TCHAD, OSEZ INVENTER L'AVENIR
EXCLUSIF SENEPLUS - Il faut remettre le pouvoir, tout le pouvoir au peuple. On ne peut trouver de sens du vivre ensemble que pour une rationalité collective. En dehors de ces aspects-là, tout est colonisation (4/4)
Au Tchad, suite à l’assassinat du président Idris Deby Itno au pouvoir de décembre 1990 à avril 2021, son fils Mahamat Deby prend la tête d’un groupe d’officiers : le Conseil Militaire de Transition (CMT), et installe un régime dit de transition dont l’un des objectifs principaux est de préparer le retour à l’ordre constitutionnel au terme d’une période de 18 mois. Un ministère de la Réconciliation nationale a été chargé d’organiser un dialogue national Inclusif DNI, dans le but de faciliter la mise en place d’institutions et mécanismes devant permettre d’organiser des élections libres et transparentes. Ce dialogue, précédé d’un pré-dialogue de groupes de politico-militaires, qui s’est tenu pendant plus de 4 mois à Doha sous l’égide du Qatar et de la France a abouti à un accord entre une partie des belligérants habituels et le gouvernement issu du coup d’état d’avril 2021. Cet accord salué par l’Organisation des Nations Unies, exclut cependant le principal mouvement armé. Ledit dialogue national inclusif (DNI) se tiendra à Ndjaména à partir du 20 Aout 2022.
En marge et pour participer à la réflexion qui se mène dans son pays natal, l’écrivain tchadien Koulsy Lamko publie aux Editions Casa Hankili África, Mexico, un livre d’entretiens dont le titre sibyllin et iconoclaste présage du tumulte ambiant autour d’une rencontre dont il pense qu’elle est pour une énième fois, une ré-initiation avortée tant les dés sont pipés quant à l’issue probable : le risque de la légitimation d’une succession dynastique qui mettra le pays à feu et à sang.
SenePlus lui ouvre ses colonnes permettant que soient partagés de larges extraits de « Mon pays de merde » que j’adore avant la parution de l’essai-conversations à la rentrée d’octobre 2022.
Dans cette partie, Koulsy Lamko appelle à un renversement total du système hérité de la colonisation au profit d'un nouveau modèle de vivre-ensemble.
ARS : Je suis du même avis que vous. Ce que n’ont pas compris certains vieux marxistes de ma famille politique, c’est que le capitalisme n’est pas une « taie d’eau morte » comme dirait Césaire, une donne immobile, uni-pièce, et aisée à circonscrire. Il est évolutif dans ses stratégies et méthodes de spoliation, varie, s’adapte, se construit, feint de reculer, mais toujours se fortifie avec comme mire inaliénable : le profit. Il ne se loge pas dans un domaine fixe, cloîtré ; il éclate les cadres, grossit ses dividendes, ne s’embarrasse pas de la dynamique de la scissiparité, s’adapte aux milieux hostiles, adopte tous les discours mielleux du serpent Kaa, du Livre de la jungle de Rudyard Kipling. Et pour redorer son blason lorsqu’il le sent terne, mue et mute. C’est un virus mutant en perpétuelle transformation avec ses séquences multiples qui s’ajoutent les unes aux autres : un véritable système mouvant.
KL : Seuls les peuples organisés se décolonisent ! Il suffit d’ailleurs de tendre l’oreille vers d’autres cieux pour se rendre compte que dans ces mêmes pays de monarchie constitutionnelle ou de démocratie libérale déguisée en République, l’oligarchie mondialiste mise à part, plus personne, ne veut plus de ces formes de gestion déconcentrée où des représentants continuent d’être un alibi pour le maintien d’un soi-disant équilibre entre l’exécutif, le judiciaire et le législatif. Plus personne n’est dupe. Partout, comme rempart au capitalisme mondialiste qui mue, mute et fabrique ses variants ; partout comme rempart au crime organisé, à l’extractionisme, à la détérioration environnementale accélérée, à l’exploitation abusive des biens communs de la nature, se lève une immense clameur qui dit que les peuples veulent prendre leur propre destin en main. Contre l’offensive néolibérale qui les émascule, les populations essaient de créer une dynamique qui s’appuie sur des structures territoriales à dimension humaine où la gestion facilite une démocratie directe, et l’exercice d’un droit de regard et de décision sur l’application des ressources.
