REGARD SUR L’ÉCONOMIE À VENIR
EXCLUSIF SENEPLUS - En Afrique comme dans les Occidents, les dirigeants politiques tentent d’organiser la réalité en s’appuyant sur des croyances économiques dont Felwine Sarr et Gaël Giraud contestent la scientificité dans leur l'ouvrage
Recension du livre-entretien de Felwine Sarr et Gaël Giraud
Publié aux éditions « Les Liens qui Libèrent », « L’Économie à venir » est un livre-entretien qui réunit deux penseurs de la sphère francophone, originaires de part et d’autre de la Méditerranée : le Sénégalais Felwine Sarr et le Français Gaël Giraud. Riche, déroutant et débordant de références, il s’agit, à mes yeux, d’un ouvrage essentiel pour penser, par-delà l’économie, le monde qui vient, celui-là même qu’il est désormais convenu de qualifier de « post-Covid ».
Cet ouvrage est d’abord marqué par l’érudition des discutants, tous deux Professeurs d’Économie et bien plus encore lorsque l’on se penche sur leurs trajectoires de vie. Felwine Sarr, après une quinzaine d’années à enseigner l’économie à l’UGB en plus de nombreuses échappées artistiques et littéraires, s’oriente désormais vers la philosophie et l’étude de l’écologie des savoirs africains au sein de l’Université de Duke. Gaël Giraud, mathématicien et économiste, quant à lui, a mené une brillante carrière entre le CNRS, l’AFD et désormais à l’Université de Georgetown. Il a également récemment soutenu une thèse en théologie chrétienne à travers laquelle il brosse des solutions aux crises de l’Anthropocène, cet âge géologique où Homo Sapiens surexploite les ressources, envoie du carbone en masse dans l’atmosphère, modifie le flux sédimentaire des grands fleuves et réduit drastiquement la biodiversité, tout cela au nom d’un « progrès » souvent réduit à des agrégats tels que le PIB. Giraud nous invite à repenser l’avenir en puisant dans l’histoire et l’exégèse de ce récit biblique qui a façonné « les Occidents », terme qu’il emploie dès les premières pages de l’ouvrage. Une manière pour lui d’apporter une nuance dans l’analyse des trajectoires des diverses cultures et territoires que l’on regroupe classiquement au singulier sous le vocable d’«Occident».
La foi chrétienne de Giraud, par ailleurs prêtre jésuite, est distillée avec parcimonie au fil du texte, non pas pour marteler une quelconque supériorité du christianisme sur tout autre ordre imaginaire religieux ou philosophique, mais plutôt pour illustrer ses analyses et démontrer l’existence de ressources utiles pour inventer l’avenir autre que les seuls mantras de l’économie mainstream. Ceux-ci sont en général présentés comme des vérités indépassables, des quasi-versets « dans un monde où les économistes ont remplacé les prêtres », selon la formule d’Ivan Illich, autre penseur pluridisciplinaire fécond. Ces mantras sont en effet enseignés dans les écoles d’ingénieur et les écoles de commerce, diffusés dans les médias et scandés par des politiciens façonnés au sein des moules précités. Ainsi, sur le continent africain comme dans les Occidents, les dirigeants politiques tentent d’organiser la réalité en s’appuyant sur des croyances économiques et arguments d’autorité néoclassiques dont Sarr et Giraud contestent la scientificité.
Ne pas confondre les finalités et les moyens pour y parvenir
Ainsi, dès les premières lignes de leur échange, Sarr et Giraud rappellent ce qui les sépare - eux et d’autres penseurs comme les économistes atterrés - de la majorité des économistes mainstream. Pour eux, l’économie n’est non seulement pas le discours qui détiendrait la vérité sur le monde, mais elle n’est pas non plus une finalité en soi. Elle demeure un moyen d’atteindre des objectifs d’ordre politique ou philosophique plus importants, telle que l’Oedemonia ou le Buen vivir, c’est-à-dire une « vie bonne ». L’économie (néoclassique capitaliste et plus largement productiviste) ne doit donc pas déborder sur les autres champs de la vie (Sarr), ni nous pousser à tout ramener, réduire, transmuter en un capital (Giraud). C’est d’ailleurs là le vrai génie (malicieux) du capitalisme selon Giraud qui le définit comme étant « l’ensemble des dispositifs politiques, sociaux, législatifs, des pratiques, des éthiques qui s’ordonnent autour d’une action, celle de capitaliser : transformer une ressource (matérielle ou symbolique) en un capital. »
De la confiance dans les relations
Partant du concept de Téranga, d’origine wolof et déjà évoqué dans son essai « Afrotopia », Sarr revient sur la dégradation des relations entre individus, entre nations, entre nous et le reste de la nature. En effet, la Téranga postule que l’acte d’accueil, contrairement à la rationalité qui cherche à optimiser les ressources, recommande plutôt une maximisation de l’attention et du soin, et donc des ressources mobilisées en ce sens, de la part de celui qui accueille envers celui qui est accueilli. Sarr dresse la nécessité de remettre de la qualité et de la confiance dans les relations sociales, économiques, internationales et écologiques, c’est-à-dire entre nous, Sapiens, et les autres représentants du vivant et le minéral, cette banque de notre extractivisme généralisé et civilisationnel. Ce propos sur la confiance (la fiducia) censée être le fondement des relations en économie est d’ailleurs mis en perspective par Sarr avec la défiance généralisée de notre époque - défiance entre cultures, défiance entre individus, défiance économique, etc. - qui est, selon moi, l’une des causes de la non-résolution de nombreux drames humains comme la faim dans le monde, les camps de réfugiés permanents, le scandale des sans domicile fixe dans un Occident opulent, etc. Sarr, en bon économiste, illustre cette crise de la confiance par l’exemple des surcoûts à l’activité économique lorsqu’il affirme que « c’est parce que justement nous sommes dans des économies de défiance qu’on a des coûts de transaction et de garantie élevés ». On y lit en creux le classement des investissements à travers la notion de « risque pays » développé au sein des multinationales, des banques et des agences de notation qui essaient, ou ont la prétention, d’objectiver la confiance envers tout un pays en la transformant en chiffre. Encore et toujours des chiffres.
