RESSUSCITÉ, FAIDHERBE N'EN CROIRAIT PAS SES YEUX
Ce n’est assurément pas nous sénégalais, qui causerions quelque traumatisme à la France, si nous continuons à refuser de nous défaire de cette réputation de supplétifs du colonisateur
La débâcle française dans la bataille de Diên Biên Phu au Vietnam, en 1954, est un des plus grands traumatismes français sur la fin son aventure coloniale. C’est ainsi que s’est conclu le texte d’un documentaire vu sur la chaine Planète Plus, jeudi 6 août 2020, entre 15 et 17 heures.
Cette fameuse bataille, perdue par l’état colonialiste français, malgré l’Appel au secours entendu par la puissance impérialiste américaine, suivi de son intervention massive, signe la fin de la présence française au Vietnam ; et annonce l’indépendance de l’Algérie tout également arrachée par la force par le front de Libération nationale (Fln) à la France, qui s’accrochait à l’époque, avec l’énergie du désespoir, aux mamelles nourricières qui lui permirent, deux siècles durant - après la traite négrière qui le lui permit pendant quatre siècles - de tenir son rang de puissance mondiale ; et surtout de s’offrir un niveau et une qualité de vie que ses ressources propres n’eussent jamais pu lui offrir.
La traite négrière et la colonisation ne furent jamais rien, et avant tout, que des moyens d’enrichissement d’une immoralité criante, qu’il fallut laborieusement dissimuler derrière des paravents moraux, maquillés de philosophie, de religion, et d’oripeaux idéologiques disparates qui ne firent jamais vraiment illusion.
Dès que les premiers aventuriers blancs - qu’à l’école des Blancs on nous a appris à appeler «explorateurs» - ont mis le pied sur les continents africain, américain, asiatique, ils ont rencontré des résistances. Les expéditions militaires qu’ils annonçaient ont rencontré les mêmes oppositions aux desseins des états commanditaires. Et ils ont ici rusé, là maté, ailleurs massacré les populations autochtones résistantes - s’ils n’usèrent des trois armes simultanément - pour s’implanter ; afin de s’approprier tout ce qui pouvait ressembler à de la richesse. Et puisqu’il fallait durer, ils ont également entrepris, systématiquement, d’aliéner les esprits des autochtones. Et si les résistances multiformes rencontrées n’avaient pas été farouches, constantes, régulières, induisant des drames humains chez les colons, les divisant, les opposant entre eux, oppositions parfois sanglantes, sans parler des guerres de pénétration coloniales et des échos de leurs violences inouïes, traumatisantes en Métropole, jamais il n’y aurait eu d’abolition de l’esclavage, et ainsi, plus tard, de décolonisation.
Ces deux grandes étapes franchies, les sangsues insatiables se sont accrochées à quelque chose de moins formel que la colonisation, une politique plus sournoise, pour continuer de sucer le sang des anciennes colonies. C’est le néocolonialisme, presque exclusivement appliqué aux anciennes possessions d’Afrique noire, celles qui négocièrent leurs indépendances, parmi lesquels notre pays ... - ces indépendances dont Alpha Blondy a dit dernièrement dans une intervention télévisée, qu’elles ne furent qu’un «transfert de compétences», une délégation de pouvoirs administratifs, dirions-nous. Il ne s’agit pas, ici, de refaire l’histoire, elle est d’ores et déjà faite, et bien des questions soulevées autour restent, encore aujourd’hui, sans réponses définitives.
Entre la France épuisée et traumatisée par les issues toujours humiliantes pour elle des guerres de libération et rusant avec ce qui restait de son empire - principalement en Afrique - pour en contrôler les élites suite à des «indépendances octroyées» - « si vous voulez l’indépendance, prenez-la !», avait aboyé le général de Gaulle en août 1958, sur La Place Protet de Dakar» -, et le «réalisme politique» sûrement trompeur de ces mêmes élites acceptant d’entrer dans un jeu dont les règles - Pacte colonial, Accords de coopération, de défense et autres - avaient été écrites sans leur avis, s’insèrent mille autres questionnements, non élucidés également. Le résultat est cependant, là, sous nos yeux, depuis soixante ans, désastreux.
