernance dessinent un futur africain apocalyptique, la question de la restitution des œuvres d’art pillées par les anciennes puissances coloniales, de la « décolonialité », ou encore des politiques migratoires occidentales occupent une place centrale dans le discours intellectuel africain.
Besoin de confrontations
Cela illustre le pouvoir symbolique des diasporas africaines en Occident, dont les légitimes préoccupations identitaires et d’intégration mobilisent les intellectuels et imprègnent le débat public sur l’Afrique. Mais cela nous dit aussi qu’alors que le tragique d’une Histoire plus que jamais en mouvement nous étrangle, et loin d’un discours qui souvent affecte un optimisme de principe, plusieurs intellectuels africains pensent que l’Afrique a déjà perdu ; qu’elle est sortie de l’Histoire ; que seules la « solidarité » ou « l’humanité » des grands pays, que beaucoup appellent désespérément de leurs vœux, peuvent la sauver.
Pourtant, il y a fort à parier que cet humanitarisme, dont Benda pensait qu’il devait être « dénoncé comme une déchéance morale ; bien mieux comme une déchéance intellectuelle », et qui n’est jamais que l’autre nom de la faiblesse, ne suffira pas à relever ce continent, pas plus qu’il n’a contribué à l’émergence d’autres sociétés.
Or, à cette heure de grands bouleversements au niveau mondial, l’Afrique, qui est exposée à des périls majeurs, a plus que jamais besoin d’intellectuels « de combat » : des gens capables non seulement de croire en une Afrique forte, digne, prospère, mais de défendre, d’articuler et au besoin d’incarner cette idée. Même et surtout au prix de la confrontation avec leurs collègues…
Yann Gwet est un essayiste camerounais. Diplômé de Sciences Po Paris, il vit et travaille au Rwanda.