UN CAPITALISME SÉNÉGALAIS ?
Il semble que la jeunesse politique actuelle soit sur le point de commettre les mêmes erreurs que les anciens marxistes, toujours aux affaires d’ailleurs - Le socialisme sénégalais ne sera pas une copie de Solférino
Dans Erreur de calcul, Régis Debray dresse une implacable critique du capitalisme et de ses dérives actuelles. L’idéologie du «chiffre», de la «croissance», de «l’émergence» traduit la transformation de la vie humaine en affaires arithmétiques, comme si le chiffre pouvait rendre compte de la complexité des sentiments, des ressentis, et des appréciations du bonheur des personnes et des cultures. Tous les Etats du monde courent après ces graals, ces indices qui semblent être les seuls qui comptent. Il s’est ainsi produit une uniformisation des désirs et des orientations. Avec la mondialisation, cette dérive a atteint des proportions inquiétantes. On en constate chaque jour les ravages, les concurrences malsaines, les guerres inavouées et les crispations entre identités que cela produit et nourrit. Cependant, en devenant une utopie du désir, à travers la standardisation des émotions (via smartphones, réseaux sociaux, flux migratoires…), le capitalisme est un monstre difficile à abattre. Partout, il agit avec la même force d’attraction, en convainquant les individus que leur salut se trouve dans la consommation et que leur épanouissement en dépend. C’est donc curieux de voir, alors qu’abondent les discours qui exposent les impensés du capitalisme, qu’il se développe.
Régis Debray n’a pas été seul à critiquer le capitalisme, c’est même l’exercice favori de la pensée universitaire et intellectuelle, en Europe en particulier. Depuis un siècle, cette tendance a revêtu plusieurs formes et nourri les partis de gauche. Si l’on transpose cette réalité au Sénégal et qu’on explore l’école de formation des hommes politiques sénégalais, on voit que le Marxisme a été un tremplin pour beaucoup de têtes passées et actuelles. Amady Aly Dieng, dans ses jeunes travaux, a rendu compte de la genèse de cette lutte dans la Feanf (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France) notamment, où le combat contre le colonialisme se confondait avec celui contre le capitalisme. Pourquoi donc, avec au Sénégal une telle génération de marxistes, de socialistes, d’anticapitalistes, de communistes, le capitalisme s’étend-il bien des années plus tard, trouvant même dans la promotion de l’entreprenariat et du numérique une nouvelle jeunesse ?
Il y a fort à parier qu’il y a des ratés et des échecs. La faillite d’une élite politique est tellement évidente qu’on peut faire l’économie de s’étendre là-dessus. Une chose paraît plus importante, c’est l’aliénation du contre-discours. En somme, comment les dé-colonialistes sont eux-mêmes devenus aliénés. L’école du Marxisme sénégalais a pensé le Sénégal à travers les grilles européennes. Elle a transposé des schémas sur des réalités, sans voir comment elle pouvait susciter à l’intérieur les anticorps aux dérives économicistes. Une récente relecture de la critique de Dieng des Damnés de la terre est riche en enseignements. Dans un texte brillant, l’intellectuel sénégalais critiquait Fanon et la propension au mélange des combats, sous le sceau du décolonialisme. On peut émettre comme verdict 50 ans plus tard, que les dé-colonialistes et les marxistes ont échoué à faire émerger un socialisme sénégalais et qu’ils ont plutôt été les agents, complices de l’expansion du capitalisme sauvage.
Il est important dans toute lecture d’un fait social d’en comprendre toutes les dimensions. Pendant longtemps, on a pensé que le capitalisme était forcément un produit occidental. Que nos sociétés ne pouvaient pas le produire, le nourrir. Cette volonté, ce réflexe d’exclure l’Afrique du temps du monde, comme une île anhistorique, a été le symptôme d’une grande carence intellectuelle. Toutes les dynamiques, historiques, dynastiques, les rapports entre castes, les stratifications sociales, les commerces familiaux, l’asservissement d’individus indiquent que nous produisons les conditions d’un capitalisme. Avec l’accumulation de richesses, le patrimonialisme, l’absence de règles, de contrôles et la disqualification de la lutte des classes à cause des interférences religieuses ou culturelles, il y a un type de production de biens qui rappelle tous les vieux schémas capitalistes du monde. En cela, le Sénégal n’est en rien différent.
Si l’on radioscopie les dépenses pour les fêtes, les cérémonies, les dons, l’idéologie du paraître, le goût du luxe ; si l’on regarde même comment se déploie la sémantique autour de l’argent ‘Alal yalla mo koy meye’, ‘Xalis ken du ko liggey, dañ koy lijeunti’, etc. ; quand on voit comment se développe, sous couvert d’informel et de débrouille, tout un commerce sans traçabilité ; quand on voit enfin comment le don des pauvres enrichit les références morales, il y a dans tout ça l’existence d’un écosystème de type capitaliste bien sénégalais qui ne doit rien à aucune importation. On mesure du reste la violence du capitalisme à la violence des inégalités, à la favorisation des oligarchies, avec l’entente cordiale de ceux qui dirigent. Il suffit de voir les murs sociaux qui subdivisent Dakar pour comprendre comment les féodalités demeurent. Le Sénégal coche toutes les cases du capitalisme sauvage qui émane des représentations culturelles, des héritages, des valeurs nationaux et des vogues mondialisées.
En manquant cette dynamique, les marxistes et les anticapitalistes sénégalais, pourchassant le capitalisme occidental, ont voulu chasser un ennemi commode ; d’où l’échec dans la poursuite de cette ombre. D’autant plus que la codification de ce modèle occidental s’est bien adaptée à nos réalités, contrairement à ce que l’on pense. L’impunité des multinationales à Dakar profite des trous dans le maillage fiscal et des géants comme Orange s’adaptent à la réalité de la demande téléphonique et numérique, en changeant leur schéma occidental pour se fondre dans le décor sénégalais. Orange s’appuie sur les petits commerces relais et montre bien que le capitalisme occidental, très souple, admet de céder au local pour mieux l’emporter au global. Un exemple parmi tant d’autres de la nécessité d’analyser les affaires de nos pays à la lumière de leur dynamique locale, et de ne pas être systématiquement dans la réaction face à un ailleurs pour mieux comprendre où renforcer l’édifice d’un système qui satisfait le local et n’est pas dupe des prédations du global. On peut noter à ce propos quelque chose de cocasse, les plus grandes réussites économiques sénégalaises, encensées actuellement, sont des succès capitalistes par excellence, et non des alternatives économiques.
Il semble que la jeunesse politique actuelle soit sur le point de commettre les mêmes erreurs que les anciens marxistes, toujours aux affaires d’ailleurs. Ne pas subir les concepts extérieurs, c’est comprendre comment les nôtres naissent. Le socialisme sénégalais ne sera pas une copie de Solférino. Pour exister, il devra aller arracher des mains des forces qui tiennent le pouvoir l’exigence d’égalité, de justice et de solidarité. Le capitalisme n’est pas un intrus qui nous soumet, c’est aussi et surtout notre produit. Jusqu’à présent, nous avons préféré combattre son ombre de peur de s’auto-administrer une gifle. Ce sera une étape nécessaire.
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Ce texte est le premier d’une série qui analysera le commerce sénégalais.