ENCHAÎNEMENT DES TALIBÉS, UNE PRATIQUE HONNIE ET DÉGRADANTE
EXCLUSIF SENEPLUS - L'interventionnisme des Khalifes généraux n'est jamais bénéfique pour l'Etat de droit - Le lobbying des grands religieux saborde la souveraineté nationale - ENTRETIEN AVEC SERIGNE FALLOU DIENG
Serigne Fallou Dieng, petit-fils de Serigne Touba, se prononce sur l’événement de Ndiagne avec le franc-parler qu’on lui connait. Contrairement à la majorité des marabouts qui donnent leur caution plus ou moins directe aux exactions de leur collègue Khadim Guèye qui a enchainé des enfants sous le prétexte de les empêcher de fuguer, le président du cercle des soufis du Sénégal dénonce de telles pratiques qu’il qualifie de honni et de dégradant.
Seneplus : Que pensez-vous de l’événement de Ndiagne ?
Serigne Fallou Dieng : Ce qui s'est passé à Ndiagne est un incident social très malheureux qui met en exergue la distorsion du système des daara, la dégradation des conditions d'apprentissage et le délabrement de ses structures de fonctionnement des daara. Le daara qui représentait, il n'y a guère longtemps, le rouage essentiel pour la formation de la conscience religieuse et la construction de l'identité culturelle, se trouve actuellement dans une profonde tourmente où il se meurt ! Le fait de vouloir euphémiser, dans le débat public, de telles pratiques aussi obscurantistes aussi dégradantes pour la dignité humaine, a valu aux maîtres coraniques une perception négative auprès d'une frange de la société sénégalaise et même modifiée dans le sens peu enviable le rapport de la majorité des Sénégalais aux daara. Si le métabolisme interne de certains daara suscite une attraction pour certains, il n'en provoque pas moins la répulsion de beaucoup d'autres. En tout cas, enchaîner des talibés, c'est pratiquer les pires formes de maltraitance et, autrement dit, c'est chercher à donner une mauvaise conscience à l'islam que de s'adonner à cette pratique honnie et dégradante.
Le Khalife des mourides a parlé de cette affaire sur fond de mise en garde…
Le Khalife général est une autorité suprême représentant le gardien de la morale et du dogme mouride. Il est le recteur mouride des savoirs qui veille à la bonne diffusion de la culture mouride. Donc, il est appelé ès-qualité à intervenir chaque fois de besoin, à dissiper le malentendu et à lever toute équivoque. Seulement ses propos semblent être mal interprétés, biaisés et détournés. Mais souvent, l'incursion des khalifes généraux et des marabouts, de façon générale, dans certains dossiers judiciaires pour tordre la main de la justice, représente une entrave caractérisée à la bonne distribution de celle-ci. Et une justice humiliée, c'est une justice affaiblie et une justice affaiblie perd sa sacralité.
Pensez-vous que cela puisse déteindre sur la sentence prévue ce 4 décembre ?
Oui bien sûr, la justice a été humiliée soit qu'elle flanche, qu'elle se plie aux desiderata des khalifes par l'acquittement des prévenus, soit qu'elle soit tenue en rigueur par le pouvoir politique qui élargira à son tour les prévenus à face des Sénégalais. Le marabout de Ndiagne Serigne Khadim devrait bénéficier de l'indulgence de la justice mais pas du parapluie de la puissance califale. A ce titre, il faut pointer l'hémiplégie de la conscience morale des Sénégalais de tout bord. Pour être plus explicite, les Sénégalais se sont entichés des théories manichéennes des choses qui voudraient que tout ce qui se rapporte à la religion, devrait être sanctuarisé du débat public, voire être écarté du modernisme et géré avec omerta. Mais quand il s'agit de la modernité ou quelque chose ayant rapport avec la défense des droits de l'homme, de pseudo-marabouts parlent de préjugés antireligieux, de poncifs hostiles à la religion du genre « suppôts de Satan », « club gay-friendly » et « flottille d'homosexuels » qui sont les chevaux de Troie des loges maçonniques.
Des talibés fanatiques ont saccagé le tribunal de grande instance de Louga pour intimider le juge. Comment qualifiez-vous cet acte de vandalisme dans un sanctuaire judiciaire ?
L'interventionnisme des khalifes généraux n'est jamais bénéfique pour l'Etat de droit. Car toute entrave à l'action judiciaire par le biais de la pression populaire, représente une humiliation de la justice. Et la mise à sac du tribunal de Louga n'échappe pas à la règle. Car elle représente une manifestation de la puissance face à la loi. Et si celle-ci perdait sa vigueur face aux lobbies, ce serait la démocratie qui s'effondre. L'élaboration des lois est certes : une émanation de la volonté souveraine du peuple mais elle est cependant soumise à des critères de représentation à travers le vote des élus au parlement. En tout cas, c'est la République confessionnelle qui a miné le pays des Cèdres, le Liban, et l’a fait plonger dans le chaos de la déchirure sociale.
La République n’est-elle pas menacée dans ses fondements ?
Le lobbying des grands religieux saborde la souveraineté nationale appartenant au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum dont aucune section, aucun individu ne devrait — comme dit la constitution de la République française — s’en attribuer l’exercice exclusif. Mais l’action des lobbies vise essentiellement à détourner la gestion des affaires publiques de façon à satisfaire leurs intérêts particuliers. Peut-être l'idée qui se cache derrière les consultations auxquelles se prépare le khalife général avec d’autres marabouts après le jugement de Serigne Khadim serait de revendiquer à l'unisson un découpage territorial qui correspondrait aux clivages communautaristes et identitaires. En tout cas l'exceptionnalisme sénégalais, qui n'est qu’une vague idée fumante construite sur le pacifisme confrérique, n'est en réalité qu'illusoire.
Ne faut-il pas aller vers la modernisation des daara pour éviter des actes de tortures sur les enfants talibés ?
Autrefois les daara étaient des centres d'apprentissage et de maîtrise des lettres coranique et des pôles de rayonnement culturel logés sous la tutelle protectrice des foyers religieux mais depuis que le cordon ombilical est coupé et que ceux-ci sont sevrés des financements confrériques, le daara est devenu orphelin et égaré. Maintenant, avec le projet de modernisation des daara, le milieu est vite devenu non assaini. Il y a une prolifération non contrôlée des daara et un foisonnement débordant d'une myriade d'écoles coraniques, dans la galaxie hors-contrat qui prend à contre-pied toutes les normes de base et de valeur de référence. Mais ces écoles coraniques hors-contrat sont éclaboussées par un très hideux phénomène de traite humaine sur fond de transfert massif d'enfants mendiants.
Réalisé par Serigne Saliou Guèye