ARS : L’on vous dira que ce sera hasardeux et qu’il faut juste appliquer une gestion saine des finances de l’État, une répartition équitable des ressources… un peu d’éthique pour réguler le social…
KL : Le mythe de la bonne gouvernance, belle invention néolibérale ! On n’en sait quelque chose quant au déploiement des programmes d’ajustements structurels et la perfidie de la suprématie du marché et de l’économie sur le politique.
Au fait, qu’est-ce qui oblige à garder en l’état un territoire immense mal structuré et qui pendant des décennies ne nous pose que des problèmes de gestion ? En quoi d’avoir gardé l’État unitaire colonial nous a-t-il rendu plus forts, plus heureux ? En quoi, pour avoir accordé à ce type d’État, le bénéfice du doute depuis tant d’années en a-t-il fait un État meilleur dans lequel les communautés vivent en paix, ont suffisamment de quoi manger, se vêtir, s’instruire, vivre libre et solidaire ? En quoi l’État unitaire a-t-il promu l’éducation, la santé, l’agriculture, l’élevage, l’autonomie alimentaire ? L’industrie ? En quoi a-t-il empêché les guerres, les violences politique et symbolique, les assassinats, les clivages ethniques et religieux, la prédation, la corruption, le clientélisme ? Qu’en attendons-nous encore si pendant 60 ans, le berger, la bergère continue d’aller chercher le puits au bétail à des dizaines de kilomètres ? Qu’en attendons-nous encore si le paysan après 60 années de Tchad, continue de cultiver sa parcelle à la houe du début de la révolution néolithique, sous 40 degrés sous le soleil ? Qu’en attendons-nous si les étudiants sont obligés d’aller partout au Cameroun, au Soudan, au Burkina Faso, au Bénin, juste pour un premier cycle universitaire ? Qu’en attendons-nous si des millions de jeunes n’ont pas d’emploi, continuent de vivre chez papa maman et n’ont aucune perspective à l’horizon ? Qu’en attendons-nous avec des prédateurs insolents qui capturent tout ce qui leur passe sous le nez, déposent des sommes faramineuses dans les banques et les paradis fiscaux à l’étranger n’investissent même pas dans le pays, le fruit de leurs rapines, cependant qu’ils le destinent à l’acquisition des propriétés mirifiques au Canada, en France, en Egypte, à Dubaï, au Maroc, etc. ?
ARS : Le développement est un processus lent et du temps long.
KL : On a tout essayé : l’État multipartiste jacobin, l’État jacobin à parti unique, l’État jacobin sous la révolution culturelle, l’État d’exception militaire, l’État consensus sous gouvernement d’union nationale, l’État totalitaire policier, l’objet état non identifiable (OENI), l’hybride monarchique militaire républicain, l’état monarchique déconcentré…
ARS: Vous risquez d’être accusé de vouloir diviser le pays…
KL : Diviser le pays ! C’est le cri de ralliement de ceux que Sankara appellerait les hiboux aux yeux gluants ou les crocodiles borgnes ! Ceux qui ont divisé le Tchad, en sapant toutes les dynamiques de construction d’une nation, sont ceux qui ont tué, semé la zizanie depuis des décennies pour voler les biens du peuple… Le Tchad n’a jamais été un pays uni. Il n’a jamais constitué une entité soudée, pour que l’on évoque même sa division ! En quoi donc le diviserais-je, moi, si jamais il n’avait été uni que de façade ?
