SÉNÉGAL, CHRONIQUE D’UN SOFT POWER EN DÉCLIN, UNE DÉMOCRATIE EN RUINE
EXCLUSIF SENEPLUS - L’État de droit, les normes démocratiques et toutes les variables qui déterminaient l’attractivité du Sénégal sur la sphère internationale, sont en train d’être oblitérées. Nous sommes dans une décennie de tous les dangers
Une crise démocratique, des tensions à un niveau rarement connu, une attractivité mitigée à l’internationale… le Sénégal perd de sa superbe d’antan et à un rythme crescendo. L’État de droit, les normes démocratiques, la stabilité politique et toutes les variables qui déterminaient l’attractivité et la légitimité du Sénégal sur la sphère internationale, sont en train d’être oblitérées. L’inventaire des faits auxquels nous sommes tous témoins, expose un Sénégal qui ne satisfait plus son statut de modèle et qui est presque un “soft power” en déclin. L’histoire de nos prouesses diplomatiques et de la perception que le reste du monde a de notre pays, reflète oui, un potentiel de soft power dont dispose le Sénégal. Aujourd’hui, les sources de cette puissance s’étiolent et un diagnostic lucide s’impose.
Les sources du soft power sénégalais
Malgré la petitesse de cette nation, les aléas de la géographie et de l’histoire lui ont conféré des relents d’une puissance qui lui accordent une importance capitale à la face du monde. De par la situation géostratégique, le Sénégal a été toujours perçu comme le pays francophone le plus important d’Afrique subsaharienne par l’administration américaine (Peter Schreader, 2005). Sa stabilité et sa maturité démocratique manifestées et confirmées lors des deux alternances, en ont fait un modèle non seulement pour l’Afrique mais aussi pour le reste du monde. Au soir de la défaite d’Abdoulaye Wade en 2012, les éloges ne manquaient pas. Macky Sall prenait les rênes d’un pays dont l’attractivité de par sa démocratie acclamée, était au zénith. Goodluck Jonathan président du Nigéria d’alors estimait que cette élection "était une bonne chose pour le peuple sénégalais et pour notre sous-région, particulièrement à l'heure où un pays frère fait face à de graves défis en matière d'ordre constitutionnel (parlant du Mali)".
Le Sénégal a surtout toujours été un modèle de démocratie non pas pour l’Afrique uniquement, mais pour le monde musulman. Un modèle de pays africain, démocratique à majorité musulmane, dont le premier président de la République était issu de la minorité chrétienne. La capacité de cette nation à avoir une voix écoutée à l’internationale, est issue de cette tradition démocratique dont les origines remontent même au XVIIIe siècle avec la Révolution Torodo ou encore avec le modèle d’Etat de la collectivité Lébous, mais aussi d’un certain leadership incarné dans le monde musulman. En plus de présider depuis 45 ans le Comité pour l'Exercice des Droits Inaliénables du Peuple Palestinien, le Sénégal est un acteur marquant de l’Organisation de la Coopération Islamique dont il a abrité le 11e sommet en 2008.
Le rôle modèle du Sénégal tourne surtout autour de sa capacité à être à équidistance avec les civilisations, sans pourtant autant porter atteinte à son identité de pays musulman. Le sécularisme hérité dans une moindre mesure de la colonisation, dont on a réussi à dresser l’osmose avec nos pratiques et principes religieux, c’est ce cocktail auquel s’est greffée notre démocratie, pour nous permettre d’avoir la légitimité et la crédibilité en tant que médiateur dans plusieurs conflits internationaux. Notre implication sans commune mesure dans la promotion de la paix et la stabilité dans le monde a été plébiscitée tout au long de l’histoire. De l’envoi des troupes sénégalaises à la guerre du Golfe aux multiples missions de l’ONU au Darfour, au Rwanda ou encore en Centrafrique, en passant par les médiations d’Abdoulaye Wade en Côte d’Ivoire ou au Madagascar en 2002, le Sénégal a toujours assuré un leadership marquant sur la sphère internationale.
Beaucoup de ces variables justifient le terme de “soft power” pour le Sénégal. Même si ce terme est encore absent de la communication des dirigeants autant que dans la sphère académique sénégalaise, le Sénégal est un soft power ou jouit d’un gros potentiel de soft power. C’est une puissance douce, qui s’impose dans le jeu international grâce aux trois fonctions du soft power tel que le définit Joseph Nye depuis le début des années 90. Nye explique que le concept de la puissance a changé et la façon dont les pays s’influencent et se persuadent dépend maintenant de trois fonctions : les valeurs, la politique étrangère et la culture.
