«IL EST FORT PROBABLE QUE LE PRÉSIDENT SALL CHOISISSE UN PREMIER MINISTRE…. »
Maurice Soudieck Dione revient sur le profil du prochain chef du gouvernement et de son équipe, les enjeux, le contexte électoral et la problématique de succession
Alors que le retard noté dans la nomination d’un nouveau Premier ministre et des membres de son gouvernement semble cristalliser toutes les attentions, l’enseignant chercheur agrégé de Science politique à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis nous livre son diagnostic sur les enjeux de ce futur gouvernement. Dans cet entretien accordé à Sud quotidien, le professeur Maurice Soudieck Dione revient ainsi sur le profil du futur chef du gouvernement tout en se projetant sur la mission principale de son équipe. En rapport avec la lecture que le Président de la République fera du contexte politique et des échéances électorales à venir dont les Législatives de juillet et peut-être de la problématique de la succession.
Le remaniement du gouvernement avec à la clé le retour du Premier ministre annoncé depuis quelque temps ne devrait plus tarder. A votre avis, quel profil (technocrate ou politique) le chef de l’Etat qui amorce le dernier virage de son second et dernier mandat devrait-il privilégier pour diriger cette nouvelle équipe gouvernementale ?
En réalité, le profil du Premier ministre qui va être nommé sera fonction de la lecture que le Président a faite des émeutes de mars 2021, et des élections locales du 23 janvier 2022 qui ont consacré la victoire de l’opposition dans beaucoup de grandes villes constituant de vastes réservoirs électoraux. Mais il convient de relativiser la distinction technocrate/politique. Car le technocrate, un haut cadre compétent, peut aussi être engagé politiquement. Il n’en demeure pas moins qu’il est fort probable que le Président Sall choisisse un Premier ministre technocrate, entendu ici au sens d’un haut cadre qui n’est pas directement engagé dans la compétition politique, et qui va se consacrer exclusivement à la coordination de l’action gouvernementale pour une prise en charge effective et efficace des préoccupations des citoyens. En effet, à y voir de près, le Président Sall a eu pour l’essentiel des premiers ministres technocrates : Abdoul Mbaye (3 avril 2012-1er septembre 2013) soit un an et 5 mois ; et surtout, Mahammed Boun Abdallah Dionne qui a le plus duré à ce poste (6 juillet 2014-14 mai 2019), soit 4 ans et 10 mois. Aminata Touré engagée politiquement aux côtés du Président Sall a le moins duré à ce poste (1er septembre 2013- 4 juillet 2014) soit 10 mois. À noter que sa destitution est intervenue après sa défaite à Grand Yoff lors des élections locales de 2014 face au maire de Dakar d’alors, Khalifa Ababacar Sall. Donc on voit bien que le Président Sall dans sa pratique du pouvoir semble mieux s’accommoder d’un Premier ministre technocrate, c’est-à-dire non engagé dans la compétition politique ; choix qui semble plus en phase avec le fonctionnement du système politique sénégalais depuis l’architecture institutionnelle mise en place après la crise politique du 17 décembre 1962, entre le Président Léopold Sédar Senghor et son Premier ministre Mamadou Dia, qui portait alors le titre de Président du Conseil. Mais il faut préciser par ailleurs que le Premier ministre Dionne a dirigé la campagne de Benno Bokk Yaakaar aux Législatives de 2017 en tant que technicien et homme de confiance du Président Sall devant expliquer le programme de ce dernier, pour avoir coordonné sa mise en œuvre. Le Président Sall semble s’être toujours méfié de ses Premiers ministres pour écarter toute possibilité de conflit au sommet de l’État. Il faut remarquer à cet effet qu’avant la déclaration de politique générale du Premier ministre Dionne, le 11 novembre 2014, le Président Sall avait convoqué le samedi 09 novembre 2014 dans un hôtel de Dakar toute sa coalition, pour expliquer son programme. Du point de vue de la communication politique, c’était un moyen pour le Président Sall de marquer sa prééminence sur son Premier ministre. Le jour même de la déclaration de politique générale du Premier ministre, précisément le 11 novembre 2014, le procureur spécial près la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), Alioune Ndao, est limogé de manière indélicate afin que la déclaration de politique générale soit noyée dans l’actualité du lendemain, fortement marquée par cette décision, à cause de toutes les controverses politiques et juridiques suscitées par la CREI. Toujours dans la symbolique communicationnelle avant la mise en place du deuxième Gouvernement du Premier ministre Dionne le 6 septembre 2017, le Président a fait durer le suspense pour montrer qu’il était le seul maître à bord et qu’il n’y avait pas d’automaticité dans la nomination à ce poste, même si la coalition Benno Bokk Yaakaar avait remporté les élections législatives avec une majorité de 125 députés sur 165, avec comme tête de liste le Premier ministre. Le décryptage de l’audience diffusée à la télévision montre bien la relation de subordination : le Président, debout, l’air impatient, attend son Premier ministre qui vient docilement lui soumettre un document. En définitive, la primauté constitutionnelle et politique du président de la République, la pratique et le style du Président Sall semblent plus militer en faveur d’un Premier ministre technocrate. Mais il ne faut pas exclure totalement la nomination d’un Premier ministre directement engagé dans les luttes politiques, en raison de la problématique de la succession.