ARS : Vous manquez d’objectivité, non. Une nation est en route malgré tout, fragile sans doute, et donc à consolider dans sa gestation. C’est ce que je me borne à vous répéter…
KL : Ceux qui croient que les autres doivent subir de manière éternelle leurs bottes de conquérants ou de gouverneurs de colonies, sont ceux-là qui ont divisé le Tchad, si tant est qu’il ait été un jour uni ! Des individus, de groupes d’individus ont essaimé les régions, du nord au sud, de l’est à l’ouest, semé la désolation dans les familles, pillé, brulé les cases. Qu’attendent-ils sinon que des cœurs meurtris nourrissent la colère et parfois le désir de vengeance ! Croit-on qu’il suffira d’organiser, à la sauvette, quelques jours de prise de paroles hypocrites pour apaiser les cœurs ? Croit-on qu’il soit normal que des gens qui ont assassiné en masse, commis de crimes économiques, doivent demeurer impunis ? Croit-on qu’il suffira de distribuer des liasses de billets à gauche, à droite, pour acheter des consciences et espérer de ce commerce vilain et honteux l’amnésie sur les crimes économiques ? Au Tchad, ce sont de millions de cœurs qui sont divisés ; et profondément déchirés alors. Soyons réalistes ! Même la capitale du pays dans laquelle l’on devrait espérer tous se fondre n’est qu’un agrégat géographique de tribus et clans, de familles regroupées sous diverses bannières. Je n’ai aucun jugement de valeur à ce propos de la grégarité. Cependant, je constate simplement qu’il y a un mal profond du vivre ensemble pour le moment et que les fractures communautaires sont légion, et fidélisées topographiquement par une archipélisation outrancière avec ces saraland, zaghawaland, boulalaland, kabalailand…
ARS : Et si la solution se trouvait dans la décentralisation ?
KL : Vous voulez dire la gouvernalisation ? Ici c’est encore la question clef qu’il faut agiter : de quelle légitimité se prévaut l’individu parachuté depuis la capitale et qui impose ses désidératas ou ceux de son administration sans prendre en compte le consentement des populations qu’il oblige ou contraint ?
ARS : C’est vrai que ceux qui racontent les débuts du Frolinat de Goukouny Weddeye révèlent l’incongruité de la situation entre administrés-administrateurs avec une asymétrie dans la perception et l’interprétation du pouvoir d’état au regard des codes culturels. Dans ce cas-là, tout manquement de l’administrateur de Tombalbaye parachuté devient sévices, violation de droits culturels et humains. On se retrouve en plein capharnaüm des frontières du sens, un type de distopie identitaire collectif partagé.
KL : La décentralisation serait encore tout simplement la forme et la structure rêvée pour une meilleure répartition de prébendes entre caciques mandatés par le pouvoir central, contre la volonté des peuples. Cela dit, vous ne faites pas remarquer que ceux qui ont organisé la Conférence Nationale Souveraine en 1993 qui déjà prônait la décentralisation, sont les mêmes qui en ont sabordé les résultats immédiatement… Et au lieu de l’alternance démocratique, ils ont fait des pieds et des mains pour conserver le pouvoir pendant presque 30 années plus tard. Que décentralise-t-on dans un cadre où la volonté de vivre ensemble est mise à rude épreuve par une classe politique qui zigzague constamment et des guérilleros qui vivent de la rente politique ou des généraux propriétaires de ranchs ambulants qui n’investissent en rien dans leurs bétails transhumants et les font paitre au détriment de l’écosystème environnemental. Il faut remettre le pouvoir, tout le pouvoir au peuple !
