WADE-PÈRE ET WADE-FILS
Comment l'un a créé pour l'autre les conditions qui lui ont permis d'organiser le pillage systématique de nos maigres deniers publics
Il a donc franchi le Rubicon, en graciant sans état d'âme le premier condamné de la Traque des biens mal acquis, Karim Wade, le fils de son père, le distingué disciple de son marabout.
Je ne m'attarderai pas sur le mystère, les nombreuses zones d'ombre qui entourent cette rocambolesque grâce. Des observateurs plus avertis que moi se chargeront de jeter une lumière sur cette affaire qui est un reniement de plus, et pas des moindres, des engagements du candidat Macky Sall. L'objectif de cette contribution est de revenir un peu en arrière, de montrer comment Wade-père a créé pour Wade-fils les conditions qui lui ont permis d'organiser le pillage systématique de nos maigres deniers publics.
Je me souviens, en particulier, d'avoir adressé une lettre publique, sous forme de contribution, à certains ambassadeurs accrédités chez nous. Je l'avais ainsi intitulée :
"Excellences, Messieurs les Ambassadeurs d'Inde, d'Iran, de Corée, de la République populaire de Chine et des Monarchies du Golfe accrédités à Dakar !" C'était pour attirer leur attention sur le pouvoir exorbitant qui venait d'être confié au fils par le père.
Je me félicitais d'abord des bonnes relations de coopération qui existaient entre nos pays, et que nous entretenions également avec les pays occidentaux. Le libéral Wade, qui accédait à la magistrature suprême le 1er avril 2000, avait tôt fait de changer de cap : au fur et à mesure, il donnait l'impression de tourner le dos aux Occidentaux et d'ouvrir davantage les portes du Sénégal aux pays du Sud, en particulier à ceux des ambassadeurs à qui ma lettre était destinée. Pour les convaincre de son nouveau choix, il donna une conférence de presse, le 1er octobre 2007, dans la salle des Banquets de la présidence de la République.
Il revenait alors fraîchement des États-Unis d'Amérique. Dès l'entame de sa conférence, il annonça avec fracas que le Sénégal renonçait à l'important Projet dit de la Plateforme de Diamniadio, financé pour environ 500 milliards de francs Cfa, dans le cadre du Mca. Et il expliquait ainsi son choix : "Pour l'histoire, je n'ai jamais cru à ce projet de plateforme de Diamniadio. Je ne l'ai jamais aimé. Je n'ai jamais compris ce qu'il y avait dedans. Je l'appelais serpent de mer."
Pour préciser davantage son divorce d'avec les USA, il ajouta : "Les Américains sont très lents dans la mise en œuvre de nos projets. C'est pourquoi, j'ai dit non !" La vraie raison était lâchée : les Américains sont lents, surtout pour décaisser. Le projet était pourtant très avancé, mais ne trouvait plus grâce auprès de Me Wade : non seulement les Américains étaient lents à ses yeux, mais ils étaient trop transparents. Au rythme où les choses avançaient, les 500 milliards étaient partis pour profiter directement aux populations, et sans intermédiaires. Me Wade ne pouvait pas supporter une telle perspective. C'est ce que j'avais voulu faire comprendre à leurs Excellences qui le savaient sûrement déjà.
À la place des Américains donc, il intronisait les Émirats arabes unis. Sur les cendres de Diamniadio, le Président Wade mettait en place, avec l'accord de Dubaï, une "Zone économique spéciale", dont les résultats probants se font encore attendre.
Je rassurais leurs Excellences que nous n'étions pas gênés du renforcement de la coopération avec leurs pays respectifs qui devenaient la destination privilégiée des Wade. Cependant, je leur faisais remarquer ce qui suit : "(…) Mais nous avons l'impression, peut-être même la conviction, que nous ne coopérons pas dans la transparence (…)." J'attirais aussi leur attention sur le premier acte du projet monarchique du Président-père : "l'Agence nationale pour l'Organisation de la Conférence islamique (Anoci) taillée sur mesure pour le fils qui a géré, pendant au moins quatre ans et de façon presque discrétionnaire, des centaines de milliards, sans jamais rendre compte et sans qu'aucune structure de contrôle ait osé fouiner dans cette gestion." Après l'Anoci, le père envisagea de placer le fils gâté sur une autre rampe de lancement vers le sommet : la Mairie de Dakar. La liste où il figurait est sévèrement battue aux élections locales du 22 mars 2009.
