SORTIR DE L'ÉTAT DE GUERRE
EXCLUSIF SENEPLUS - L'Etat du Sénégal est-il prêt à accorder à la Casamance un statut spécial ? On devrait mettre fin à la politique des émissaires, des fondés de pouvoir et des porteurs de valise
Les 14 personnes massacrées dans la foret de Bourofaye Bainouck ce 6 janvier dernier ne sont que les dernières victimes de la « drôle » de guerre qui oppose depuis 1982 les Forces Armées du Sénégal au Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance qui revendique l’indépendance de cette région .
Depuis 35 ans, après moult négociations, après des trêves et des périodes d’accalmie, la violence, les agressions, les massacres refont surface inexorablement. Après chacun des drames, les Sénégalais se rappellent qu’une véritable guerre sévit dans leur pays et s’émeuvent des morts et la destruction.
Le Président de la République, le gouvernement en place et les institutions de la République « condamnent », « s’inclinent devant la mémoire de nos vaillants Diambars » et en appellent à la réunion de toutes factions du MFDC « pour une paix définitive dans la partie Sud de notre pays ».
La société civile paralysée noyautée qu’elle est par les innombrables mouvements de « cadres », « d’intellectuels », de « plateformes » et « groupements de femmes » exprime son émotion et formule des vœux pieux.
Le fait est que l’opinion est intoxiquée par les missi dominici qui murmurent à l’oreille du Président de la République et vivent grassement du pognon qu’ils partagent avec les innombrables chefs de guerre rivaux du « maquis », leurs fondés de pouvoir et des notables.
Aussi après le « massacre » des 14 de Bourofaye Bainouck comme après ceux qui l’ont précédé, l’émotion du peuple passée, après les rodomontades des politiciens en pré campagne électorale, on en reviendra au « business as usual », à la politique des « émissaires », à la « diplomatie des mallettes », au grand bonheur des « entrepreneurs du conflit ».
Peut être que la foret de Bourofaye Bainouck sera « nettoyée » comme l’a solennellement annoncé le Chef d’Etat Major Général des Forces Armées du Sénégal ! Gageons cependant que « l’ordre et la sécurité » promis par le Président de la République ne régneront pas de si tôt en Casamance.
Déjà un leurre est en train de s’imposer : ce serait « une mafia qui s’est installée en Casamance et qui pille les forêts » qui serait responsable du massacre des 14 Bourofaye Bainouck. Ce sont donc « les criminels de la forêt casamançaise » qu’il faudrait traquer !
Comme si « l’exploitation anarchique du bois » n’était pas une composante de l’économie de guerre générée par l’état de guerre permanent qui sévit en Casamance depuis 35 ans. Comme le trafic du yamba et de la noix de cajou. Même si les assassins des 14 de Bourofaye Bainouck sont de cette mafia du bois, c’est bien le contexte du conflit armé qui a permit ce crime !
C’est donc de l’état de guerre dont le Sénégal doit enfin sortir. Mais le veut-on vraiment ? S’en donne t-on les moyens ? Voici en effet un Etat en guerre contre un mouvement sécessionniste armé qui pourtant entretient les chefs de guerre et finance le fonctionnement de ce mouvement.
Voici un Etat en guerre contre un mouvement sécessionniste qui s’emploie à grands frais à faciliter l’unité de ce mouvement éclaté en plusieurs morceaux au lieu de profiter de la scission ! Voici un Etat en guerre contre un mouvement sécessionniste qui prétend négocier avec ce mouvement sans indiquer les termes de cette négociation.
A quoi veut-on aboutir ? A une reddition totale et sans condition du MFDC ? A la reconnaissance du MFDC comme parti politique et l’attribution de pouvoirs politiques et de sinécures spécifiques ? Que ne s’inspire t-on de la manière dont la France a fait face au mouvement indépendantiste corse ?
Rappelons que cette région insulaire de la France, partie intégrante de la République, patrie de Napoléon Bonaparte, a vu la création en 1976 du Font National de Libération de la Corse (FNLC) qui réclame l’indépendance de l’ile et lance alors la lutte armée contre l’Etat français. Le FLNC a engagé dés lors et jusqu’aux années 2000 une véritable guerre contre l’Etat français à coup d’assassinats ciblés, d’attentats à la bombe contre des édifices publics et des institutions de l’Etat en Corse, sur le continent et à Paris même.