Le fédéralisme n’est en rien lié à l’ethnicisme communautariste ou à l’appartenance tribale ou géographique primordiale du citoyen. Il s’agit de territoires et de gestion du terroir par les populations qui l’habitent hic et nunc. Dans le cadre d’États fédérés, chaque citoyen aura le choix de s’installer où cela lui conviendra. Celui qui voudra ne pas vivre dans un État en perpétuel guerre et violence s’installera là où les lois le permettront. Que ceux qui sont allergiques à la bière de mil et ne peuvent pas en sentir le drèche, choisissent de vivre là où on ne la fabrique pas. Celui qui souhaitera vivre dans un État où le port des armes est permis, le vol culturellement magnifié par la bravoure qui s’en dégage, pourra aussi s’organiser pour piller comme bon lui semble, si les lois le lui permettent. Que ceux qui veulent vivre sous la loi des États fédérés qui promulgueront la diya islamique aient la liberté de le faire. C’est aussi cela la liberté du citoyen de vivre la plénitude de sa volonté. Le territoire est suffisamment vaste pour que l’on y créé toute la diversité nécessaire aux désidératas des uns et des autres.
ARS : Et pourtant un état unitaire… garantirait mieux la sécurité de tous.
KL : Ah, ce mythe de l’État unitaire ! On sait désormais comment il fonctionne. Pourquoi refuse-t-on l’alternance à la tête de l’État et le renouvellement de la classe politique, sinon parce que le pouvoir d’État représente et est ainsi conçu, comme une rente, le lieu trouble à partir duquel l’on va s’enrichir. Pas comme l’espace du service à la collectivité. Les gouvernements et les peuples ont fini par se faire à l’idée et s’y complaisent. Former un gouvernement devient un jeu d’équilibriste : assouvir l’aspiration des différentes communautés tribales à se voir représenter par l’un des leurs au gouvernement, cela pour se sentir participant à l’ensemble. On essaie de rechercher l’équilibre par la logique ethnique ou régionale : la géo-logique ethnologique d’équilibristes ! Et c’est le clan au pouvoir qui détermine et orchestre le mouvement d’ensemble en actionnant le jeu de quille par des décrets. Il en a le contrôle de l’équilibre pourvu qu’il en soit le noyau et fasse tourner tout autour de lui, les électrons. Ceux-ci sont des représentants d’ethnies ou sont, fils ou fille de… papas ayant eu un mot à dire un jour sur la politique tchadienne depuis l’indépendance. La dynamique dynastique est à plusieurs volets, la mille-feuille spéciale ! Et le peuple d’avance soumis à la loi grégaire d’appartenance, en écoutant la liste des membres du gouvernement, veut entendre un nom bien de chez lui, de son terroir d’appartenance ethnique… Peu importe que l’heureux élu n’ait pas les compétences requises pour l’emploi. Peu importe qu’il n’ait suivi aucune formation qui lui permettrait de comprendre les dossiers qui lui seront présentés et dont il devra apprécier la qualité. Peu importe qu’il n’ait présenté de projet préalable ou qu’il ait fait ses preuves dans d’autres institutions qui auraient prouvé ses capacités de gestion d’équipe et ressources humaines… L’heureux élu répond à l’appel y vient pour juste avoir le temps de voler de l’argent public par un détournement de projets ou de biens public impliquant les biens meubles et matériels administratifs du parc mobile. Il n’aura échappé à personne que nous reproduisons l’état colonial non seulement dans ses structures, mais aussi dans la manière dont nous les désignons et les envisageons.
ARS : C’est votre mythe obsédant on dirait, vous y faites une fixation.
KL : Pédagogie oblige. Le colonisateur appelait gouverneurs, ceux qu’il envoyait et dont la mission était de : « gouverner au nom de l'État alors situé en métropole, la distance leur accordant alors de très larges prérogatives. » Dans le cadre de l’État jacobin, même décentralisé, parce que le gouverneur est nommé par le chef de l’État, il ne rend compte qu’à sa hiérarchie, à l’autorité supérieure centrale qui l’a désigné. Et non au peuple puisqu’il n’a pas été élu par lui. Et parce que les distances sont grandes, la tentation est là toute prête de reproduire le schéma colonial du rentier à larges prérogatives sur ses prébendes. C’est classique. Rien de nouveau. C’est de métamorphose dont nous avons besoin, une rupture totale de système. C’est que la puissance de renouvellement générée par tant de douleurs de sang et d’impasse, de faim du corps de la soif de justice et de volonté de vivre, éclose la chrysalide pour que le papillon naisse et se déploie en adulte. Hélas, je crains fort que nous n’en soyons qu’à l’étape larvaire nymphale.
