TOGO, SI L’ON N’Y PREND GARDE…
De nombreux officiels continuent de minimiser les manifestations populaires et semblent se suffire du soutien des forcées armées - La situation est encore plus stupéfiante quand de hauts responsables de l’Etat trouvent qu’il n’y aurait rien à discuter
Depuis le 19 août 2017, le Togo vit une grave crise politique. On peut dire une crise de plus ? Sans doute, mais les derniers soubresauts de la vie politique au Togo laissent augurer une situation qui compromettrait, à terme, une certaine stabilité dans ce pays et par ricochet enfoncerait davantage la sous-région de l’Afrique de l’Ouest dans des troubles profonds. L’opposition au régime de Faure Gnassingbé organise des marches pour exiger des réformes institutionnelles et le départ immédiat du chef de l’Etat. Depuis cette nouvelle éruption politique, des violences ont été enregistrées, et déjà un décompte macabre dresse un bilan de huit personnes tuées dont des civils et des éléments des forces de sécurité. Les ingrédients sont réunis pour un embrasement encore plus dangereux de la situation. Tous les acteurs ont leur part de responsabilité dans cette crise qu’il convient de régler au plus vite pour éviter que le Togo ne sombre et que les convulsions ne marquent la sous-région.
«Faire partir Faure maintenant ou jamais !», un slogan cul de sac
On peut dire qu’il est légitime pour toute opposition politique de se mettre en ordre de bataille afin d’exiger des avancées démocratiques, et d’utiliser les moyens et stratégies qu’elle juge les plus pertinents. Seulement, à observer les actions mises en œuvre sous l’égide de la nouvelle figure de l’opposition togolaise, en la personne de Tikpi Salifou Atchadam, on peut être dubitatif sur les véritables motivations. En effet, les revendications de l’opposition portaient initialement sur les exigences d’un processus électoral plus transparent et l’adoption de réformes institutionnelles qui instaureraient un scrutin à deux tours pour l’élection présidentielle et la limitation des mandats du chef de l’Etat. De telles revendications restent parfaitement dans la norme mise en œuvre dans les régimes démocratiques, mais là où le bât blesse, c’est que l’opposition a exigé le départ immédiat du Président Faure Gnassingbé, élu pour un nouveau mandat de 5 ans en 2015.
L’argumentaire de l’opposition est de retourner à la Constitution de 1992 qui interdisait un troisième mandat successif pour le président de la République. Seulement ce que l’opposition semble oublier, c’est que cette Constitution de 1992 avait déjà été révisée pour faire sauter la limitation du nombre de mandats. La même opposition en avait été assez consciente qu’elle avait accepté pour le Président Faure Gnassingbé de briguer un troisième mandat en 2015, et cette dernière réélection n’avait fait l’objet d’aucune contestation. C’est dire que le retour à la nouvelle limitation du nombre des mandats du président de la République ne pourrait se faire que dans le cadre d’une nouvelle réforme constitutionnelle. Le gouvernement s’est déjà engagé à mettre en œuvre la réforme par la voie parlementaire ou référendaire. Il reste toutefois que l’opposition voudrait que la nouvelle réforme soit rétroactive et donc s’appliquer au mandat en cours.
Les juristes du monde entier refusent d’envisager une telle possibilité en se référant notamment aux jurisprudences, en la matière, des hautes juridictions française, sénégalaise, burkinabè, malienne, ivoirienne et béninoise, pour ne citer que les pays les plus proches du Togo. Tikpi Atchadam, le leader du Parti national panafricain (Pnp), et ses amis semblent vouloir élever la barre le plus haut possible pour obtenir de Faure Gnassingbé de ne pas se représenter en 2020. Ainsi, exigent-ils son départ immédiat. Tikpi Atchadam harangue ses partisans avec sa formule : «Il faut faire partir Faure maintenant ou jamais !» Jean Pierre Fabre de l’Alliance nationale pour le changement (Anc) a souscrit à la même dynamique à l’occasion d’une autre manifestation le 9 septembre 2017. Cette dernière exigence constitue un véritable blocage.
La confrontation devient inévitable entre les deux camps. Déjà, le 19 août 2017, un commissariat de police de la ville de Sokodé, fief de Tikpi Atchadam, a été attaqué et des armes ont manqué au décompte effectué par les services de sécurité. A quelles fins des armes ont été emportées par des manifestants ? Des agents des forces de sécurité publique ont été molestés et lynchés ce jour-là, sans pour autant que leurs collègues eussent fait usage de leurs armes, parce que formellement interdits par le gouvernement de le faire contre les manifestants.
