LE SÉNÉGAL DOIT DÉPASSER LES COALITIONS ÉLECTORALES POUR LES COALITIONS POLITIQUES
L’historienne Penda Mbow exhorte les acteurs politiques à amorcer la discussion pour faire avancer la démocratie sénégalaise. Elle déplore la baisse du niveau de l’enseignement supérieur qui a impacté le débat politique - ENTRETIEN
Figure de proue de la société civile, l’historienne Penda Mbow exhorte les acteurs politiques à amorcer la discussion pour faire avancer la démocratie sénégalaise. Elle déplore la baisse du niveau de l’enseignement supérieur qui a impacté le débat politique.
Ancienne ministre, vous êtes aussi une figure très remarquée de la société civile. Mais présentement, vous êtes moins présente dans l’espace médiatique. Qu’est-ce qui l’explique ?
Je suis dans l’espace public sénégalais depuis 1978, année où j’étais encore étudiante. Il ne passe pas une seule année où je ne me suis pas impliquée dans des activités qui ont eu un impact réel sur l’évolution de la démocratie, sur notre société. Et cela n’a jamais cessé. Quand il y a eu l’alternance, en 2000, j’y ai contribué à ma manière avec beaucoup d’autres forces politiques, des intellectuelles, des membres de la société civile. Lors des Assises nationales, j’ai milité aux côtés de « Benno Siggil Sénégal ». J’ai été même proposée par « Benno Alternative » pour devenir candidate à la présidentielle en 2012. J’ai décliné cette offre, car convaincue que je ne gagnerai pas les élections. Je connais mon pays, ma société. Je suis très réaliste. J’ai préféré travailler avec les forces du changement pour qu’on ait une alternance en 2012. J’ai été nommée aussi représentante au niveau du Secrétariat général de la Francophonie par le Président de la République, Macky Sall. Je crois que j’ai beaucoup travaillé dans cette Francophonie, mais j’ai replongé dans mes activités intellectuelles…
Quel regard portez-vous sur la situation politique qui prévaut actuellement dans notre pays ?
J’avoue que je suis assez déçue par la tournure des évènements. J’ai toujours souhaité, en tant que grande idéaliste, une transformation en mieux de mon pays. Entre 2000 et aujourd’hui, des mutations très importantes se sont opérées. Nous avons eu deux alternances que tout le monde nous envie. Mais, nous avons l’impression que les partis ont tendance à se vider de leur substance. Ils sont de moins en moins idéologiques. La plupart de ceux qui aspirent à accéder au pouvoir n’ont d’autres objectifs que de le conquérir sans grande vision politique.
La politique est présentée par certains comme une voie appropriée pour connaître une ascension sociale. Quel est votre point de vue ?
Cette dimension des intérêts et avantages personnels est à prendre en compte, car nous avons tendance à penser qu’accéder au pouvoir permet de s’enrichir facilement. Or naturellement, le moyen qui aurait dû aider à s’enrichir, c’est le monde des affaires. Du coup, la politique, aujourd’hui, ne se fonde plus sur un idéal, mais sur le rapport qu’on a avec le matériel. À partir de ce moment, les partis de Gauche s’effritent ;ils commencent à disparaitre. Il y a eu une excellente tentative de remettre la pensée politique au cœur de l’action avec les Assises nationales. Les conclusions n’ont pas été appliquées, mais les Assises ont constitué un formidable moment de réflexion, un moment crucial pour repenser le projet politique sénégalais. Je suis un peu déçue de la politique, vu qu’on a tendance à tout ramener à l’activité électorale.Nous n’avons plus ces grands débats dans les syndicats collés aux partis de Gauche. Je prends l’exemple de ceux de l’éducation ou de l’enseignement supérieur. Sur la base de leur vision, ils connaissaient une certaine confrontation dans l’espace universitaire. Aujourd’hui, nous ne sentons plus cette approche critique de notre société ou cette force de propositions. Des syndicats sont restés des caisses de résonnance des revendications matérielles. C’est vrai que c’est extrêmement difficile, même si, ces dernières années, le Chef de l’État a contribué à une amélioration des conditions de travail. Mais, les grandes joutes sur le plan idéologique ne sont plus de mise. Il n’y a pas assez de Professeurs pour encadrer les étudiants.
