IL N'Y A PAS DE CRISE DE LA DÉMOCRATIE EN AFRIQUE
Ndongo Samba Sylla fait un tour d’horizon des sujets dominants de l’actualité africaine : insécurité au Sahel, franc CFA, Eco, relations France-Afrique, ZLECAf…. Un décryptage sans filtre - ENTRETIEN
Docteur en économie du développement, Ndongo Samba Sylla est un analyste sénégalais très averti des questions de développement de l’Afrique. Auteur, coauteur et coordonnateur de nombreux ouvrages dont « De Brazzaville à Montpellier : regards critiques sur le néocolonialisme français », Dr Sylla est par ailleurs quatre fois champion du monde de scrabble francophone. Dans cette interview accordée à Sidwaya depuis Dakar, il fait un tour d’horizon sur les sujets dominants de l’actualité africaine : les crises démocratiques, l’insécurité au Sahel, le franc CFA, l’Eco, l’avenir des relations France-Afrique, la ZLECAf…. Un décryptage sans filtre ! Lisez plutôt.
Sidwaya (S) : Quel regard rétrospectif portez-vous sur l’Afrique en 2021 ?
Dr Ndongo Samba Sylla (N.S.S.) : 2021 a été une année difficile pour les populations un peu partout sur le continent. Celles qui ont échappé un tant soit peu aux conséquences sanitaires de la pandémie de la COVID-19, ainsi que les mesures contraignantes mises en place ici et là, n’ont pas hélas échappé à ses conséquences socio- économiques. La baisse des revenus d’activités dans un contexte inflationniste a accru la vulnérabilité des couches les plus démunies.
Le paiement d’un service de la dette extérieure socialement et financièrement non soutenable continue de plomber un certain nombre de pays africains. A travers cette question de la dette extérieure et ce qui a été qualifié d’« apartheid vaccinal », l’Afrique a reçu la confirmation à nouveau qu’elle ne peut compter sur la générosité ou la solidarité des pays développés pour s’en sortir. Un motif de satisfaction est que les pronostics catastrophistes sur la mortalité COVID-19 en Afrique semblent avoir été déjoués jusqu’ici, même avec de faibles taux de vaccination.
Avec la disparition de Desmond Tutu, c’est aussi une page importante de l’histoire du continent qui se referme.
S : En 2021, la sous-région ouest-africaine a encore connu des crises politiques marquées par des coups d’Etat au Mali, en Guinée, la « pandémie » des troisièmes mandats… Est-ce de mauvais signes pour la démocratie et la bonne gouvernance sur le continent ?
N. S. S. : Tout comme les coups d’Etat civils (cas des présidents au pouvoir qui briguent un énième mandat en violation de la Constitution de leur pays), qui peuvent parfois constituer leur toile de fond, les coups d’Etat militaires sont des événements regrettables. Il faut y voir un indicateur des pathologies dont souffrent les systèmes dits de « démocratie représentative » dans certaines parties du continent. Les crises politiques et sociales sont des opportunités pour repenser et changer nos systèmes politiques et économiques.
Malheureusement, bien souvent, ces opportunités ne sont pas bien utilisées : on essaie de tout faire pour retourner rapidement à la « normalité constitutionnelle » qui a au départ produit la crise sociopolitique. D’où parfois un sentiment d’éternel recommencement.
S : Avec ces crises démocratiques, faut-il donner raison au président français, Jacques Chirac, qui disait déjà dans les années 1990 que l’Afrique n’était pas mûre pour la démocratie ?
N. S. S. : Non, pas du tout. En réalité, les pays occidentaux sont mal placés pour donner des leçons à l’Afrique et cela d’autant plus qu’ils ne sont pas des démocraties, au sens savant du mot. J’ai écrit un livre intitulé : « La Démocratie contre la République. L’autre histoire du gouvernement du peuple » (L’Harmattan 2015).
Ce livre retrace l’évolution du mot démocratie, un concept resté savant pendant plus de deux millénaires avant son retournement/ détournement de sens à partir du milieu du XIXe siècle. On s’aperçoit que s’il y a une valeur qui n’est pas occidentale, c’est bien la « démocratie », le mot (et concept renvoyant à l’égalité politique) le plus détesté de toute l’histoire de la pensée politique occidentale.