Sans vouloir entrer dans les rudiments théoriques de la pensée de Nye, la description ci-dessus explique et justifie la perception du Sénégal en tant que soft power. Nos valeurs et notre activisme démocratique à l’international, notre réputation de pays de droit à l’internationale et notre désignation de pays de la Teranga (pays de l’hospitalité) nous ont donné la légitimité et la crédibilité nécessaire pour s’imposer sur scène internationale. La culture sénégalaise reste visible et convoitée, et le Sénégal joue aussi un rôle de carrefour culturel en Afrique de l’Ouest après avoir organisé deux fois le Festival mondial des Arts Nègres.
Il y a surtout un volet d’exceptionnalisme sénégalais qu’il convient de relever. Le Sénégal n’est ni une puissance économique ni une puissance démographique, ni une puissance militaire d’ailleurs, du moins à la hauteur de la réputation de ses succès dans les zones de conflits où nous sommes intervenus. La puissance sénégalaise est une puissance douce, qui dépend plus de ses richesses immatérielles.
Seulement, il y a un déclin retentissant de toutes les variables qui font le potentiel du soft power sénégalais.
Du déclin d’un soft power
Il y a une crise âprement démocratique au Sénégal. Il y a d’abord des sources de conflit qu’on n’aurait jamais imaginées entendre un jour dans ce dernier bastion de la démocratie ouest-africaine. Des discours ethnicistes, sous-tendus par une volonté de mettre “hors d’état de nuire un opposant” qui a implémenté une nouvelle façon de faire de la politique et qui bénéficie particulièrement de l’oreille attentive et réceptive d’une jeunesse qui se sent trahie (nous y reviendrons).
Il y a surtout une volonté manifeste d’un gouvernement, depuis 2012, de gouverner par la force de lois et de règles dont la conception et la finalité sont particulièrement antidémocratiques. Une constitution à polémique en 2016, le parrainage, et récemment, les nouvelles lois antiterroristes dont la qualification la plus adéquate serait “antidémocratiques”, ont été votées par une Assemblée nationale dont la crédibilité est au plus bas et qui ne reflète absolument pas, ni la volonté du citoyen sénégalais ni l’intégrité et l’élégance républicaines que le sénégalais a toujours exhibées fièrement. Il y a une crise profonde, même ahurissante des valeurs, surtout au sein des institutions, et qui ne se limite même pas à cette Assemblée à « majorité mécanique ». Le plus difficile c’est que nous devenons nous-mêmes, ceux qui outrepassent les principes de la démocratie et le respect des conventions internationales. Les décisions prises par la CEDEAO sur les cas de Khalifa Sall et du parrainage défavorablement au gouvernement, que celui-ci a ignorées d’ailleurs, démontrent une perte d’élégance républicaine et éthique au sein de nos plus hautes sphères.
Il y a la perte surtout de la crédibilité “d’une justice qui a démissionné”, comme le disait un juge démissionnaire. Quand, dans un pays, le président de l’Union des Magistrats réclame plus d’indépendance pour la justice, il y a péril en la demeure. Non seulement les démissions et les crises sont de plus en plus marquantes et récurrentes au sein de la corporation, mais il y a un sentiment partagé que les prérogatives du pouvoir juridique sont phagocytées par l’exécutif. Il y a une volonté manifeste de se servir du pouvoir juridique à des fins politiques, qui exacerbe davantage le sentiment d’injustice continuelle qui anime le sénégalais actuellement.
C’est ce sentiment d’injustice refoulé des années durant, qui explique le mieux les tensions inédites notées en mars dernier. Au menu, une affaire de mœurs qui laisse surtout entrevoir un complot visant à mettre à l’arrêt un opposant qui gêne. L’opinion publique s’est surtout faite à l’idée qu’il y a une volonté de l’exécutif d’écarter un opposant de plus, après l’avoir fait avec Karim Wade et Khalifa Sall, et de se baliser une route pour un probable troisième mandat ou pour une dévolution partisane du pouvoir. Cela s’est greffé à ce sentiment d’injustice qui anime le sénégalais depuis 2012 avec l’impunité dont jouissent surtout les membres de la mouvance présidentielle contrairement aux opposants, et qui plonge le Sénégal parmi les pays à justice sélective et peu recommandable.