Ce n’est pas d’équilibre dont on a besoin, mais de bascule complète, c’est que soit dégagée toute cette classe politique incompétente d’obligés et d’affidés, de fils et fille à papa; classe vieillie, sans initiative créative, sans passion pour le service au peuple, classe oligarchie clanique et comparses et affidés, instrumentalisée par des parrains étrangers et qui s’arroge tous les pouvoirs et qui pour conserver ses prérogatives et prébendes travaille à maintenir les relations d’interdépendance et de complicité afin de faciliter la déprédation au profit des puissances de l’armement néocoloniales. Il faudra une réflexion profonde pour non seulement changer le leadership qui a failli pendant autant de décennies ; mais aussi inventer de nouvelles institutions jamais encore expérimentées pour aller de l’avant. L’exigence d’une certaine rationalité dans la perception de la vie présente et la vision que l’on se prescrit…
ARS : La vie des hommes, de tout temps est faite de rapports de force. L’être humain a toujours été un conquérant et lorsqu’il a pu marcher pour coloniser des terres où trouver sa pitance, il s’est organisé pour s’y lancer. Bien d’anti-fédéralistes brandissent la menace de la guerre civile.
KL : Normal c’est le seul jeu dont certaines personnes réfractaires au changement et sans arguments se sont familiarisées aux règles : le discours de la violence et de l’inertie. Faire peur aux millions de citoyens, faire trembler ses millions de compatriotes, parce que l’on a constitué une armée clanique, jeté par la fenêtre tous les deniers publics pour l’achat d’armes aux marchands de canons dont on s’est fixé la fidélité et la protection ! Sankara disait à juste titre dans son Discours d’Addis Abeba en 1987 qu’un pays africain qui achète des armes ne peut l’avoir fait que contre un autre pays africain. Quel pays africain ici peut s’armer pour se protéger de la bombe nucléaire ? Aucun pays n’est capable de le faire. Des plus équipés aux moins équipés. Chaque fois qu’un pays africain achète une arme c’est contre un Africain. Ce n’est pas contre un Européen. Ce n’est pas contre un pays asiatique. »
L’on ne construit rien de pérenne en maniant le fouet et la frayeur, en brandissant à tout vent, le spectre d’une guerre civile. C’est cela la colonisation du peuple par l’État militariste. Et l’on voudrait promouvoir le vivre ensemble, quand paradoxalement l’on écrase la population à laquelle l’on impose toutes sortes de violences, en créant constamment des alibis et des boucs émissaires. Comment veut-on que le désir du partage des espaces de vie ne prenne-t-il pas du plomb dans l’aile ? Lorsqu’un peuple connait autant de douleurs au point que les services publics doivent organiser des séances de thé pour que les gens manifestent le vivre ensemble c’est que la douleur est abyssale. La question centrale ici c’est qu’est-ce que ceux qui veulent gérer un pays de seize millions d’âmes proposent comme projet politique, programme, vision et vers quel horizon, ceux qui se proposent de gouverner veulent entrainer le peuple ? Et aussi si cet horizon envisagé est largement souhaité par le peuple… On ne peut trouver de sens du vivre ensemble que pour une rationalité collective. En dehors de ces aspects-là, tout est colonisation !
ARS : Le fédéralisme est-il donc la solution pour le Tchad ?
KL : Vous, dites-moi comment sortir autrement du cercle vicieux dans lequel s’est enfermé le pays depuis six décennies ! Parce que pour moi, nous devons inventer nos modèles, un autre modèle que celui de l’État unitaire jacobin décentralisé ou déconcentré dans tous les cas, un modèle désirable et viable, et, décider de le nommer comme nous le souhaitons, pourvu que nous nous accordions sur les attributions des rôles et les mécanismes de gestion.
