LA FRANÇAFRIQUE, C'EST FINI
Souleymane Bachir Diagne est l’un des plus grands philosophes de notre temps. Que pense-t-il du mouvement décolonial, de la condition noire, de l’islam ? Comment voit-il l’avenir de l’Afrique et sa relation avec la France et le monde ? Entretien
Il est considéré, aux États-Unis et en France, comme l’un des plus grands penseurs contemporains. Professeur de philosophie à l’université Columbia, spécialiste de l’islam des Lumières et de l’histoire des sciences, Souleymane Bachir Diagne publie Le Fagot de ma mémoire (éd. Philippe Rey), un livre personnel et subjectif, qui retrace son itinéraire intellectuel et spirituel entre Dakar, Paris, Boston et Chicago.
Spectateur attentif de son temps, il raconte des mondes où se reflète le moment du postcolonial (dont l’un des aspects est le mouvement de décolonisation de la philosophie par la prise en compte de son histoire islamique). Conseiller à l’éducation et à la culture du président sénégalais Abdou Diouf, Souleymane Bachir Diagne participe aujourd’hui au « Comité Mbembe », chargé par le président Macron de formuler des propositions en vue de refonder la relation Afrique France.
Mais l’enfant des indépendances – il est né à Saint-Louis il y a soixante-cinq ans –, qui vit et habite différentes langues et cultures, exhorte aussi le continent à sortir de son face-à-face avec l’ancienne puissance coloniale pour s’inscrire dans la pluralité du monde.
Islamo-gauchisme, condition noire, montée des fondamentalismes en Afrique de l’Ouest, Covid-19… L’auteur de Bergson postcolonial (publié pour la première fois en anglais en 2020) et de L’Encre des savants. Réflexions sur la philosophie en Afrique pose un regard lucide mais optimiste sur une humanité fragilisée dans son essence.
Jeune Afrique : Vous dites avoir été éduqué dans l’idée d’un islam rationnel et soufi. Que recoupent ces notions ?
Souleymane Bachir Diagne : Le soufisme est, au sein de l’islam, cette voie de l’éducation spirituelle qui implique un travail sur soi pour devenir pleinement l’humain accompli que l’on doit être. Il n’est donc pas autre chose que la religion elle-même, dans son aspect le plus intérieur. Il se traduit, en général, par des exercices spirituels qui visent à raffermir la foi du croyant en des vérités, au-delà du seul témoignage des sens ou des constructions de la raison. Différentes voies soufies, qui prennent la forme de confréries, sont présentes partout dans le monde islamique, et l’on sait quelle est leur importance dans l’Ouest africain. J’ai grandi et j’ai été élevé dans cette tradition.
Est-ce pour cette raison que vous appelez à un islam des Lumières ?
Je n’appelle à rien, je me contente d’enseigner. Ma discipline, l’histoire de la philosophie islamique, est un autre visage de cette tradition soufie. Elle montre en effet ce que l’on pourrait appeler un « islam des Lumières », représenté par des penseurs comme Avicenne, Averroès ou Ibn Tufayl.
La philosophie d’Ibn Tufayl [1105-1185], par exemple, explique parfaitement cet « islam des lumières ». Elle s’exprime dans L’éveillé, un « roman » qui raconte comment un enfant abandonné dans une île déserte, élevé par une gazelle, réinvente, seul, en dehors de toute société humaine, non seulement les moyens techniques et rationnels de sa survie, mais aussi les idées philosophiques sur la nature du monde et l’existence d’un être qui en est la cause. Ce roman est une « robinsonnade ». Il est d’ailleurs réputé avoir inspiré Robinson Crusoë, de Daniel Defoe. C’est un hymne, philosophique, à la puissance de l’esprit humain.
On peut citer aussi l’insistance d’Averroès quant à la nécessité d’un pluralisme des interprétations des vérités religieuses, qu’il ne faut pas transformer en des factions guerroyant les unes contre les autres. Vous avez là la signification de la tolérance, qui est compréhension et acceptation du pluralisme.
Comment expliquer la montée des fondamentalismes en Afrique de l’Ouest, où l’islam est essentiellement soufi ?
Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer, parmi lesquels les fonds que le wahhabisme met au service de son prosélytisme. On a vu, dans le nord du Nigeria, profondément et traditionnellement soufi, croître une version fondamentaliste de l’islam, avant que se manifestent les formes violentes que l’on connaît aujourd’hui.
C’est le deuxième ramadan marqué par la crise du Covid-19. Cette pandémie change-t-elle la manière dont les musulmans vivent leur foi ?
Comme tous les croyants, ils s’adaptent. Le Covid-19 a provoqué un retour sur soi et une réflexion renouvelée sur la signification même des formes sociales de la religion. Ne pas pouvoir se retrouver pour les longues prières traditionnelles du vendredi ou pour la rupture du jeûne en période de ramadan a conduit les musulmans à une double réflexion. La première : sur le sens des rassemblements et des rituels religieux. La deuxième : sur le fait que la spiritualité et la rationalité de la religion ont apporté des réponses à cette crise sanitaire. Comme l’a dit le prophète Mohammed, « si la peste se déclare dans une contrée n’y allez pas, mais si vous vous y trouvez déjà, n’en sortez pas. »
Pour vous, historien des sciences, cette crise place-t-elle les continents sur un pied d’égalité, dans la mesure où tous cherchent des solutions ?
Cette période est importante et intéressante. La science se forme sous nos yeux. On avait l’habitude d’une science triomphante, avec une médecine établie sur des fondements sûrs. Or, celle-ci a été mise au défi d’accomplir une prouesse inédite : trouver un vaccin en moins d’un an. Il lui a fallu avancer des hypothèses, les réfuter, tester des procédures, les abandonner…
Même sur des aspects aussi banals que le niveau de protection des masques, on a tâtonné. Cela nous rappelle que les sciences de la nature sont profondément empiriques, et que nous sommes contraints d’attendre les leçons et les réponses tirées de l’expérience.
Les vaccins sont efficaces, mais nous ignorons pour combien de temps. C’est seulement quand on pourra mesurer le niveau d’anticorps chez les personnes vaccinées que nous le saurons.
Dans cette quête de solutions, l’Afrique n’a pas été en reste…
Elle s’est engagée activement. Les épistémologies africaines ont été mobilisées : l’artemisia malgache a été testée ; des recherches sur le vaccin ont été menées dans des instituts Pasteur dirigés par des Africains. On annonce la fabrication prochaine de vaccins à Dakar. C’est un symbole de ce que l’intelligence humaine peut créer en se mobilisant.
Au sortir de cette pandémie, les Africains auront des motifs de fierté. Dont celui d’avoir su déjouer tous les pronostics en se révélant capables de prendre des décisions impopulaires, telles que le confinement, alors que leurs pays ont des économies fragiles, qui reposent souvent sur le secteur informel.
En dépit des conséquences sociales désastreuses de cette pandémie, le continent a fait montre d’une résilience de bon augure pour son avenir. Reste à pérenniser cette résilience de manière positive.