CHRONIQUE D’UNE CHARTE «ALLERGIQUE» AUX REGIMES
Dix ans après les Assises nationales, le «Peuple» des Assises fait le point sur les conclusions issues de ces concertations larges entre les différents acteurs sociaux
Dix ans après les Assises nationales, notamment juin 2008-juin 2018, le «Peuple» des Assises fait le point ce jour, samedi 9 juin, sur les conclusions issues de ces concertations larges entre les différents acteurs sociaux. Occasion saisie par Sud quotidien pour revenir sur les éléments déterminants de l’organisation de ces Assises, la Charte de gouvernance démocratique issue de ces échanges, tout comme les rapports des tenants du pouvoir d’alors et d’aujourd’hui avec ces concertations et leurs conclusions.
L’IMPASSE POSTELECTORALE ET LA CRISE SOCIALE DE 2007
Initiées à l’origine par l’opposition, notamment le Front Siggil Senegaal, les Assises nationales ont été lancées officiellement le 1 juin 2008, par Amadou Makhtar Mbow. Elles se composent d’acteurs de la société civile, politique, de syndicalistes, de représentants du patronat, d’intellectuels et des membres d’organisations non gouvernementales. Les raisons de cette initiative restent la période difficile que traversait le pays, notamment l’impossible dialogue entre acteurs politiques née du refus de l’opposition d’alors de reconnaitre la victoire du président Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle de 2007 et le boycott des législatives et des sénatoriales. A cela s’ajoute un front social en ébullition, avec les mouvements syndicaux (éducation, santé, patronat, etc.) qui ne parvenaient pas à s’accorder avec le gouvernement sur leurs revendications. Dans les termes de référence des Assises nationales, les organisateurs avaient établi un tableau sombre du Sénégal. Il est ainsi noté que : «Dans la plupart des domaines de la vie nationale, les fruits de l’alternance démocratique n’ont pas tenu les promesses des fleurs du 19 mars 2000. Aux contentieux politiques d’ordre institutionnel ou électoral viennent s’ajouter les difficultés croissantes de la vie quotidienne, dominées par une misère et un chômage endémiques, une inflation galopante et des pénuries de toutes sortes». Plus critiques, les initiateurs dudit dialogue national relèvent que «le pays se trouve dans une impasse et notre choix est de lui éviter des convulsions douloureuses; de tenter de l’en sortir par le dialogue, qui est plus conforme à nos traditions, à notre culture, à notre civilisation».
LA CHARTE DE LA RECONSTRUCTION ET DU RENFORCEMENT DE LA REPUBLIQUE
Après plusieurs mois de «consultations citoyennes» dans la quasi-totalité des départements du pays, au total 31 rapports, plus les 2 provenant de New-York et de Paris, ont été produits d’après le président des Assises, Pr Mbow. Pour lui, ces «consultations citoyennes» ont examiné une part significative des couches sociales, parmi lesquels figurent les agriculteurs, les commerçants, les étudiants, les femmes de ménages, les dockers, etc. Sur cette base, des recommandations ont été formulées sur 394 pages, autour de l’agriculture, de l’environnement, de l’aménagement du territoire et des droits et libertés.
Concrètement, la “Charte de gouvernance démocratique“ recommande l’équilibre entre les différents pouvoirs. Les parties prenantes aux Assises s’étaient engagées à «mettre un terme, d’une part, à la tendance à la concentration excessive des pouvoirs à la présidence de la République (…) et, d’autre part, à toute immixtion du Président de la République dans le fonctionnement du législatif et du judiciaire». Mieux, il a été décidé que le président de la République «ne peut être ni chef de parti politique ni membre d’une quelconque association durant l’exercice de ses fonctions». En fin de mandat «un membre de la famille du Président de la République au premier degré (conjoint, ascendant, descendant, collatéraux, au premier degré) ne pourra pas lui succéder immédiatement», propose-t-on. Entre autres recommandations, le gouvernement sera «responsable» devant l’Assemblée nationale «de la formulation et de l’exécution de la politique de la Nation» et les parlementaires disposeront «des moyens de contrôler l’action du gouvernement». Les Assises nationales s’engagent aussi à mettre la lutte contre la corruption «au cœur des politiques publiques». Dans ce cadre, «le Président de la République, le Premier ministre, les membres du gouvernement, les directeurs nationaux, les directeurs des entreprises publiques de même que tout gestionnaire de biens publics sont tenus de faire une déclaration de patrimoine en début et en fin de mandat». Bref, selon les organisateurs, l’idée est de mettre sur pied une “Charte de gouvernance démocratique“ qui doit «guider la reconstruction nationale et le renforcement de la République».
LA CHARTE ROYALEMENT IGNOREE PAR LES TENANTS DU POUVOIR
Reste cependant à savoir ce qu’il est advenu de cette charte et la place qui lui a été accordée par les tenants du pouvoir ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que la majorité présidentielle d’alors, dirigée par le parti au pouvoir, le Parti démocratique sénégalais (Pds), qui avait refusé d’y participer, contestait la légitimité de cette organisation. Ce qui, naturellement, hypothéquait la prise en compte des recommandations de ces Assises. En effet, à l’époque, le porte-parole du Pds, Babacar Gaye, disait de ces Assises qu’elles «ne peuvent pas être un cabinet pour le Sénégal». Et de poursuivre que «les conditions dans lesquelles ce dialogue politique a été organisé ne semble pas conforme avec les règles du jeu démocratique».
Qu’en est-il alors de ceux qui l’ont signé et sont aux mallettes aujourd’hui ? Cette question reste toute légitime, suite aux propos tenus par le chef de l’Etat sur les Assises. Le président Macky Sall qui précise qu’il n’a aucune difficulté par rapport aux Assises nationales, pour avoir signé ladite Charte, a tout de même fait savoir «qu’il ne faut pas, en tant qu’intellectuels, en faire la Bible, le Coran ou la Thora. Il faut que l’on comprenne que c’est une réflexion et au moment où les Assises se tenaient, notre pays faisait face à des risques graves sur l’existence même de la République. Le contexte peut marquer la pensée. Mais cette pensée peut évoluer et doit évoluer». Sur cette question de contexte, ses partisans rejettent l’analyse faite par le modérateur des Assises, Mamadou Lamine Loum, qui estime que le contexte de 2008 est assimilable à l’actuel. En tout état de cause, l’ancien Premier ministre sous Diouf, sur l’application des conclusions des Assises nationales, a fait savoir que le président Macky Sall «est bien loin du compte. Il n’est pas plein au quart, pour être généreux». Reste à savoir le point qui sera fait des 10 ans de réformes globales au Sénégal par le Comité National de Pilotage de ces assises, ce jour !
Par JEAN MICHEL DIATTA