UNE DÉMOCRATIE PIÉGÉE
Le Sénégal est une démocratie a minima, marquée par des financements nébuleux provenant de sources occultes que tentent de disséquer, le journaliste Abdoulaye Cissé et le SG du Gradec Babacar Fall
La démocratie sénégalaise, depuis 1993, a fait des efforts non négligeables en matière d’élection. Mais, à y voir de plus près, c’est comme si le pays, depuis lors, stagne, se suffisant de l’organisation de scrutins apaisés, peinant à réaliser d’autres pas dans l’optique de renforcer les acquis. Une démocratie a minima, marquée par des financements nébuleux provenant de sources occultes que tentent de disséquer, pour ‘’EnQuête’’, le journaliste Abdoulaye Cissé et le Sg du Gradec Babacar Fall.
Dis-moi combien d’argent tu as dépensé dans la campagne électorale, je te dis de quel camp, majorité ou opposition, tu appartiens. A l’inverse, difficile de distinguer l’opposition du pouvoir, en se basant uniquement sur le mode d’utilisation de leurs moyens de campagne. La plupart, pour ne pas dire tous, semblent logés à la même école : celle de l’opacité dans la gestion de leurs comptes de campagne. C’est du moins la conviction de nombre d’observateurs. Abdoulaye Cissé, journaliste-chroniqueur à la Radio futurs médias, n’est pas loin de cet avis. Il dénonce : ‘’Nous avons manifestement une démocratie qui se fait avec de vieilles traditions bien de chez nous. On n’a vraiment pas encore décidé de régler le problème de la moralisation de la vie publique au Sénégal. Or, cela doit être une exigence dans la lutte que nous entendons mener contre certains fléaux dont la corruption, qui gangrènent nos pays. Tant qu’on n’a pas décidé de moraliser la vie publique, on verra l’argent venir de toutes parts, envahir l’espace public sans qu’on ne soit en mesure de regarder de près d’où vient cet argent ? Qui en bénéficie ? Et, surtout, comment circule cet argent ?’’ Un secret de Polichinelle, c’est que l’argent, durant la Présidentielle écoulée, a coulé à flot. Comme du reste lors de toutes les campagnes électorales précédentes. Et, généralement, dans les partis politiques, c’est la loi de l’omerta. Secrétaire général du Gradec, Babacar Fall caricature : ‘’En ce qui concerne l’origine des fonds, c’est souvent un grand mystère au sein même des partis. On sait que c’est généralement le chef du parti qui se débrouille pour trouver les fonds nécessaires pour battre campagne. Les autres membres ne savent même pas d’où sort cette manne financière. Ils se bornent à dépenser, lors de leurs différentes activités. A la limite, c’est même une entorse à la démocratie interne des partis politiques.’’ Ce qui constitue un véritable problème de transparence chez la plupart des hommes politiques. Devant le silence de la loi, chaque leader, chaque parti essaie de trouver son tour de passe-passe. Personne ne voulant se voir reprocher un défaut de transparence. Et les prétextes ne manquent pas, si l’on en croit M. Fall qui donne les réponses standard servies par tous les concernés : ‘’Aucun leader, affirme-t-il, ne vous dira : voilà mon budget de campagne. Voilà les documents qui l’attestent. Les gens sont très évasifs sur la question. Tout le monde dira : ce sont les militants qui se cotisent, de bonnes volontés qui nous appuient... C’est comme une réponse générique servie par toutes les parties prenantes. Or, on sait tous que ces mécanismes, c’est vraiment la portion congrue, si l’on voit tous les moyens utilisés’’. Ainsi, l’opacité semble être la ‘’maladie’’ la plus répandue chez les aspirants à la magistrature suprême. Malgré l’existence de textes qui exigent, à peine de dissolution, la présentation à la fin de chaque année d’un bilan, rares sont les partis qui s’y soumettent. Surtout lorsqu’il s’agit des nébuleux fonds de campagnes électorales.
La grande nébuleuse autour des financements des campagnes
En effet, la loi 81-17 du 6 mai 1981 dispose, en son alinéa 3, que chaque parti politique doit, entre autres, ‘’déposer chaque année, au plus tard le 31 janvier, le compte financier de l’exercice écoulé. Ce compte doit faire apparaitre que le parti ne bénéficie d’autres ressources que celles provenant des cotisations, des dons et legs de ses adhérents et sympathisants nationaux, et des bénéfices réalisés à l’occasion de manifestations.’’ Le dernier alinéa du texte prévoit même qu’un décret devait fixer les pièces comptables qui doivent accompagner ce dépôt. Quant à l’article 4 de ladite loi, il prévoit que la sanction de tout manquement à cette disposition, c’est la dissolution. Mais force est de constater que, dans la pratique, les pouvoirs publics font peu usage de cette législation. Pour ne pas dire jamais. Le hic, c’est que, comme le dit le journaliste Abdoulaye Cissé, ‘’tout le monde constate ces défaillances. Tout le monde dénonce ce système, mais tout le monde roule dans ce même système. Parce que ce système, ça arrange tout le monde. Bien malin donc celui qui prendra la première décision pour légiférer dessus’’. Un semi-pessimisme qui tranche pourtant d’avec l’impérieuse nécessité d’y remédier le plus rapidement possible. Champion en matière de mimétisme législatif, le Sénégal, sur ce domaine, est vraiment à la traine. Et, estime le journaliste de la Rfm, il gagnerait pourtant à s’inspirer de son ‘’modèle’’ sur bien des domaines, à savoir la France qui a fini de régler la question. Il explique : ‘’Ici, rien n’est fait pour y mettre un terme. On n’a pas encore trouvé la solution pour régler le problème de quelqu’un qui vient avec une mallette d’argent et dit à un candidat : je décide de vous soutenir. Ce n’est pas normal.’’ En France, justifie-t-il, - on est très prompt à les copier - quel que soit le montant des dons, s’il dépasse 100 euros, c’est-à-dire 65 000 F Cfa, vous êtes obligé de le déclarer. ‘’Ici, non seulement le donateur ne déclare pas, mais celui qui reçoit non plus ne le fait pas. Bien au contraire, il fait tout pour cacher la provenance des sommes qu’il reçoit’’. Mais, il est d’autant plus ahurissant, selon lui, que ceux qui donnent, ce sont souvent des gens de l’Administration. Il donne l’exemple des dirigeants du pouvoir qui usent des budgets de leurs portefeuilles pour contribuer dans la marche de leurs formations politiques. ‘’Comme le dit quelqu’un, un fonctionnaire ne peut être milliardaire, à moins d’être un voleur’’.