Les entreprises françaises qui, sous la colonisation s’appelaient Maurel et Prom ou Comptoir français d’Afrique occidentale, se nomment aujourd’hui Eiffage, total ou Areva, ou suez. Une des règles non écrites du Pacte, devait être qu’il fallait maintenir nos nouvelles nations dans un état d’arriération chronique - économique, bien sûr, mais aussi culturelle. Tous les spécialistes des questions de développement, entraînant le grand public dans leur sillage, s’accordent, quand il faut mesurer cette arriération économique, pour brandir une comparaison entre notre pays et la Corée du Sud ou le Vietnam qui, au moment où nous accédions à l’indépendance, étaient au même niveau de développement que nous, et qui, aujourd’hui et depuis longtemps, nous ont laissés loin dans les abysses du classement. Et généralement, nous inclinons à nous en imputer l’entière responsabilité, avec des arguments soutenus par des imputations et des indexations vexantes dont nous ne nous rendons pas toujours compte qu’elles sont nourries par les présupposés généralisateurs et le pathologique sentiment de supériorité de l’oppresseur intéressé, «civilisateur» autoproclamé, qui avait besoin de se croire «meilleur homme» que nous et de nous le faire croire. Il s’agirait de notre paresse congénitale, de notre inclination à la jouissance, et j’en passe. Oubliant les règles du jeu, controuvées, que nous évoquions tantôt, et qui ont beaucoup, sinon tout à voir avec la peine que nos états éprouvent à se développer.
Également, pendant des siècles, un conditionnement psychologique systémique a insidieusement gangréné notre jugement sur nous-mêmes. Depuis nos indépendances, dans les années 1960, pendant que les grandes puissances étaient occupées par la Guerre froide, et que l’Afrique noire francophone était laissée au plan géopolitique à la «gestion» quasi exclusive de son ancien colonisateur, cette dernière, excessivement gourmande et de courte vue, n’a jamais cru devoir combiner ses intérêts bien compris avec une intelligence stratégique qui lui aurait rappelé que «tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse». Sinon qu’à force de l’étrangler pour en tirer des œufs au forceps, sa poule aux œufs d’or risquait de rendre l’âme. La France, qui avait besoin de main-d’œuvre - seulement parce que le travail forcé n’était plus possible - a maintenu sciemment nos Etats en situation de ne pouvoir offrir du travail à leurs habitants, pour favoriser une émigration ouvrière et manufacturière laborieuse chez elle. Entre autres politiques mesquines, bien évidemment ! C’est cette courte vue seule qui explique qu’après quatre cents ans de présence, dont les soixante dernières en position presque exclusive de puissance partenaire sur le terrain de la coopération au développement, la France n’a même pas construit - ou participé à construire - une usine de fabrication de vélos chez nous. A la place, des savonneries, brasseries et autres fabriques de babioles ...
Chaque fois que j’en parle, je ne peux manquer de penser que c’est grâce à l’Iran, moins développée que la France, et dont la coopération avec notre pays n’est pas vieille, qu’on monte, depuis le début des années 2000, des voitures à Thiès ; et que si nous avons aujourd’hui un aéroport digne de ce nom, c’est grâce aux saoudiens pour le commencer et à la coopération avec la Turquie pour le finir. - N’en jetons plus ... Mais le colonisateur, nous l’avons suggéré tantôt, a tôt fait de nous apprendre l’autoflagellation. D’où cette propension - séculaire comme sa présence - que nous avons à accepter ces tares dont il nous a affublés avec une condescendance insupportable, surtout pour justifier son entreprise funeste d’aliénation-asservissement-exploitation, sans réserve aucune. De sorte que, malgré Senghor et sa négritude, malgré Nkrumah et son panafricanisme, malgré Cheikh Anta Diop et son fédéralisme, malgré Cheikh Ahmadou Bamba, il existe encore dans nos pays, surtout chez les intellectuels et les politiciens, des légions entières de nos frères, victimes des embrigadements psychologiques du colon qui, dès qu’on touche à un fil de l’échafaudage qui lui permet de perpétuer sa domination polymorphe, se dressent comme un seul homme pour sa défense.
Notre littérature foisonne de scènes et de personnages qui illustrent le caractère tragi-comique de cette situation et de ceux qui l’entretiennent. Ainsi, Malick Fall, dans son inaltérable roman La Plaie, nous conte à sa façon, inénarrable, la révolte de son personnage principal, le fier Magamou, contre ces éreinteurs indigènes de l’Afrique et des Africains : « Il détestait ces otages dressés à vilipender l’ Afrique», écrit-il ; car « c’était dans ce lot de privilégiés que se recrutaient les plus assommants pourfendeurs des coutumes africaines» . Et pourquoi donc, ces otages se flagellaient-ils ? La réponse du romancier sonne comme un coup de fouet : «Pour une coupe de champagne à un cocktail ou un bout de chaise à un dîner»(P. 48 et 49). Je ne vais pas hésiter à le dire, rien n’a changé depuis 1967, année de la première publication de ce roman. Aujourd’hui encore, certains intellectuels pensent à leur prochaine demande de visa, quand ils prennent position sur une question qui interpelle la France ... sournois, le néocolonialisme est plus difficile à combattre, puisqu’il est le prolongement de la politique d’aliénation sur des sujets dont la vigilance est maintenant distraite, trompée par l’illusion de l’autonomie politique et culturelle, alors que la simple et élémentaire réciprocité dans le traitement de la question des visas ne peut être appliquée par notre pays à l’ancien colonisateur. Il y a près d’une année, en octobre 2019, dans une déclaration sur les ondes de RFI, le ministre de l’Intérieur sénégalais Aly Ngouye Ndiaye, annonçait, « pour des raisons de réciprocité et de sécurité » le rétablissement de l’obligation du visa d’entrée au Sénégal pour, entre autres Européens, les ressortissants français.