Cela a-t-il un impact sur les débats idéologiques ?
L’espace universitaire a toujours été un espace politique. Tous les partis étaient implantés au niveau de cet espace. Cependant, il y avait des débats utiles, sains, enrichissants et intellectuels. Le Professeur Aly Bâ disait que ce qui appauvrit la pensée politique au Sénégal, c’est la baisse du niveau de l’enseignement supérieur. On ne lit plus les grands classiques. Un étudiant doit avoir connaissance d’un certain nombre de bibliothèques. Je suis persuadée qu’en dehors des cours de philosophie, les étudiants en Terminale ne lisent plus les grands auteurs ; ce qui contribue à affaiblir la baisse de la pensée politique. À partir du moment où on note une baisse de l’enseignement supérieur, cela conduit à une baisse du niveau des étudiants. C’est normal que cela se reflète sur l’idéologie. Ce qui est vraiment dommage.
Le manque de dynamisme des Écoles des partis est aussi pointé du doigt...
Les partis politiques n’ont plus le temps de développer eux-mêmes des modules de formation. Si nous prenons l’exemple du système de santé, qu’est-ce que nos leaders politiques proposent pour l’améliorer ? Il n’y a pas d’offre programmatique. On critique l’État, mais j’aimerais aussi savoir ce qu’un parti d’opposition prévoit. Un parti qui aspire à accéder au pouvoir doit commencer par proposer des alternatives. Déjà dans la constitution du parti, bien identifier les profils de sorte que si le parti gagne, voilà telle personne pour être Ministre de la Santé, de l’Éducation ou autre. C’est déjà à l’intérieur des structures qu’on réfléchit sur une politique alternative. Cela aidera à une bonne utilisation des forces politiques.
On assiste à un climat de tensions politiques à quelques jours des élections législatives. Votre lecture ?
En dehors du système présidentialiste qui mérite d’être nécessairement réformé, les forces politiques se sont tellement affaiblies en raison de la constitution de gouvernement de majorité élargie et l’émergence des grandes coalitions électorales. Les cadres qui contribuaient à l’encadrement de la société ont du mal à faire face à la crise profonde. Parmi ces structures figurent les « dahiras » ou néo confréries qui ont joué un rôle déterminant sur ce plan. Nous avons également un nouveau leadership, une nouvelle opposition incarnée par des jeunes. Elle fait face à un pouvoir qui compte aussi des leaders jeunes. Ces leaders qui se cristallisent sur la conservation et la conquête du pouvoir ne prennent pas en charge tout ce monde qui flotte et qui vit dans notre société. La manifestation organisée récemment par « Yewwi Askan Wi » (Yaw) est très révélatrice. Les jeunes qui y ont assisté ne parlaient pas nécessairement de la question des législatives. Ils abordaient d’autres préoccupations. Cela veut dire que ce qui se passe actuellement dans notre société n’est pas nécessairement encadrée par l’offre politique. Elle ne répond pas aux attentes de la masse mouvante entre les différentes forces politiques. Si Abdou Diouf est resté aussi longtemps au pouvoir, c’est parce que Me Abdoulaye Wade était le catalyseur de tous les mécontentements ; il était comme un mur de lamentations. Ce qui manque, c’est un mécanisme pour transformer en offre politique ce mécontentement à l’intérieur de la société sénégalaise. Cela nécessite un renouvellement à différents niveaux.
Que répondez à ceux qui pensent que la confrontation entre le pouvoir et l’opposition constitue une menace pour la stabilité du pays ?