Nous avons vécu pendant 60 années, un déficit chronique d’imagination pragmatique. Du personnel politique, personne ne veut courir le risque d’oser inventer l’avenir, et qui nous arracherait à cette espèce de fatalisme béat, cette ankylose mortifère et destructrice à la longue.
ARS ; La tétanie, nous l’avons tous en partage et ce sera l’une des réussites du système ultra libéral. Raidir les peuples comme la pluie et le froid raidissent les fourmis rouges sur le tronc de l’arbre. Tant que l’on n’aura pas compris que l’état-nation de type jacobin, héritier du système westphalien, comme dirait Bertrand Badie, a été imposé pour freiner la seconde phase du panafricaniste qui aura été après la libération, celle de la construction de l’état panafricain fédéral, multinational, multiculturel l’on continuera à naviguer dans le gris douteux.
KL : Les jeunes qui font l’apprentissage violent de la précarité et qui se prennent en ce moment à la figure la barre de la désespérance comme un boomerang lancé par leurs parents, sont ceux qui doivent décider de ce qu’ils veulent pour leur avenir. A un moment donné, il faut être conséquent c’est-à-dire choisir entre la continuité désastreuse puisqu’éprouvée ou le changement ou l’inconnu peut permettre d’inventer une sortie vertueuse. Un rapport de force s’installe depuis l’arrivée des Transformateurs sur la scène politique nationale. Des partis fédéralistes, des plates-formes, s’affirment. Cela signifie l’irruption d’une certaine frange de la population longtemps écartée de la gestion de son destin et qui revendique son droit à l’existence, à l’exercice de la parole et à la prise a en main de son destin. Ce qui irrite un certain nombre de vieux routiniers de la politique politicienne qui, au lieu de faire leur mea culpa pour incompétence notoire et de disparaitre à jamais dans les oubliettes de l’histoire, au contraire, ruent dans les brancards et se hâtent de fixer l’âge minimum pour l’accès à la fonction suprême. Ces attardés de l’histoire, crient aux gémonies et au jeunisme immature dès qu’ils se sentent trembler sur leurs strapontins déséquilibrés. Il faut arrêter avec ces considérations de vieux papa donneur de leçon, cette espèce d’adultocratie endémique digne d’un autre âge. Dans un monde sans repères, il n’y a plus que les jeunes qui ont les outils de l’imagination parce qu’ils peuvent et savent les créer, les adapter aux circonstances. Eux, connaissent la mobilité du monde, des représentations et les réponses à apporter. Et puis, il s’agit de leur avenir, le leur, non plus celui d’une classe politique scotchée á la case « échec flagrant » qui a démontré ses limites en se vautrant dans le compromis et la compromission. Il faut sortir le pays de l’ornière politique dans laquelle le chaos protéiforme l’a plongé.
ARS : Vous voilà revenu à vos envolées lyriques et autres mouvements anaphoriques. Vous semblez plutôt dire un credo, traduire un acte de foi.