On peut augurer que le bilan aurait pu être beaucoup plus lourd si les militaires et policiers, montrés en débandade par des images triomphatrices partagées dans les réseaux sociaux par les manifestants, avaient utilisé leurs armes de guerre pour se défendre. Les forces de sécurité avaient battu en retraite et laissé des hommes derrière eux, morts ou gravement blessés. Ce repli pourrait expliquer la facilité avec laquelle d’autres militaires, en faction devant le domicile d’un responsable militaire, avaient été égorgés nuitamment à Sokodé par des personnes non identifiées.
La troupe ronge son frein et dans de nombreux messages partagés dans les réseaux sociaux à Lomé, des soldats disent leur courroux et leur volonté de venger leurs frères d’armes. Ils disent désormais vouloir refuser d’obéir aux ordres de la hiérarchie qui leur interdit, même s’ils sont attaqués, de faire usage de leurs armes. Il y a ainsi un péril grave. Le plus inquiétant est que les responsables de l’opposition incitent, à visage découvert, les jeunes manifestants à provoquer et harceler les militaires pour les pousser à commettre l’irréparable afin, disent-ils, de «précipiter le départ de Faure à l’instar de ce qui s’était passé au Burkina Faso avec Blaise Compaoré». La dernière trouvaille des manifestants togolais est de balancer des sacs d’excréments humains sur les préposés au maintien de l’ordre. Comme cela, ils auront plus l’esprit à courir se nettoyer qu’à contrer les manifestants.
Les grossières fautes de l’opposition
L’opposition semble avoir les moyens de tenir sa mobilisation dans le temps. Elle s’évertue à organiser des marches toutes les semaines et tous les jours de la semaine. Les moyens déployés pour déplacer les manifestants et leur fournir une certaine logistique montrent que les nouveaux dirigeants de l’opposition politique togolaise ont eu le temps de bien se préparer en mobilisant des ressources financières importantes. L’opposition montre des signes de richesse, mais le pedigree de Tikpi Salifou Atchdam ne le présente pas comme susceptible de posséder d’importants moyens financiers.
Cet ancien fonctionnaire de 50 ans, devenu leader politique, qui a mis sur pied son propre parti en 2014, semble posséder les moyens pour son action politique. Il détiendrait le nerf de la guerre et cela l’autorise à ravir la vedette et à conduire l’opposition traditionnelle, toujours incarnée par Jean Pierre Fabre et consorts. En tout cas, il est rare de voir des partis d’opposition distribuer des pécules aux manifestants pour les motiver. C’est pourtant le cas ces derniers temps au Togo. Cette nouvelle donne conforte les tenants du pouvoir dans l’idée que cette crise politique, subite au Togo, est suscitée et entretenue par de riches pays arabes.
La crispation politique est survenue au moment où le Togo avait annoncé l’organisation à Lomé d’un Sommet Afrique-Israël. Une telle perspective n’a pas l’heur de plaire à tout le monde. Le gouvernement togolais a fini par renoncer à la tenue de cette rencontre internationale sur son sol. De toute façon, les manifestants des 19 et 20 août 2017 étaient partis des mosquées et des prêches de certains imams avaient stigmatisé le caractère «anti-musulman» du régime de Faure Gnassingbé. Un certain irrédentisme tribal avait aussi été constaté.
Des images de séances publiques de libation et autres prestations de serment sur le Coran, pour s’engager à donner sa vie pour la cause musulmane au Togo, ont aussi circulé. Il n’est pas besoin de dire que dans le contexte ouest-africain marqué par le péril islamiste, de telles situations doivent être motifs de préoccupation. Un chroniqueur togolais relève avec ironie que les chefs de l’Eglise catholique togolaise qui s’étaient empressés au lendemain des premières manifestations à sortir une déclaration, endossant les revendications politiques de l’opposition, n’avaient peut-être pas été éclairés par les lumières du Seigneur.
En revanche, les guides religieux musulmans avaient vite fait d’appeler à discerner la bonne graine de l’ivraie pour éviter que tous les forfaits soient commis au nom de leur religion. La conférence épiscopale du Togo est en train de faire acte de contrition pour assurer le régime au pouvoir de sa bonne foi. Pour leur part, les journalistes qui osent encore dénoncer les dérives de l’opposition sont violentés ou menacés de représailles. Cela révèle l’immaturité de l’opposition dirigée par Tikpi Atchadam qui a commis une autre bourde d’appeler le Président français Emmanuel Macron à intervenir dans le conflit politique togolais. Pourtant, il continue de prôner «la rupture avec l’ordre néo-colonial français».
L’autisme du pouvoir de Faure Gnassingbé
Le Togo est dans une impasse. Le Président Faure Gnassingbé reste reclus dans son Palais. Le Togolais lambda aimerait bien entendre le timbre de la voix du chef de l’Etat en ces temps d’incertitudes. Faure Gnassingbé ne change rien à ses habitudes. Il s’emmure dans un silence pesant. La seule déclaration qu’il s’est permis de faire a été consentie à l’occasion du congrès statutaire de son parti «Unir», tenu à Tsévié le 28 octobre 2017. Le chef de l’Etat togolais voudrait rester droit dans ses bottes.