Wade-père ne se découragea pas outre mesure. Contre toute attente, le fils battu fit une entrée fracassante dans le gouvernement formé le 1er mai 2009 : il y était nommé Ministre d'État (déjà !), Ministre de la Coopération internationale, de l'Aménagement du Territoire, des Transports et des Infrastructures.
Quatre gros départements en un seul ministère pour quelqu'un qui faisait sa première expérience gouvernementale, avec des prérogatives étendues, tentaculaires, transversales, et qui lui permettaient de rogner sur celles de tous les autres départements ! Le super Ministre, qui parcourait le monde en jet privé, avait bien plus de prérogatives que le Premier ministre.
En particulier, Wade-père essaya de dépouiller le Ministre d'État, Ministre de l'Economie et des Finances, M. Abdoulaye Diop. Á la lecture du décret du 1er mai 2009 portant nomination du nouveau gouvernement, ce dernier tapa vigoureusement sur la table pour retrouver ses pleines prérogatives : Wade-père lui avait enlevé sans état d'âme les Finances au profit de Wade-fils, pour lui permettre de capter tous les financements qui rentraient dans le pays. Wade-père allait se rattraper avec les deux décrets n° 2009-567 et n° 2009-568 du 15 juin 2009, relatifs respectivement aux attributions des deux ministres.
À l'article premier du premier décret, il est notamment précisé : "(…) À ce titre, il (Karim Wade) est chargé de la coopération économique et financière que le Sénégal entretient avec l'ensemble des ses partenaires du continent asiatique, à l'exception du Japon (c'est moi qui ai souligné)."
L'article premier ajoute : "Dans le cadre de la coopération bilatérale, il est notamment chargé du développement des relations avec les pays arabes, la République populaire de Chine, la République de Corée et l'Inde. Dans le cadre de la coopération internationale multilatérale, il est chargé des relations avec toutes les banques et institutions financières arabes ou relevant de l'Organisation de la Conférence islamique. Il représente l'État auprès de la Banque islamique."
L'article premier du second décret qui portait attributions du Ministre d'État, Ministre de l'Économie et des Finances, le cantonnait dans la représentation de l'État "auprès des institutions financières internationales et notamment du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et de la Banque africaine de Développement."
Le même article précisait vers les tout derniers alinéas ceci : "Dans le domaine de la coopération internationale bilatérale, il (le ministre Abdoulaye Diop) est chargé des relations avec tous les partenaires au développement, à l'exception des pays arabes, de la République de Corée, de la République populaire de Chine et de l'Inde. Dans le domaine de la coopération internationale multilatérale, il est chargé des relations avec tous les partenaires à l'exception des banques et institutions financières arabes ou relevant de l'organisation de la Conférence islamique."
Je tenais à attirer l'attention de leurs Excellences sur les véritables intentions de Wade-père qui traînait partout Wade-fils et le présentait comme étant le meilleur expert en finances au Sénégal. Pourquoi le grand expert n'allait-il jamais négocier des financements à Washington, à Ottawa, à Berlin, à Paris, à Londres, à Tokyo, à la Banque mondiale ou au Fonds monétaire international ? Et je posais cette série de question à leurs Excellences :
"Pourquoi, Excellences, ne vous posez-vous pas la question pour laquelle vos pays respectifs lui sont exclusivement réservés ? Pourquoi est-il chargé ‘'de la coopération économique et financière que le Sénégal entretient avec l'ensemble des ses partenaires du continent asiatique, à l'exception du Japon'' ? Pourquoi son collègue le Ministre d'État Diop est-il ‘'chargé, dans le domaine de la coopération internationale bilatérale, des relations avec tous les partenaires au développement, à l'exception des pays arabes, de la République de Corée, de la République populaire de Chine et de l'Inde'' ? Pourquoi, ‘'dans le domaine de la coopération internationale multilatérale, (est-il) seulement chargé des relations avec tous les partenaires à l'exception des banques et institutions financières arabes ou relevant de l'organisation de la Conférence islamique''" ?