KL : Que veut la jeunesse ? Un emploi qui puisse permettre d’envisager un projet de vie, un toit décent où abriter sa famille, des produits alimentaires accessibles, de l’eau saine, de l’énergie pour créer la technologie, un service de santé acceptable, des espaces d’expression de ses talents culturels et scientifiques, un horizon clair dans lequel elle pourra se projeter sous le regard bienveillant des anciens. Et quand je parle des jeunes, je ne me limite pas à ceux à qui l’on a octroyé à la sauvette un diplôme ou qui se sont livrés à la débrouille sur les pistes de Maroua au Cameroun ou Porto-Novo au Bénin et à qui on promet quelques centaines d’emplois en s’égosillant, comme si c’était une prouesse que de faire miroiter des emplois à quelques cinq mille jeunes formés hâtivement à HEC ! Au Tchad, il a plus de cinq millions de jeunes en quête d’espaces viables pour travailler, offrir leurs bras et leur intelligence dans des chantiers de l’immobilier, la construction des routes, dans les usines de transformation agroalimentaires, les plantations agricoles modernes, les fermes pastorales modernes, les bassins de piscicultures, les ateliers de forge et de menuiserie modernes, des marchés de l’artisanat, des orchestres, les théâtres et autres ensembles artistiques, les entreprises de transport, les agences de tourismes, les laboratoires de recherche, des classes d’école, collèges, lycées et universités, les maternités, les hôpitaux, les agences de communication et de tourisme, les banques de développement… et aussi dans la création des emplois. Et ceux-là pour la plupart n’ont pas eu le « loisir » d’aller à l’école de Jules Ferry et qui mériteraient, parce qu’ils en ont eux aussi le droit, qu’on les forme à l’usage des technologies modernes, qu’on les forme à la serrurerie, a la plomberie, à la menuiserie, l’agroforesterie, l’artisanerie, la tannerie et ses produits dérivés. Ce que l’on demande à un gouvernement c’est de créer les conditions de l’apprentissage et d’une certaine modernité. Et non de rabrouer les jeunes ou de les gazer. L’absurde c’est quand un ministre septuagénaire, vante sa propre longévité aux affaires, en tire les raisons d’un know-how et d’une sagesse qui l’autorise à sévir, intimide un jeune responsable de mouvement politique, se plaint de ce que le jeune « immature » soit pressé d’arriver… Il en oublie que pendant que lui a stationné pendant trente ans devant la ruche d’où coule le miel dont il se délecte et se goinfre, le temps, lui, ne s’est pas arrêté. Et que pour qu’il y ait de l’emploi pour les jeunes, qui ont l’âge de ses fils, il faudra bien qu’il parte à la retraite, qu’il dégage !
Bien sûr qu’un modèle d’agglomération de populations pour constituer un territoire économiquement et culturellement viable, appelez-le fédéralisme par défaut, comme l’on veut qui permette qu’enfin ce que Merlot Ponty désigne par « le pouvoir des sans pouvoir » s’actualise, prenne corps, reviennent au peuple que le pouvoir populaire dé privatise les prérogatives de l’élite, renverse la hiérarchie des valeurs de production, dés-administre les galimatias de l’homo administratus imbibé d’eurocentrisme et qu’ils se dissolvent dans une gestion horizontale des rapports inter groupes sociaux, que les mots mobilisant soient plutôt l’explicitation des solutions pratiques à des problèmes de vie, de survie, d’organisation ; solutions proposées, débattues, discutées, amendées par des assemblées populaires de villes, de quartiers ou villages et dont l’application ne découlent que de l’acceptation populaire. Tout cela dans une relation d’échanges productifs, de dialogue permanent, de critique et d’autocritique. Les luttes pour l’horizon du bonheur, se mèneraient alors toutes ensemble et de front. Elles s’incarneraient dans les domaines suivants: le refus du colonialisme despotique et autocratique local, le refus du néocolonialisme d’une élite soi-disant, le refus du féodalisme rampant; la promotion de la lutte contre la corruption, la moralisation de la chose publique; la mise en place d’une économie centrée sur l’autosuffisance, le contrôle et la gestion des moyens de production par les forces productives elles-mêmes ; la jouissance qu’apporterait la valorisation du monde rural; de l’élevage et de la paysannerie, la réhabilitation de la femme dans son rôle moteur de l’émancipation collective; la démocratisation de l’éducation scolaire et de la santé; la mobilisation de l’armée et des forces de sécurité pour le service au peuple, l’exécution des tâches de production d’intérêt commun et de sécurité ; la lutte contre la désertification ; la promotion des méthodes de préservation de l’environnement, l’interrogation critique des valeurs de culture ; la réhabilitation des valeurs de références …
ARS : C’est ce que vous essayez de désigner par le modèle d’agglomération de communautés ! Avec Le communautarisme, vous roulez à tombeau droit à la catastrophe, dans l’abîme !
