LA GUERRE DES PLACES
En se focalisant trop sur la ville de Dakar et les projets de son maire, le camp présidentiel accrédite le sentiment de négligence des autres contrées du pays au profit du microcosme dakarois
Fort heureusement le Premier ministre, Mahammad Dionne, a fini par mettre fin (on l’espère, définitivement) à l’absurde guéguerre opposant deux pans de l’État. Deux administrations, l’une centrale, l’autre décentralisée, qui à défaut d’être de vrais frères siamois, se regardaient en chiens de faïence, prêts à en découdre. Pour autant, cette «guerre des places» est-elle vraiment terminée ?
Le scepticisme est certainement permis. Les relents politiques qu’elle recèle sont d’une telle amplitude, qu’on risque d’en revoir d’autres. Les Sénégalais dans leur grande majorité ne comprennent toujours pas ce singulier bras de fer que se sont livré, le ministre du Renouveau urbain et de l’Aménagement, Diène Farba Sarr, et le maire de Dakar, Khalifa Sall, pour la réhabilitation ou la réalisation de projets d’embellissement et de réaménagement urbains. Cet étonnement qui vire à la sidération est d’autant plus compréhensible que l’administration centrale et l’administration décentralisée ne font ou ne devraient faire, qu’une.
Pour avoir vu ses thèses triompher, Khalifa Sall sort gagnant de ce combat, son adversaire absent lors de la conciliation, se contente d’un petit lot de consolation sur la Place de la Nation.
Et à moins de vouloir prendre les Sénégalais pour des branques, il ne s’agit ni plus ni moins qu’une bataille politique entre un ministre qui agit par procuration et un maire en quête de devenir. Personne ne pourrait reprocher à nos compatriotes, cette approche réductrice, certes, mais qui fonde l’essentiel des enjeux cette empoignade insensée et fratricide, si l’on part du principe de l’unicité de l’État. Une sombre querelle byzantine qui trouve son expression livide dans les excessifs propos du ministre et l’infantile meeting politicien de Khalifa Sall à l’hôtel de Ville. Le premier trop enclin à faire monter les enchères politiques. Et le second trop pressé de dépoussiérer les pancartes et les tee-shirts pour mobiliser à dessein le ban et l’arrière ban des militants piaffant d’impatience de se mettre déjà dans l’ambiance du premier tour de la présidentielle de 2017.
Comme dans un combat entre David contre Goliath, c’est le faible qui a la cote d’estime du cœur, face à celui peut être perçu à tort ou à raison comme le rabat-joie et l’empêcheur de tourner en rond de l’ambitieux édile de Dakar. Et l’erreur que pourrait commettre le camp présidentiel, c’est de faire monter l’indice de victimisation du maire de Dakar, en suscitant, malgré tout, une forme d’empathie anticipée en sa faveur dans la perspective des échéances électorales à venir. C’est à se demander si le camp présidentiel s’est donné vraiment les moyens et le temps de l’analyse de l’indice de perception de cet évènement.
Au-delà de l’interprétation qu’on peut faire des textes régissant la délimitation des compétences de l’une et l’autre, que peuvent valoir aux yeux de l’opinion, les aménagements cosmétiques de la bagatelle de 300 millions francs Cfa, face aux annonces d’investissement de quatre à cinq milliards faites par le maire de Dakar avec force de détails ?
Comment pourrait-on expliquer le jet de grenades lacrymogènes contre des élus ? Et sans la moindre excuse pour cette bavure policière inclassable devant le silence de tombe du ministre de l’Intérieur, du président de la République et du président de l’Association des Maires du Sénégal (AMS). Qui plus est, comment comprendre que le camp présidentiel livre un combat sans gloire, pour tenter de se valoriser sur un projet de circonstance touchant au mieux quelques franges aisées de la population sénégalaise ? Alors que le gouvernement détient dans son portefeuille des projets intéressants et structurants sur des secteurs vectoriels et au profit de l’ensemble des Sénégalaises.
En dépit d’une campagne agricole en demi-teinte, les productions record réalisées dans le riz, l’arachide, l’horticulture, la réalisation des domaines agricoles communautaires, l’équipement rural, le Projet agricole de Kaffrine, tout le volet Rail, la CMU, le maillage scolaire et universitaire, la promotion de l’emploi formel et l’auto-emploi, entre autres, paraissent dignes d’intérêt.
En tout cas, ils sont de loin plus impactants que des plateaux de restaurants de parkings ou encore l’accès au wifi au profit de quelques privilégiés du centre-ville de Dakar. Pour si importants qu’ils soient ces projets de la mairie de Dakar, si on les analyse en profondeur, apparaissent comme des «gadgets», comparés à l’immense besoin en santé, éducation, services sociaux de base, infrastructures routières et d’habitat recensés dans le Projet Sénégal émergent (PSE).
Il en est ainsi des performances remarquables réalisées par la Douane nationale par des recettes-record de l’ordre de si 600 milliards francs Cfa, et des prises effarantes de drogues, qui effacent progressivement le Sénégal du tableau peu reluisant des pays de plate-forme de stupéfiants. Tout est une question de communication puisque des actions de développement visibles commencent enfin à émerger, après presque trois ans de tâtonnements.