"Á l'exception du Japon" ! Cet élément de phrase est lourd, très lourd de signification et révélait au grand jour les intentions malsaines et manifestement antirépublicaines du président Wade. Le Japon fait bien partie de l'Asie mais, en matière de politique économique et financière, on le considère comme membre des pays occidentaux, avec lesquels il partage les mêmes procédures de gestion.
Le yen japonais n'est pas jeté par la fenêtre. Les autorités de ce très sérieux pays ne sont pas prêtes à remettre des chèques au premier venu. Elles ne décaissent pas aussi vite que le souhaitait Wade-fils, à l'image de la République populaire de Chine, dont il lui est arrivé de rendre hommage à la rapidité des décaissements.
Les Ambassadeurs auxquels je destinais ma lettre n'étaient probablement pas naïfs, mais ils ne connaissaient sûrement pas bien les Wade qui avaient mille tours dans leurs sacs. Ils étaient surtout passés maîtres dans l'art de chercher des milliards. En conclusion de ma lettre, je lançais en direction de leurs Excellences l'avertissement suivant :
"Ce garçon vous sollicitera à outrance dans les mois qui viennent. Il vous acculera jusque dans vos derniers retranchements pour vous faire financer mille projets. Il est déjà, avec son père, en pleine campagne pour l'élection présidentielle de 2012. Ils ont besoin d'ouvrir des chantiers partout au Sénégal, même s'ils sont sûrs qu'ils n'auront pas le temps de les terminer. Il leur faut surtout un gros trésor de guerre, car ils sont persuadés que c'est avec l'argent qu'ils vont arriver à réaliser leur projet monarchique. Notre préoccupation n'est pas que vous vous absteniez de financer les projets qui vous seront soumis. Notre souhait est plutôt de vous voir suivre la traçabilité de l'argent que vous donnez à ce garçon qui est hyper protégé par son père. Nous n'avons aucun moyen de contrôle sur les milliards qu'il dépense à sa convenance et pour ses seules ambitions présidentielles. Or, ce sont nos enfants et nos petits enfants qui payeront ces milliards-là."
ET j'ajoutais : "Ce que nous attendons plutôt de vous, c'est la même rigueur et la même vigilance que les Occidentaux. Votre collègue des États-Unis en particulier, Son Excellence Marcia Bernicat, s'est signalée par sa ferme volonté de veiller sur l'utilisation de l'argent du contribuable américain. Comme une sentinelle, elle a les yeux rivés sur les dollars donnés à notre pays et ne baissera la garde que lorsqu'elle sera assurée qu'ils sont arrivés directement aux populations auxquelles ils sont destinés (…)."
Pour les convaincre davantage, je leur rappelais en la détaillant, l'histoire rocambolesque des quinze millions de dollars des "Fonds taïwanais", qui étaient initialement destinés à réaliser des projets sociaux au profit de nos populations et que Wade-père avait finalement soustraits à la collectivité nationale, avec la complicité de Wade-fils, d'un de ses sulfureux conseillers (un certain Pierre Aïm) et d'un certain Gérôme Godard, un ami de Wade-fils qui, disait-on, serait à la base de la faillite des Industries chimiques du Sénégal (Ics).
Et j'en appelais, pour terminer, à la responsabilité et à la vigilance de leurs Excellences, en leur demandant de ne pas mettre sans discernement à la disposition des Wade, des fonds importants qui risqueraient de connaître le même sort que les 15 millions de dollars des "Fonds taïwanais". Ce que nous attendions et attendons encore de leurs pays respectifs, c'est qu'ils fassent montre de plus de rigueur, de vigilance et de transparence dans la coopération avec le nôtre ; qu'ils aient, comme les Occidentaux, un œil vigilant sur l'utilisation des sommes importantes qu'ils remettaient aux Wade !
Mes chers compatriotes, voilà pour cette contribution, dont l'objectif est de m'inscrire en faux contre l'innocence de Wade-fils qu'on veut nous faire avaler. Wade-père lui a créé les conditions qui lui ont permis de piller nos maigres deniers publics, et il ne s'en est pas privé. Dans la prochaine contribution, nous passerons en revue quelques graves forfaits qui ont caractérisé sa nébuleuse gestion de l'ANOCI pendant quatre ans, forfaits mis en évidence par l'Inspection générale d'État (IGE), dans l'un de ses rapports publics.