KL : Non ! Je ne prêche pas la ghettoïsation. Je ne parle pas de repli identitaire, c’est le mot à la mode, je sais. Je promeus un modèle qui facilitera la viabilité d’un territoire physique et de pensée et du corps de la parole partagée solidairement et permettra d’appliquer le principe de la communalité et que l’on pourra appeler le communalisme si l’on veut.
ARS : Il faudra bien que vous l’explicitiez, à un moment ou l’autre de notre conversation. Je n’en vois pas encore distinctement les contours.
KL : Bien sûr qu’un modèle d’agglomération de populations, appelons-le comme l’on veut… fédéralisme par défaut, permettra de retrouver la jouissance du vivre ensemble, de l’interdépendance et du sens collectif de la solidarité… Nous avons besoin d’un réarmement éthique. L’individualisme, le narcissisme, le nihilisme ont pénétré toutes nos fibres et détruisent toutes nos valeurs. Nous pourrions retrouver pour ce faire, ce que d’aucuns appellent l’Ubuntu, une didactique de la pratique communautaire de l’interrelation et de l’interdépendance, cette sagesse, cette philosophie de la vie qui considère que le soi est moi parce que les autres le sont. Je n’existe que parce que le reste du monde me sculpte ; « mon corps est fait du bruit des autres ». L’individu n’est rien sans communauté et vice versa ; ce qui impose par conséquent à tout individu des devoirs et des responsabilités devant la communauté… et le rend mécaniquement éligible dans tout processus de jouissance d’entraide, de solidarité et de justice au sein de sa communauté. J’existe parce que j’ai des droits et des devoirs. Je ne suis pas du même avis que toi. Mais comprenons-nous les uns les autres pour que nos opinions coexistent et nous obligent à créer, à inventer ce qui surgirait en dépassant nos contradictions.
ARS : Je vous suis. C’est cette même philosophie qui impose la vision holistique du monde, considère la globosphère avec toutes ses composantes et attribue à chacune une importance remarquable dans la constitution de l’ensemble et qui nous raconterait à nouveau notre dépendance par rapport à la terre, à l’eau, au feu et à l’air, ces éléments primordiaux et notre respect pour les règnes animal, végétal, minéral, qui font partie d’un tout harmonieux et conditionnent l’équilibre primordial.
KL : Bien sûr qu’un modèle d’agglomération de populations appelons-le comme l’on veut… fédéralisme par défaut, garantirait le refus de bradage des terres pour des champs de roses ou de blé saoudien, le refus d’exploitation éhontée de minerais si elles devaient se mener au détriment du bonheur du peuple… Seuls les peuples conscients de l’importance de leur patrimoine commun peuvent le défendre ensemble. Et pour cela, il faut apprendre ensemble à identifier les vrais ennemis.
ARS : J’en veux pour preuve ce que dit Jean Louis Borloo, ancien Ministre français de l’Economie et des finances : « Et tout le monde s’en rend compte! D’abord les liens avec l’Afrique, même inconscients, restent forts. Ensuite, on ne peut plus éviter le sujet. Pas besoin d’avoir fait des années d’études pour comprendre que, si l’Afrique ne se développe pas, les mouvements migratoires vont évidemment se poursuivre et s’intensifier. Ce n’est pas des centaines de milliers, mais des dizaines de millions de personnes qui voudront aller vers la lumière. Et si l’Afrique se développe, le marché au bout de la rue, avec ses 2 milliards de personnes, pourrait bien remplir les carnets de commandes de nos entreprises. Les grands dirigeants économiques français, ceux dont le métier consiste à définir des visions stratégiques, ont identifié un nid de croissance en Afrique. L’avenir de la France se joue en l’Afrique.»
KL : Drôle de cynisme ; cynisme décomplexé !
Sauterelle que tu tiens entre les doigts
L’abandonnerais-tu à la langue vipère ?
La liberté se cueille
Le sot l’y laisse »
LE DIALOGUE NATIONAL TCHADIEN, UNE TRAGI-COMÉDIE