Raison pour laquelle il n’y a aucune trace du mot démocratie dans l’actuelle Constitution fédérale américaine qui remonte à 1787. Là où les constituants américains de l’époque disaient de la démocratie qu’elle est « le pire de tous les maux politiques », le Dictionnaire classique de la Langue française, édition 1827, la définissait ainsi : « subdivision de la tyrannie entre plusieurs citoyens ».
Les régimes que nous appelons de nos jours frauduleusement « démocratie » portaient au XIXe siècle les noms non équivoques de « gouvernement bourgeois », « aristocratie élective », « gouvernement représentatif ». Ces régimes ont été inventés pour limiter la participation des peuples dans la vie politique.
Il s’agit en réalité de systèmes oligarchiques, donc élitistes (rappelons que les mots élection et élite partagent la même racine), qui ont la caractéristique d’avoir généré dans des circonstances historiques données (domination d’une grande partie du monde par l’Occident, démocratisation de la rente impérialiste sous l’effet de la présence de l’alternative communiste et des luttes des mouvements ouvriers, des femmes, etc.) des performances démocratiques (respect plus ou moins important des libertés ; augmentation du bien-être des populations) qui sont aujourd’hui sur une tendance déclinante.
L’erreur en Afrique a été de croire que ces performances démocratiques pouvaient être obtenues simplement en important les formes (élections, séparation des pouvoirs, etc.) que ce système oligarchique revêt dans les pays occidentaux. Nous n’avons donc pas une crise de la démocratie en Afrique. Nous constatons plutôt l’échec du mimétisme institutionnel irréfléchi. Nous vivons plutôt une crise de l’imagination et de la créativité démocratiques.
Renforcer les progrès démocratiques en Afrique suppose de faire obstacle aux impérialismes divers (une condition du droit des peuples à s’autodéterminer) et aussi de mettre en place des systèmes politiques encore plus démocratiques que ce qui existe en Occident, c’est-à-dire plus inclusifs, moins tributaires du pouvoir de l’argent et moins électoralistes.
S : Sur le plan sécuritaire, l’Afrique de l’Ouest connait une crise sans précédent, avec des Etats qui peinent à vaincre l’hydre terroriste. La situation ne s’est guère améliorée en 2021. Quelle est votre opinion sur cette crise sécuritaire ?
N. S. S. : Cette crise dite sécuritaire a plusieurs dimensions. Il est sûr qu’elle n’aurait pas pris l’ampleur qu’on voit si la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l’OTAN n’avaient pas décidé de détruire la Libye de Kadhafi. Il faudra travailler dans une démarche panafricaniste à reconstituer l’unité territoriale des Etats de la région sahélienne, à assurer leur sécurité et également à trouver des perspectives économiques aux populations. Une approche purement sécuritaire est vouée à l’échec.
La crise dite sécuritaire a ses racines profondes dans le sous-développement et la stagnation des Etats sahéliens, enclavés et en proie au changement climatique.
S : Au cours de 2021, il y a eu également la brouille entre Paris et Bamako à propos de la présence des mercenaires russes au Mali, sanctionnée par la sortie du président Macron avec des mots assez durs vis-à-vis des autorités maliennes. Votre commentaire…
N. S. S. : Tout comme le gouvernement actuel de la République centrafricaine, le gouvernement de transition malien a la volonté de diversifier ses partenaires diplomatiques et de ne plus laisser la France avoir le dernier mot sur la gestion de la crise sécuritaire en territoire malien. Le courroux de Paris est compréhensible. L’attitude de Bamako l’est également, au vu de l’enlisement et du bilan plus que mitigé de l’opération Barkhane.
S : Selon vous, comment l’Afrique doit-elle s’y prendre pour sortir de ces crises multiformes, sécuritaires, politiques, démocratiques… ?
N. S. S. : Il faut des changements profonds dans les systèmes politiques qui sont déconnectés des préoccupations populaires et aussi dans les systèmes économiques restés coloniaux, donc paramétrés pour servir les intérêts étrangers et les besoins d’élites locales prédatrices. Ces changements ne se feront pas du jour au lendemain. Mais il me semble qu’une bonne approche devrait nécessairement cibler la jeunesse, la composante démographique la plus importante.