Quid des membres de cette équipe gouvernementale ? Devrait-on s’attendre à un gouvernement majoritairement composé de technocrates ou de politiques ?
Il s’agit d’une question délicate pour le Président Sall, dans la mesure où il y a des échéances électorales prévues dans cinq mois environ, en juillet 2022. Donc la coalition Benno Bokk Yaakaar est tenue de se mettre en ordre de bataille pour ces joutes politiques ; et donc il est certainement exclu d’avoir un gouvernement majoritairement composé de technocrates, au sens de cadres compétents, mais non politiquement engagés. Il est plus plausible que le gouvernement soit constitué de politiques chevronnés et techniquement compétents pour l’essentiel.
Quels enjeux cela représente pour le chef de l’Etat dans le contexte actuel ?
L’enjeu principal est relatif à la succession présidentielle. Car, sauf à vouloir tenter la voie aventureuse et périlleuse d’une troisième candidature anticonstitutionnelle (« Nul ne peut faire plus de deux mandats consécutifs » article 27 alinéa 2 de la Constitution), un Président qui en est à son second et dernier mandat, ne peut pas ne pas penser à sa succession. Dès lors, en ayant un Premier ministre technocrate, totalement dévoué à la réalisation des missions gouvernementales, la succession présidentielle pourrait s’organiser au niveau de Benno Bokk Yaakaar à travers la tête de liste aux élections législatives qui pourrait être promue président de l’Assemblée nationale ; mais cette hypothèse ne peut prospérer qu’en cas de victoire de cette coalition aux Législatives, ce qui n’est pas acquis par avance. Au cas où le président de la République nommerait un Premier ministre politiquement engagé à ses côtés pour mener la bataille des Législatives, en en faisant sa tête de liste comme en 2017, cela pourrait être interprété comme un schéma de succession et les perspectives de la Présidentielle de 2024 pourraient brouiller ces Législatives, car le Président et son gouvernement pourrait être sanctionnés à travers cette personnalité. Le Président peut diversifier les options avec un Premier ministre politiquement engagé, positionné comme successeur potentiel, mais qui ne conduirait pas la coalition Benno Bokk Yaakaar aux Législatives, tout en avançant comme tête de liste de ce regroupement politique une autre personnalité susceptible également de lui succéder.
A votre avis, que devra être la mission principale de ce futur gouvernement ?
La tâche du Premier ministre et de son Gouvernement devra être d’apaiser le front social, de travailler à freiner le renchérissement des denrées de première nécessité et de diminuer le coût de la vie, de mener des activités susceptibles de créer des emplois et des revenus pour atténuer la pauvreté, d’œuvrer à faire respecter davantage l’État de droit et à permettre l’expression transparente et libre de la volonté des citoyens à travers les échéances électorales à venir, pour éviter d’obstruer les canaux par lesquels le peuple prend en charge son destin, et donc de conjurer des situations de violences qui peuvent être préjudiciables au pays. Pour cela, il faut également tempérer les relations avec l’opposition en rétablissant la confiance.