Dans une brève allocution, il continue de s’étonner que le monde le juge injustement et que les médias finissent par «faire d’un homme simple un dictateur sanguinaire». On croit encore entendre ses conseillers qui n’ont à la bouche que le mot : «La faute est aux médias.» Faure Gnassingbé ne laisse pas moins le monde circonspect quant à sa capacité à changer le cours des choses. Son pouvoir a donné l’impression d’avoir été dépassé par la situation et nul n’a véritablement compris la passivité face aux manifestations insurrectionnelles de l’opposition. Les autorités togolaises, gagnées par une certaine phobie à arrêter des opposants, semblent miser sur une stratégie de faire le dos rond, c’est-à-dire d’attendre un essoufflement des manifestants. Les manifestations quotidiennes gênent les activités économiques et sociales. La ville de Lomé vit une grande morosité. Les hôtels et autres lieux publics sont vides.
Les populations mettent leurs voitures à l’abri d’éventuelles casses. Les commerces baissent rideaux pour éviter les pillages. Les militants du parti présidentiel commencent à mettre en place des groupes de riposte à ce qu’ils appellent les exactions de l’opposition. Quelques échauffourées ont été notées dans la capitale Lomé. Dans un climat pareil, le business se meurt au Togo, et cette situation risque d’aggraver les difficultés du pays. Le pouvoir reste dans sa tour d’ivoire et ne prend pas conscience de ses lacunes et insuffisances.
Faure Gnassingbé croit que ses réalisations parlent pour lui. Des supporteurs du camp du pouvoir cherchent à distinguer le régime de Faure Gnassingbé de celui de son père Gnassingbé Eyadema. Ils veulent enlever de la tête des gens toute idée que Faure Gnassingbé devrait être comptable des années de pouvoir (1967-2005) de son père. Au slogan de l’opposition qui fustige «50 ans d’une même famille», le pouvoir rétorque que «Faure n’a encore passé que 12 ans à la tête du Togo». Comme si cela avait de l’importance aux yeux de l’opinion publique ! Il n’y a pas eu au Togo, au décès de Gnassingbé Eyadema, une succession «sous bénéfice d’inventaire». Faure Gnassingbé avait aussi hérité du passif laissé par son père. Il faut se rappeler qu’il avait été imposé au pouvoir par l’Armée.
De nombreux officiels continuent de minimiser les manifestations populaires et semblent se suffire du soutien des forcées armées. La situation est encore plus stupéfiante quand de hauts responsables de l’Etat togolais trouvent qu’il n’y aurait rien à discuter avec l’opposition du fait de son exigence d’un départ immédiat du Président Faure Gnassingbé. Aux manifestations de l’opposition, le pouvoir réplique par des mobilisations monstres, avec des partisans chantant, dansant, et drapés aux couleurs bleu-blanc du parti «Unir», avec des casquettes vissées sur la tête, des t-shirts et des milliers de kilomètres de pagnes distribués. Ils se croient encore «forts derrière Faure».
Le camp de Faure Gnassingbé peut encore compter sur la fidélité et la loyauté de l’Armée. Jusqu’à quand ? Surtout que le moral des troupes semble tomber au plus bas, devant les dépouilles des soldats assassinés par des manifestants de l’opposition. Aussi, ces militaires ne viennent-ils pas des mêmes chaumières que les manifestants ? Tikpi Atchadam a sa formule dans l’édition du journal français Le Monde du 20 septembre 2017. Il y déclare notamment que «l’Armée d’aujourd’hui n’est plus celle de Eyadema. Elle est mieux éduquée, plus ouverte.
Les mentalités ont évolué. Il faut seulement leur faire prendre conscience qu’ils appartiennent eux aussi au même Peuple togolais, qu’ils connaissent les mêmes difficultés, la même misère. C’est la théorie du mouton et du piquet. Le mouton, ce sont les Togolais. Le piquet, c’est l’Armée. Le piquet n’a pas la conscience de son état ni du fait qu’il est lié au mouton par la même corde. Il faut lui en faire prendre conscience, ou alors il sera arraché de terre, comme cela s’est passé au Burkina Faso».
L’exemple burkinabè hante les esprits au Togo. Et ce pays reste le seul, dans l’espace de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), à ne pas avoir connu de changement de régime politique les dix dernières années. Une telle spécificité peut encore jouer sur le moral des opposants. Ne faudrait-il pas engager le dialogue avant d’en arriver à des extrémités ? Faure Gnassingbé a déjà dit à ses homologues chefs d’Etat et au président de la Commission de la Cedeao, Marcel Alain De Souza, son ouverture au dialogue. Reste à en prendre l’initiative.