CONTENTIEUX ELECTORAL: LES CRAINTES DU PROFESSEUR BABACAR GUEYE
Le Conseil constitutionnel ne devait pas se substituer au législateur, estime le technicien du droit
Contrairement au gouvernement qui estime que le Conseil constitutionnel a rendu une décision à propos des documents de vote pour les législatives de ce dimanche, PR BABACAR GUÈYE est convaincu qu'il s'agit d'un avis. Dans cet entretien accordé à Seneweb, le constitutionnaliste décortique le verdict des 7 Sages. Lequel, selon lui, fait planer au-dessus du Sénégal le risque de lendemains électoraux troubles.
Le Conseil constitutionnel accepte que les Sénégalais inscrits sur les listes électorales et ne pouvant pas disposer de leurs cartes d'électeurs avant le scrutin puissent voter avec des documents tels que la carte d'identité numérisée, la carte d'électeur numérisée et le passeport. Comment avez-vous accueilli cette décision des 7 Sages que d'aucuns considèrent comme un simple avis ?
Je n'aurais pas souhaité que cette décision soit adoptée. J'aurais souhaité que, avant la saisine du conseil constitutionnel, il y ait suffisamment d'efforts pour arriver à une décision consensuelle, pour que la décision de faire voter les électeurs qui n'ont pas leur carte d'électeur biométrique avec leur récépissé, procède d'un dialogue, de la recherche d'un accord entre les partis. Malheureusement nous avons tenté, nous société civile, d'instaurer ce dialogue, de créer les conditions du dialogue qui n'a pas été possible.
Le Conseil constitutionnel a-t-il rendu un avis ou une décision ?
Je continue de considérer qu'il ne s'agit pas d'une décision, mais d'un avis. Pour moi, c'est un avis qui a été demandé au Conseil constitutionnel. Et lorsque vous lisez au 7ème paragraphe, après avoir donné les différents motifs, il est dit : "Le conseil est d'avis que…".
Ensuite, lorsque vous lisez même cet article, on dit que l'électeur qui n'a pas sa carte d'identité de la Cedeao ‘peut' voter sur présentation de son récépissé.
Si vous prenez une décision, vous ne dites pas "peut". Une décision est plus impérative. On aurait utilisé par exemple : "l'électeur qui n'a pas sa carte d'identité vote…". On n'aurait pas dit "peut voter". Quand vous dites "peut voter", cela veut dire, qu'au fond, vous ne donnez pas une injonction, ce n'est pas un ordre. C'est moins affirmatif que "vote". Donc pour moi, fondamentalement c'est un avis.
Mais les autorités se fondent tout de même sur la loi de 1992, la loi organique de 1992 relatif au Conseil constitutionnel pour dire que c'est une décision parce que dans cette loi il est dit que le Conseil constitutionnel rend des décisions. Cette loi n'évoque pas des avis. La loi ne traite directement que des décisions directement rendues par le Conseil constitutionnel. Donc ils en tirent la conséquence que, en réalité, nous avons affaire à une décision et pas à un avis. Voilà leur raisonnement. Donc pour eux c'est une décision.
Il faut modifier la loi de 1992 pour prévoir de manière explicite la compétence consultative et la compétence contentieuse du Conseil constitutionnel.
Quelles seraient les implications d'une telle interprétation ?
Cela a des implications importantes. Parce que si par exemple le Conseil avait dit : "J'ai émis un avis consultatif", donc un avis qui ne le lie pas, le Président aurait été obligé de prendre un acte pour matérialiser ce qui est dit dans l'avis. Le Président aurait été obligé de convoquer l'Assemblée nationale pour la modification de l'article 53 de la Constitution. Mais comme c'est une décision, la décision en elle-même est un acte juridique qui s'impose à ses destinataires. Et par conséquent, parce que c'est une décision, elle sera appliquée sans autre forme de procès.
Mais l'hypothèse académique et sérieuse, pour moi, c'est un avis. Mais le gouvernement a réussi à trouver un argument pour le considérer comme une décision. Mais pour moi le Conseil a donné un avis puisque le Conseil a dit ‘‘est d'avis''. Mais en même temps, plus loin, à l'article 2, le Conseil dit : "La présente décision sera publiée au Journal officiel". Vous voyez ? Donc c'est contradictoire. En réalité ça prend la forme d'une décision mais fondamentalement c'est un avis.
Cette contradiction ne devrait-elle pas être corrigée pour plus de clarté ?
C'est pour cela que je pense qu'il va falloir toiletter la loi de 1992. Cela s'impose maintenant. Il faut maintenant mettre un terme à ce quiproquo-là. Il faut modifier la loi de 1992 pour prévoir de manière explicite la compétence consultative et la compétence contentieuse de la Cour. Finalement cette situation est assez fâcheuse parce que voilà que le Conseil constitutionnel devient un législateur à la place du législateur. On accorde un pouvoir de légiférer au Conseil constitutionnel et ce n'est pas acceptable. A mon avis il faudra réformer ce texte là pour clarifier les choses.
On n'avait pas besoin de ce contentieux avant les élections. Nous risquons après les législatives, d'avoir des lendemains troublés.
Une telle décision ne va-t-elle pas creuser davantage le fossé entre le pouvoir et l'opposition qui y voit déjà la "porte ouverte à la fraude" ?
C'est cela. C'est que l'opposition va considérer que c'est une porte ouverte à la fraude, le pouvoir va considérer que non, c'est une manière de rendre justice à tous ceux qui se sont inscrits et qui n'ont pas pu obtenir leur carte d'électeur. Une manière de leur rendre leur droit de vote qui est un droit constitutionnel. Chacun cherche des arguments. Je crains que cela ne crée des troubles. C'est pourquoi j'ai toujours préféré que ce genre de décision soit prise après de larges concertations et de manière consensuelle. L'absence de consensus et de discussions, je le crains, peut entrainer quelques difficultés, peut entrainer des troubles, entrainer des violences et des contestations. Ma crainte, maintenant, c'est qu'après cette élection, quel que soit le vainqueur, qu'il y ait beaucoup de contestations alors qu'on va vers un nouveau scrutin dans 1 an et demi. Je pense qu'on n'avait pas besoin de ce contentieux avant les élections. Nous risquons après les élections, d'avoir des lendemains troublés.
Quelles sont les issues possibles pour éviter des lendemains troubles ?
Mon message c'est que les acteurs recherchent systématiquement le dialogue, la concertation. S'il est encore possible de se parler, pour se mettre d'accord sur les règles du jeu sur lesquelles il y a un désaccord. Je pense qu'il faut se parler pour se mettre d'accord. Car les élections ne sont réussies que lorsqu'il y a un accord sur les règles du jeu. C'est ce que je lance comme appel. Que les acteurs essaient autant que possible de se parler, de se retrouver autour d'une table, de trouver des compromis sur un différend ou un problème qu'ils rencontrent, afin que nous ayons des élections paisibles et sans contestations.