La communication n’est certes pas l’action, mais elle accompagne l’action en la rendant visible. En se focalisant trop sur la ville de Dakar et les projets de son maire, le camp présidentiel accrédite le sentiment de négligence des autres contrées du pays au profit du microcosme dakarois. Sur les réseaux sociaux, il apparaît nettement une certaine de frustration de certains citoyens, déroutés par cet imbroglio.
Comment comprendre que le ministre du Renouveau urbain au pitoyable style de communication, joue désespéramment des coudes pour placer des investissements insignifiants à la Place de l’Indépendance. Alors qu’à moins de dix kilomètres dans la banlieue, certaines zones manquent de tout. A plus forte raison les zones rurales ! Le Président Abdoulaye Wade avait plus que tout autre président transformer Dakar en le modernisant (au prix fort, certes). Il a perdu la capitale en 2009 et en 2012.
Il ne s’agit nullement pour le camp présidentiel d’abandonner Dakar à un candidat, jusqu’à sa déclaration officielle, «fantôme». Cependant, les enjeux politiques et électoraux doivent être analysés à la hauteur des véritables raisons qui ont fait perdre le camp majoritaire aux dernières élections municipales et départementales de juin 2014. Les divisions, les mésalliances, les alliances irrationnelles, le ponce-pilatisme des dirigeants de l’APR devant les nombreuses batailles de leadership en interne, etc. Mais aussi, la non-prise en charge véritable des angoisses existentielles des Dakarois de la ville et des banlieues.
Si le camp présidentiel ne fait l’effort de comprendre que les attentes des Dakarois se situent au-delà des bétons et des smartphones, la surprise sera dure et le réveil brutal. Composée majoritairement de jeunes sans emploi, la capitale attend d’un gouvernement des mesures incitatives fortes, pour générer des revenus et favoriser la redistribution des richesses. Au-delà des incantations politiciennes du ministre de la Jeunesse et de l’Emploi, il faudra aller plus loin que les recettes surannées habillées de déclarations d’intention inaudibles. Il faut trouver ces niches, dans des secteurs vitaux. Par exemple, celui du transit, où une poignée de sociétés françaises dont certaines datent de la période coloniale, contrôle et rapatrie des revenus importants des droits de douane. Environ un pactole de plus 500 milliards francs Cfa sur lesquels ils prélèvent des recettes importantes. Au même moment près de 80 sociétés sénégalaises de transit ne peuvent compter que sur un peu moins de 100 milliards.
Voilà une belle niche de richesses et d’emplois, si l’État comme il l’a fait dans le secteur du transport, aidait les transitaires sénégalais à monter de grands consortiums pour aspirer les droits de douanes, créer des emplois et redistribuer les richesses. Il ne s’agit nullement de déshabiller Jean-l’étranger pour habiller Paul-le local. Il est surtout question de réorganiser le secteur pour permettre aux entrepreneurs sénégalais de créer de véritables chaînes de valeur dans un secteur stratégique de notre économie et de notre budget. Si la tendance était inversée ou équilibrée au profit des entreprises locales les 150 000 diplômés formés chaque année pour… le chômage, trouveraient de belles opportunités.
Il en est ainsi du littoral de Dakar qui recèle d’incroyables possibilités d’exploitation économique si l’on mettait fin aux méfaits néfastes de sa privatisation.
Combien d’autres niches existent pour relancer l’activité économique et sociale à Dakar, occuper sainement les jeunes ? Le camp présidentiel a du mal à comprendre que tous les régimes en place ont toujours perdu Dakar, depuis 1988 et même avant. Comme du reste l’ont perdu tous les partis au pouvoir depuis la SFIO, me rappelait récemment un historien politique.
Et sans un changement réel des paradigmes économiques et sociaux, il en serait ainsi pour la majorité présidentielle actuelle. Parce que les habitants de la capitale plus exposés aux médias, politiquement plus au fait des réalités politiques et stratégiques opèrent un vote plus rationnel. La réponse qu’il leur faut est forcément plus rationnelle que politicienne.
Si on n’y prend pas garde, les dysfonctionnements dans l’Acte 3 de la Décentralisation pourront être source de graves torts à la majorité présidentielle, à cause des nombreuses frustrations qu’il ne cesse de générer. Ce serait pratiquer la politique de l’autruche que de ne pas l’avoir vu. L’évaluation de l’Acte 3 annoncée pour ce mois, devrait permettre d’aboutir à une réflexion en profondeur sur son recadrage désormais immanquable.
Senghor se retournerait certainement dans sa tombe, s’il voyait le triste spectacle qu’offrent le ministère du Renouveau Urbain et de l’Aménagement et la mairie de Dakar dans ce surréaliste bras de fer. Abdou Diouf en perdrait presque la voix. Ces deux anciens chefs de l’État qui totalisent quarante ans de gouvernance, tomberaient à la renverse face à une situation, tout de même kafkaïenne. Voir et entendre un ministre, visiblement en mission commando, et un maire de la capitale aux ostensibles arrière-pensées présidentielles s’écharper pour l’aménagement d’un espace urbain, leur donnerait sûrement l’urticaire.