DR MAURICE S. DIONE ET MOMAR S NDIAYE «AUDITENT» MACKY SALL
Opération de déminage du front social par le régime en place - ENTRETIEN
Comment appréciez-vous la démarche du président Macky Sall visant à donner satisfaction, de manière systématique, à certaines revendications des organisations sociales dont le Sames, les enseignants du G 6 et en dernier lieu les étudiants. Peut-on dire que le chef de l’Etat est en train de prouver encore qu’il est un fin stratège ?
DR MAURICE S. DIONE
« Il est vrai que le président est en train d’éteindre tous les foyers de tension. En effet, une ébullition du front social fragilise son régime, à quelques mois de l’élection présidentielle cruciale de 2019. On comprend dès lors qu’il soit dans une logique de casser toute dynamique de construction d’une large coalition politico-syndicale susceptible de le mettre en difficulté. Cela, d’autant plus qu’il s’agit de services publics vitaux pour les Sénégalais, à savoir la santé et l’éducation. La santé charrie une très forte charge émotionnelle, car elle est directement liée à la vie, et aucune activité humaine n’est susceptible d’être faite, si l’on n’est pas en bonne santé. L’éducation, quant à elle, a des enjeux qui sont électoralement transversaux, car tout ce qui touche aux élèves et étudiants, aux apprenants en général, implique fortement les parents, surtout les mères, les femmes. Les jeunes et les femmes constituent les segments les plus représentatifs de l’électorat. Enfin, le pouvoir veut éviter de créer une atmosphère de fin de règne, qui peut être appréhendée à l’aune des turbulences dans les différents secteurs de la vie nationale ».
MOMAR SEYNI NDIAYE
« Devant un enchevêtrement de crises sociales compulsives traînant en longueur, on pouvait effectivement craindre le pire pour le gouvernement. Tous les secteurs vitaux (éducation, santé, entre autres) étaient en ébullition en même temps. Les revendications étaient fondées et les syndicats avaient réussi à rallier l’opinion, à leur cause. Face à l’ampleur des attentes, le gouvernement sous l’étreinte de la dette intérieure abyssale de plus de 400 milliards ne disposait visiblement pas de moyens suffisants pour les satisfaire. Tous les ingrédients de la défiance sociale étaient en somme réunis. Qui plus est, les tensions politiques permanentes, suite à des séquences de concertations ratées, venaient s’y greffer. Ajoutons-y un climat judiciaire délétère, marqué des jacqueries internes au Parquet et au Siège, et les tumultueux procès de Khalifa Sall et Barthélémy Dias. L’opération de déminage entreprise par le président Macky Sall a, malgré tout, permis d’éteindre les feux. D’abord avec le Saes, ensuite avec les enseignants du moyen-secondaire. Le feu couve encore sous la cendre dans le secteur de la santé, en rébellion…Ce sauvetage réussi relève presque de l’exploit. Est-ce à dire que le président Macky Sall est un fin stratège, un démineur en chef, qui a sauvé in extrémis, une situation en apparence désespérée ? Sans doute peut-on y voir une réelle performance, une ouverture d’esprit vers des concessions vitales face à une radicalisation jamais vécue auparavant. Mais la stratégie la plus payante ne consiste-t-elle pas plutôt, à prévenir les crises, à respecter les engagements que d’essayer de parer au plus pressé avec des solutions bancales, aux désastreuses conséquences ? Et puis, les incidences financières de ces promesses sont énormes. Il n’est pas dit, malgré les assurances données par le valeureux et efficace ministre du Budget, Birima Mangara, que l’autorité aura la volonté politique et les moyens de les tenir. À moins d’un an de l’élection présidentielle, le gouvernement ne peut plus prendre le risque de faire dans le dilatoire ».
En procédant ainsi, le président Macky Sall n’est-il pas simplement en train de mettre en avant son envie d’un second mandat au détriment des intérêts des Sénégalais, si on sait que ces engagements vont forcément nécessiter des ressources supplémentaires et un risque de voir le gouvernement ponctionner dans les budgets de certains ministères ?
DR MAURICE S. DIONE
«On ne peut pas dire dans l’absolu qu’apaiser les différentes tensions du front social se fait au détriment des intérêts des Sénégalais. Mais il est possible de relativiser la portée des mesures pour plusieurs raisons. D’abord sur le plan financier, l’Etat dépense de manière débridée pour obtenir la paix sociale. Reste à savoir si les engagements sont réalistes et viables. D’autant plus que pour certains engagements, notamment ceux concernant les indemnités des enseignants, ils sont échelonnés dans le temps, jusqu’en 2019. Ne risque-t-on pas de rester dans ce cercle vicieux qui consiste à souscrire des engagements qu’on ne peut pas tenir et à différer ainsi le déclenchement des crises ? En plus, dans ce contexte pré-électoral, il y a un risque d’orienter les ressources vers les secteurs et projets les plus électoralement visibles et rentables, et de laisser en rade les autres ; ce qui favorise des déséquilibres dans l’action administrative. Il y a également un problème structurel de gestion efficace des services publics. Car, il ne s’agit pas seulement de satisfaire les revendications corporatistes, mais surtout d’assurer la qualité et l’efficacité des services publics, en plaçant les Sénégalais au centre de l’action politique et publique…. En définitive, les mesures engagées par le Président sont plus ponctuelles et situationnelles que structurelles, elles visent surtout la conservation du pouvoir à court terme, mais ne s’inscrivent pas dans une réelle volonté de revigorer les services publics, qui doivent comme leur nom l’indiquent, servir efficacement les Sénégalais. C’est là une question de fond dans la gestion du pouvoir».
MOMAR SEYNI NDIAYE
«La perspective et l’enjeu vital de la présidentielle ont certainement aiguillonné le président Sall et beaucoup pesé dans la menée de ces négociations. La pression du temps ne lui ouvrait d’autres alternatives que de sauver l’année scolaire et calmer les tensions sociales à foison en milieu urbain, pendant que la campagne agricole en dépit des moissons record, battait de l’aile. Les poches de famine signalées dans le nord et le centre du Sénégal faisaient partie des enjeux électoraux à venir. Quel président, soucieux de renouveler son mandat, ne prendrait pas en compte ces paramètres politiques et électoraux ? D’une voix franche et nette, le ministre du Budget, jusqu’ici très discret, a offert des garanties de couverture budgétaire en attestant l’existence ou la trouvaille de ressources après la loi de finance rectificative d’octobre. Acceptons-en l’augure ! Cependant, la hauteur de la dette intérieure, du service de la dette, du train de vie de l’Etat, la pression financière des projets du PSE et le modeste reflux des recettes d’impôts et de droits de douane constituent de sérieux motifs d’inquiétude. Et les bons de trésor et autres divers emprunts sur le marché du crédit de plus en plus cher, qui les couvriront ? De sérieux doutes persistent sur les capacités financières de l’Etat propres à couvrir les dépenses publiques et les investissements. À plus forte raison, leur aptitude à prendre en charge les nouveaux engagements pris avec le monde syndical et les étudiants. Les récentes prévisions économiques dans l’Afrique de l’Ouest laissent croire à une possible décélération de la croissance, alors que le ministre de l’Économie et des Finances continue de prêcher la bonne parole. Et si ses promesses n’engageaient que ceux qui y croient ! »