La jeunesse est le démos, mais est ordinairement exclue des instances politiques. Alors qu’elle déterminera ce que l’Afrique sera, elle est, pour une frange significative, laissée en rade : ni à l’école ni à l’université, ni en formation professionnelle ni en emploi. Comment peut-on aspirer au développement économique et à une stabilité politique et sociale dans le contexte de systèmes politiques et économiques qui n’offrent aucun avenir aux jeunes générations ?
S : A l’initiative du président français, Emmanuel Macron, le traditionnel sommet France-Afrique, tenu le 8 octobre 2021 à Montpellier, a connu une évolution dans son format habituel. En lieu et place des chefs d’Etat, le sommet a réuni autour du président Macron la société civile et la jeunesse du continent pour débattre des maux qui minent le continent africain. Est-ce une innovation salutaire ?
N. S. S. : Cette « innovation » est un revers pour les chefs d’Etat africains, traditionnels alliés de la France. Paris les a « sanctionnés » parce qu’ils ne seraient pas suffisamment à l’écoute de leur jeunesse.
Qui peut croire sérieusement que Montpellier est l’endroit approprié pour discuter en deux jours des problèmes d’un continent, voire de la relation franco-africaine et, qui plus est, avec une société civile africaine qu’Emmanuel Macron s’est taillé sur mesure ?
Quelle crédibilité peut avoir l’annonce, à l’issue de ce sommet, de la mise en place d’un Fonds pour la promotion de la démocratie en Afrique, de la part d’un Emmanuel Macron qui a donné son onction à un coup d’Etat militaire au Tchad et au troisième mandat de Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire ? Face à la réalité du recul économique de la France en Afrique et de la dégradation de son image, le gouvernement français semble avoir misé sur des artifices publicitaires et des effets d’annonce.
S : A la veille de ce sommet, le 7 octobre 2021, en collaboration avec d’autres intellectuels africains, dans le cadre du Collectif pour le renouveau africain (CORA), vous avez sorti un livre intitulé « De Brazzaville à Montpellier : regards critiques sur le néocolonialisme français ». Que dénoncez-vous ou décryptez-vous dans cet ouvrage ?
N. S. S. : Cet ouvrage a été coordonné par l’écrivain tchadien Koulsy Lamko, la politiste sénégalaise Amy Niang, le juriste franco-béninois Lionel Zevounou et moi-même. Nous avons rassemblé près d’une vingtaine de textes qui, comme le souligne la préface de Koulsy Lamko, jettent « un faisceau sur l’histoire et les contextes actuels dans la relation France-Afrique » tout en constituant « le lieu d’esquisses de chemins de traverse vers la souveraineté totale des peuples africains et leur autonomie d’action et de pensée ».
Si un accent a été mis sur les nombreuses facettes du néocolonialisme français et ses mutations, cet ouvrage collectif a aussi eu pour objectif de resituer le sommet de Montpellier dans une histoire plus longue. Comme l’écrit l’historien Khadim Ndiaye dans la conclusion de son chapitre : « L’esprit de Brazzaville, c’est la liberté sous contrôle lorsque les transformations imposées par le contexte, deviennent inévitables ».
Montpellier en 2021 s’inscrit dans la continuité de la conférence de Brazzaville tenue en 1944 sans les Africains.
S : De la Conférence de Brazzaville de 1944 au Sommet de Montpellier du 8 octobre 2021 entre la France et la société civile africaine, rien n’a véritablement changé dans les rapports entre l’Afrique et l’ancienne puissance coloniale ?
N. S. S. : Le comportement de la France vis-à-vis de ses anciennes colonies africaines relève toujours du registre du néocolonialisme. Mais, cette configuration est de moins en moins tenable face au déclin économique et géopolitique de la France, l’arrivée de nouveaux concurrents comme la Chine, la Russie, la Turquie, etc., et l’irruption d’une jeunesse en déshérence, de personnalités politiques, de leaders d’opinion et de mouvements panafricanistes qui veulent tourner la page de la Françafrique.