Dans toutes les démocraties du monde, il y a toujours eu une confrontation entre pouvoir et opposition. Mais, elle est basée sur des visions politiques claires et une manière de gouverner. Pour que cela puisse avoir lieu, il faut des institutions fortes, c’est-à-dire une Assemblée nationale forte, en mesure de régler les problèmes en amont et en avant, des groupes parlementaires solides, une confrontation d’idées de haut niveau au Parlement, un pouvoir judiciaire fort et un équilibre entre les différents pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. L’autre point, c’est la cristallisation entre pouvoir et opposition autour de la question électorale qui finira par lasser. Il faut, dans une démocratie, qu’il y ait un débat, un consensus entre pouvoir et opposition sur des questions d’intérêt national. Lors de l’apparition de la Covid-19, le Président de la République avait regroupé tous les leaders politiques autour de l’essentiel. Cela avait beaucoup rassuré le Sénégalais lambda et offert un moment de répit au pouvoir pour régler les vrais problèmes. Je suggère au Président de la République de prendre des initiatives par rapport à ce qu’on est en train de vivre et qu’on aille vers des discussions pouvoir-opposition pour désamorcer la tension et bien gérer la question des élections législatives. Je l’invite à décrypter le message des populations et apporter des réponses fortes. Qu’il prenne des mesures fortes allant dans le sens de secouer le baobab et de mettre tout le monde devant ses responsabilités.
Pour certains, s’il y a eu ce regain de violence préélectorale, c’est à cause du parrainage et de la parité qui sont problématiques. Quel est votre avis ?
Il y a un cocktail qui ne peut pas perdurer. D’abord, les grandes coalitions se positionnent de plus en plus. Or certains leaders ne veulent être sur les listes nationales que pour être élus, alors qu’un vrai un leader doit être enraciné dans son terroir. Des coalitions sont composées de plus de leaders que de militants à la base. Et c’est problématique. Il s’y ajoute aussi que les partis politiques qui composent ces coalitions n’ont pas encore la maturation nécessaire. Les coalitions ne sont pas toujours favorables aux femmes. Il faut le reconnaître, le temps des femmes n’est pas celui des politiques ; ce qui fait que quand on analyse la parité, on se demande ce que les femmes parlementaires ont apporté concrètement. Je fais d’ailleurs partie de celles qui disaient que ce n’était pas le moment approprié pour promouvoir la parité, simplement parce qu’on avait plus besoin, à un moment, d’une consolidation de nos institutions et, à un autre moment, d’une participation inclusive. Est-ce que les deux peuvent se rencontrer et aller ensemble à un moment précis ? On ne peut pas tout faire en même temps. Qu’est-ce qui est primordial : la transformation de nos structures sociales, les changements ou l’accès aux instances décisionnelles sans aucun impact sur le cours des choses ?
Il y a de grandes coalitions qui se positionnent de plus en plus certes, mais l’heure n’est-elle pas actuellement aux grandes coalitions un peu partout dans le monde ?
On se rappelle que des partis de Gauche se sont retrouvés avec Me Abdoulaye Wade et après avoir comptabilisé plusieurs décennies de combat, l’alternance a connu du succès. Aux États-Unis, il n’existe que deux partis qui créent des alternances : les républicains et les démocrates. Cela permet de faire émerger un vrai leadership avec des compétences et de favoriser la mise en place de cadres en mesure d’encadrer la société parce que c’est une dimension très importante de la politique. Le Sénégal doit dépasser les coalitions électorales et opter pour les coalitions politiques avec des partis bien structurés.
La société civile, à votre avis, joue-t-elle bien sa partition ?
Je pense qu’elle est dans son rôle, même si c’est normal qu’à un moment donné elle s’affaiblisse un peu. Mais, chacun essaie de faire ce qu’il doit faire. Ce n’est pas la même chose comme avant 2000 ; elle était partout. Seulement, sa force diminue, car il faut trouver les financements ; ce qui n’est pas évident. Mais, la société civile a joué un rôle de premier plan dans la stabilisation de ce pays ; nous devons continuer ce travail.