Le Sénégal perd surtout son attractivité en Afrique. L’Etat et les dirigeants ne prennent aucunement en compte le besoin inquiétant et légitime de souveraineté qui anime les jeunes africains mais surtout les jeunes sénégalais. Il y a une jeunesse africaine qui se retrouve parfaitement dans le discours souverainiste et patriotique d’Ousmane Sonko et d’autres opposants de cette génération un peu partout en Afrique de l’Ouest. Aujourd’hui, le président Macky Sall entretient une relation diplomatique avec la France qui nous rappelle les plus mauvais jours de la Françafrique pour l’Afrique de l’Ouest. Il renforce surtout cette réputation du Sénégal comme dernier bastion de la Françafrique avec la Côte d’Ivoire, soulignée récemment par l’analyste politique Emmanuel Desfourneaux sur les ondes d’une radio sénégalaise. Une réputation bien loin du rôle panafricaniste que le Sénégal a joué tant bien que mal sous l’ère Abdoulaye Wade et qui permettait au pays d’assurer légitimement aux yeux des africains, le rôle du leader d’une Afrique libre dans ses pensées et dans ses prises de décision.
Le Sénégal ne peut plus surtout se prévaloir d’être un pays de droits. Le dernier rapport de Freedom House expose un recul démocratique et des libertés au Sénégal sur la période 2017-2020. À force de gouverner par la force des lois et des règles antidémocratiques, à force de mettre les opposants hors circuit, d’avoir recours à des méthodes peu conventionnelles comme l’invocation de l’article 80 pour emprisonner des activistes ou les indexer en tant que terroristes quand ils sont à l’étranger ; aujourd’hui, nous n’avons plus d’argument nous privilégiant face aux autres États africains jugés moins démocratiques.
Dans le cadre de la politique étrangère, il y a deux problèmes qui portent préjudice à la crédibilité des dirigeants sénégalais. Premièrement le leadership africain que le président Sall essaye d’incarner lors de ses discours face à une audience internationale, n’a rien à voir avec sa politique intérieure. Il y a toujours ce recours par exemple à l’étranger même dans la commande publique et surtout le recours aux lois liberticides sur le plan national. Alors que face à une audience internationale, le président essaye de promouvoir l’image d’une Afrique libre, d’un Sénégal émergent et démocratique, qui n’ont rien à voir avec les faits nationaux de sa politique.
La deuxième chose est que la politique étrangère de Macky Sall ne reflète pas la construction progressive de l’identité sénégalaise. L’identité détermine les intérêts d’un acteur dans la sphère internationale, ont expliqué les constructivistes. La politique du gouvernement actuel ne traduit pas les aspirations, les valeurs, les croyances et les principes auxquels obéissent les Sénégalais. Le cas du conflit israélo-palestinien en est une parfaite illustration. Leopold Sédar Senghor n’avait pas hésité à accorder un passeport diplomatique à Yasser Arafat à la fin des années 60. Le Sénégal en tant que défenseur des droits inaliénables de la Palestine (via le Comité) doit montrer son support à ce pays et se positionner en tant que médiateur actif face à Israël avec qui il bénéficie d’une bonne relation de surcroît. En mai dernier, Israël frappait pendant plus de six jours la bande de Gaza. Enormément de Sénégalais se sont insurgés de cet épisode et l’État sénégalais devait avoir un engagement beaucoup plus marqué qu’un simple discours d’appel à la désescalade le jour de l’Eid. Sans oublier l’épisode de la visite de Me Sidiki Kaba en 2018, ministre des Affaires Etrangères, au « mur des lamentions ».
La démocratie est à l’agonie au Sénégal. Nous sommes dans une décennie de tous les dangers. Avec l’exploitation des ressources, il y aura davantage de risque d’insécurité. Le débat devait être ailleurs. Aujourd’hui, cette étape devait être largement dépassée et le débat tourné vers notre capacité à être un “trading State”. Mettre les piliers d’une émergence avérée et non juste de slogan, concevoir une diplomatie proactive et multidimensionnelle. Le soft power sénégalais devait être davantage renforcé et surtout, utilisé comme un instrument d’une diplomatie économique ambitieuse. Le Sénégal est une puissance douce immatérielle, mais le Sénégal a la capacité d’être une puissance africaine avérée dans tous les domaines. Les niches diplomatiques à notre portée ne manquent pas. Notre capacité d’influence en Afrique de l’Ouest peut être ressuscitée et mise au service de notre diplomatie économique. Mais pour ces ambitions, il faut d’abord restituer l’État de droit.
Les acquis démocratiques ne doivent être menacés pour rien au monde, pour aucune cause personnelle ou communautariste, et pour personne. À chaque génération sa mission, la nôtre est de faire en sorte que l’intégrité démocratique du Sénégal d’antan, ne s’égare pas sous notre génération.
Alioune Aboutalib Lô est un doctorant en Relation International à l'Istanbul Medeniyet Üniversitesi (Université des Civilisations d’Istanbul).