C’est l’ambassadeur de France chez nous, Philippe Lalliot, par une sortie dans la presse sénégalaise, agissant en véritable proconsul, qui a mis fin à cette velléité d’autonomie, en affirmant que ce n’était pas dans l’intérêt de notre pays. Depuis, on n’en entend plus parler. L’ambassadeur de France, gardien de nos intérêts, mieux que notre gouvernement ? On croit rêver. Toute cette politique de domination que nous venons de survoler, depuis les premiers pas des premiers aventuriers européens, ne repose que sur le sentiment de supériorité d’une race sur d’autres. Et l’on ne peut trouver meilleure définition du racisme...
C’est cela, quand tout ce que je viens de dire n’est plus, depuis longtemps, qu’une évidence aveuglante - même pour les enfants -, et quand, dernièrement, la tragique affaire George Floyd est venue donner un de ces coups d’accélérateur dont l’histoire a le secret, mobilisant le monde entier dans une révolte contre les injustices induites - qui fait que je ne comprends pas qu’il y ait encore un ancien colonisé qui puisse s’opposer à ce qu’on remette la statue de Faidherbe dans un musée, ou que l’on songe à débaptiser ces nombreuses rues et avenues dont vous ne trouverez aucun équivalent africain en France. «Rue Aline Sitoé Diatta», martyrisée par la france coloniale, dans un coin de Paris par exemple ! Ou Avenue Samory Touré, et d’autres et d’autres encore du foisonnant martyrologe colonial en Afrique, pour expier les péchés de la colonisation, qualifiée pourtant, de « Crime contre l’humanité» par le président Macron, le 15 février 2017, à Alger ?
Impensable, bien sûr - parce que nous, on se contente de mots pour solde de tout compte ! Ou … ? tiens donc ! Qu’on rende la statue de Faidherbe à la France, propriétaire et fabricant, qui aujourd’hui, entreprend de nous refourguer les emblèmes qu’elle a pillés durant cette longue et sombre période de notre histoire, oubliant que dans les mêmes conditions, pendant que se perpétuait le «crime contre l’humanité», des tonnes d’autres richesses inaltérables, comme des blocs d’or et de diamant, étaient soustraites. Si cet élan autocritique de l’actuel successeur des Rois de France n’était pas qu’hypocrisie, il fallait, à défaut de nous les rendre, qu’on en parle au moins.
Plutôt que de se la jouer premier soutien de nos pays qui, aujourd’hui, tendent la main pour l’annulation de la dette africaine … Dette injuste, elle-même inscrite dans ce rapport de force défavorable que tente de renverser - avec ses moyens - cette jeunesse africaine sans «complexes de colonisé», porteuse de ce «sentiment anti-français» qui, oh surprise, semble étonner, sinon énerver Emmanuel Macron, au point qu’il ait convoqué à Pau, en janvier 2020, les chefs d’état du G5 sahel pour leur demander d’y mettre fin. Et ils y ont tous couru se faire sermonner. C’est encore cela notre histoire avec le colonisateur. Histoire qu’il ne s’agit pas de faire semblant d’oublier en débaptisant des rues, oh non !, mais d’arrêter de célébrer, comme avec cette inscription sur la stèle qui porte le fantôme métallique de l’ancien gouverneur du Sénégal : «à Faidherbe le Sénégal reconnaissant».
Comme si nous ne savions pas ce que ce général de l’armée coloniale française - exclusivement pour le triomphe, la puissance, la richesse, la gloire de son pays et le confort des bourgeoisies françaises - a commis d’atrocités, de pillages et d’abus moraux imprescriptibles qui, depuis plusieurs semaines, par des intelligences reconnues, des intellectuels de haut niveau, nous sont rappelés avec rigueur et pertinence ; surtout avec un sens de la mesure dont je serais incapable, si je devais me lancer dans le même sinistre inventaire des exploits de Léon-Louis Faidherbe. Lui-même, ressuscité, n’en croirait pas ses yeux de lire ça : « Reconnaissant ! » Ce n’est assurément pas nous sénégalais, qui causerions quelque traumatisme à la France, si nous continuons à refuser de nous défaire de cette réputation de supplétifs du colonisateur (tirailleurs sénégalais, fut une appellation générique loin d’être innocente ...) et de ses continuateurs, pour nous mettre à son service chaque fois que l’ancien maître fait face à la moindre fronde.