Une économie rigide à déséquilibrer pour son propre bien
Au-delà de cette quantophrénie, manie à tout vouloir réduire aux seuls chiffres, l’économie néoclassique dont les théories dirigent notre monde actuel est également tancée par Sarr et Giraud dans son fondement même. Les auteurs remettent en cause son fonctionnement mécaniste, ses modèles qui figent le reste du monde pour pouvoir mesurer l’effet d’un paramètre en particulier, la fétichisation des équilibres micro ou macroéconomiques, etc. À ce propos, plusieurs travaux ont étudié l’influence majeure de la mécanique newtonienne sur l’ensemble du monde intellectuel européen du 17e au 19e siècle, au-delà des seules limites de la physique. Mais alors que toutes les autres disciplines ont depuis lors abandonné cette vision mécaniste d’elles-mêmes ou de leurs objets d’étude, l’économie classique puis néoclassique est demeurée mécaniste. Elle continue d’ignorer la non-linéarité des phénomènes sociaux et physiques, ainsi que les lois de la thermodynamique qui régissent la matière et l’énergie, attitude que lui reprochait déjà dans les années 1960 l’économiste roumain de génie Nicolas Goergescu Roegen. De manière explicite, les discutants évoquent aussi la mission qu’ils s’assignent de réécrire cette économie en l’enrichissant aussi de sciences sociales, sciences desquelles elle a eu le malheur de s’affranchir au fur et à mesure qu’elle-même se mathématisait. Ils veulent et pensent qu’il faudrait « rendre cette discipline intelligente et pas seulement savante » (Sarr).
On peut parfois avoir l’impression que Sarr et Giraud s’égarent en cours de démonstration, tant ils voguent dans un océan de disciplines, s’échouant de temps en temps sur les rivages de la philosophie ou de la Physique théorique, s’abreuvent d’Anthropologie avant de faire cap à nouveau vers l’Économie. Cependant, cette dérive est le propre de toute discussion libre et, peut-être, est-elle la mise en œuvre in vivo de leur conception hétérodoxe d’une économie devant se nourrir de tout. Ce livre-entretien est donc un ouvrage savant, un peu difficile à lire. L’image que je peux en donner est celle d’un spectateur occasionnel de football qui tomberait sur une discussion tactique entre Josep Guardiola et Marcelo Bielsa. Cette relative difficulté d’accès pour le lecteur n’a sans doute pas origine la volonté d’exclure ce dernier, mais demeure la manifestation d’une érudition rare et d’une exigence de la pensée chez ces deux « outliners » de l’économie. Et s’il est souvent reproché aux penseurs de (ne faire que) penser, encore plus dans cette époque pragmatico-concrétiste où nous vivons et où, selon la célèbre injonction néolibérale, il n’y aurait pas d’alternatives, c’est bien ce travail de l’esprit qui donne naissance aux concepts dispensés dans l’enseignement supérieur, qui nourrit les idées politiques, irriguent les idéaux au sein des milieux militants, etc.
L’Économie à venir, je le disais en introduction, est un ouvrage essentiel, une somme conséquente où la contradiction est rare, mais la complémentarité abondante. Il se conclut sur de longues réflexions spirituelles invitant à une lecture actualisée des textes des monothéismes (Coran, Hadiths, Bible, Torah) et à une réinvention de notre rapport au temps et au vivant, avec un chapitre final sur la crise du Covid-19. Au cours de cette longue conclusion, l’esprit qui aura prévalu durant tout l’entretien, celui de discuter sans heurter et pour converger, est porté à son paroxysme. Des solutions et des propositions de réforme y apparaissent également, comme pour ancrer dans le réel cette discussion des hauteurs entre deux penseurs dont l’engagement politique est annoncé ou en gestation.