Les gouvernements français successifs réagiront d’abord dans l’urgence recourant tantôt à la répression tantôt au dialogue et à la conciliation. Ceci n’aura pour effet que l’éclatement du FLNC en plusieurs blocs rivaux avec des métastases multiples dans la société civile. Mais l’Etat français évoluera progressivement dans son appréciation du mouvement indépendantiste corse et dans ses méthodes pour y faire face. Après l’élection du Président Mitterrand en 1982 et l’adoption d’une loi de véritable décentralisation, une « Assemblée de Corse » élue au suffrage universel direct et au scrutin proportionnel intégral est instituée (au lieu d’un Conseil Régional comme dans les autres régions). L’Assemblée de Corse sera mise en place dés 1984 alors les élections régionales sous la nouvelle loi ne se tiendront ailleurs en France qu’en 1986.
La Corse jouit dés lors d’un « statut spécial » avec en plus des compétences dont jouissent les autres régions françaises, celles relatives notamment à l’éducation, à la culture, à l’exploitation des transports ferroviaires, maritimes et aérien et à la gestion des forets ( !). Ce statut sera encore renforcé en 1991 avec le « statut Joxe » (du nom du Ministre de l’Intérieur de l’époque) créant la Collectivité Territoriale de Corse (CTC) Si la notion de « peuple corse » est finalement expurgée du texte à la demande du Conseil Constitutionnel, l’ile acquiert un statut et une légitimité spécifique, à côté des régions métropolitaines et des Territoires d’Outre Mer.
Cependant le FLNC et les quatre autres organisations indépendantistes continuent la lutte armée et ne décrètent un « cessez le feu total » qu’en décembre 1999 quand de nouvelles négociations s’engagent sous l’égide du gouvernement Jospin.
Les « Accords de Matignon » conclus en 2000 entre les représentants des nationalistes et indépendantistes et le gouvernement français font l’objet d’une loi en 2002 qui donne pouvoir à l’Assemblée de Corse d’organiser « une consultation des électeurs de Corse sur la modification de l'organisation institutionnelle de la Corse". C’est ainsi qu’en 2015 dans le cadre de la mise en œuvre de l’Acte III de la Décentralisation initiée par le Président François Hollande, la « Loi portant nouvelle organisation territoriale de la République, portant création d’une « Collectivité de Corse », collectivité unique « en lieu de la collectivité territoriales et de deux départements » est adoptée.
A partir de là, jugeant disposer enfin d’un cadre approprié pour exercer une véritable autonomie dans leur région, les militants corses appellent à une participation massive aux élections territoriales de 2017. La coalition nationaliste, comprenant des autonomistes et des indépendantistes, l’emporte avec 56 % des voix.
La Corse a désormais gagné son autonomie. Si la revendication indépendantiste n’est pas abandonnée par tous les nationalistes corses, du moins tous s’engagent à inscrire désormais leur action dans le cadre des lois et institutions de la République française. Quelles leçons le Sénégal pourrait il retenir de ce règlement de la crise indépendantiste corse ?
D’abord ceci : l’Etat du Sénégal est-il prêt à accorder à la Casamance un « statut spécial » comme celui que la France a finalement accordé à la Corse ? Le préalable institutionnel à l’adoption d’un tel statut serait la mise en œuvre d’une véritable décentralisation du type mis en œuvre en France à partir de 1982.
Il nous semble quant à nous que le Sénégal ne peut plus s’agripper comme à une relique sainte à « l’unicité et l’indivisibilité de l’Etat » ou comme on le dit en wolof de manière quasi incantatoire : « le Sénégal constitue une même tête qu’on ne saurait diviser ». Ceci relève de cette conception jacobine de l’Etat héritée de... la France qui l’a renié désormais comme on l’a vu.
Même si le Président Macky Sall ne voulait pas en arriver à accorder à la Casamance un statut spécial, le Sénégal devrait au moins s’inspirer de la méthode mise en œuvre en France pour à la fois penser et mettre en œuvre les réformes institutionnelles et politiques requises.
En France, ce sont les Premiers Ministres, leurs ministres, les préfets et autres hauts fonctionnaires qui ont eu en charge à la fois la réflexion sur les réformes institutionnelles et légales requises pour faire face à la crise Corse et leur mise en œuvre.
On devrait de même au Sénégal mettre fin à la politique des émissaires, des fondés de pouvoir et des porteurs de valise et confier au gouvernement et à l’administration la responsabilité exclusive de la définition des voies et moyens requis et de la conduite d’un processus de négociations avec le MFDC susceptible de sortir le pays définitivement du conflit.