Ces risques qui pèsent sur la gouvernance et la souveraineté nationale
Dans tous les cas, il urge, selon Babacar Fall, de poser le débat, d’essayer de trouver des solutions. ‘’Il n’y a, fait-il remarquer, aucune traçabilité dans l’origine des fonds employés par les uns et les autres’’. Abdoulaye Cissé renchérit : ‘’Il est temps de réglementer le financement des campagnes. Il faut que les gens aient des comptes de campagne certifiés, qu’on puisse vérifier a priori comme a posteriori ces ressources qu’utilisent les partis. Cela peut être fait par les corps de contrôle.’’ Mais ce combat suppose, à en croire Babacar Fall, quelques préalables. ‘’A ce jour, il sera difficile de relever le défi, car les financements des partis sont privés. Il n’y a pas de financements publics des partis. C’est le principal obstacle. Reste à savoir si la morale, le bon sens ne voudrait pas que ceux-là qui veulent présider à la gouvernance du pays fassent preuve d’exemplarité, même en l’absence de législation contraignante. M. Fall peste : ‘’Il est inadmissible, dans un pays sous-développé comme le nôtre, que les gens consentent autant d’argent aux campagnes.’’
Certains partis bottent en touche
Mis au banc des accusés, certains partis bottent en touche. La coalition Sonko-Président, elle, promet de faire autrement. Son directeur de campagne, Abdoulaye Niane, se défend : ‘’Nous avons prévu de faire une évaluation, dans les semaines à venir. Nous réagirons sur cette question, en temps opportun. Pour le moment, les évaluations sont en cours, on ne saurait donc dire avec précision le budget de la campagne.’’ Ainsi, assure-t-il, Sonko-Président veille particulièrement à la traçabilité de toutes les dépenses qu’elle a effectuées, à la mise en place des états financiers très clairs. ‘’Nous sommes à l’aise sur ce sujet’’, poursuit-il. Par ailleurs, fait-il savoir, leur groupement a essentiellement vécu des cotisations de ses membres et que ses dépenses ont été raisonnables. Il faut signaler que ce désert juridique autour des financements des candidats à l’élection présidentielle n’est pas sans danger sur la souveraineté de l’Etat. A en croire nos consultants, la situation actuelle pourrait favoriser l’empiètement de forces obscures dans la marche de la République. ‘’Par expérience, argue Abdoulaye Cissé, on sait que les lobbys investissent l’élection présidentielle. Aujourd’hui, avec la présence des majors, pas que du pétrole d’ailleurs, je parle des grandes entreprises qui ont tout un intérêt à être présentes par tous les moyens dans notre pays. Ce qui pose naturellement un problème de souveraineté de notre pays’’. Pour lui, des lobbys étrangers pourraient s’engouffrer à travers les mailles ouvertes par la législation, pour financer des candidats et aliéner les ressources nationales. Comme pour légitimer ses craintes, le journaliste chroniqueur évoque les cas guinéen et togolais où le magnat français Vincent Bolloré a eu à s’impliquer dans le choix des peuples susvisés. ‘’Les campagnes électorales dans beaucoup de pays d’Afrique, ce sont des multinationales qui tiennent les cordons de la bourse. On n’a d’ailleurs pas encore fini avec la procédure contre Bolloré en France pour son implication dans l’élection en Guinée et au Togo. Si ça se passe dans ces pays, pourquoi cela ne se passerait pas au Sénégal ?’’, s’interroge-t-il. Autant de choses qui, selon lui, nécessitent de solutions urgentes : ‘’Car celui qui vous finance, vous lui devez un retour d’ascenseur. C’est comme ça que certains gros contrats se négocient, avant même l’accès au pouvoir. Et ils ne mettent pas tous leurs œufs dans le même panier. Ils investissent aussi bien dans le pouvoir que dans les forces de l’opposition.’’
Une concurrence déloyale entre les partis
L’autre plaie qui gangrène le système démocratique, selon nos analystes, semble être l’utilisation des deniers publics par les différents partis qui se succèdent à la tête de l’Etat. Ce qui a pour corolaire le déséquilibre entre les moyens de la majorité et ceux de l’opposition. Outre ce problème de la nébuleuse autour des financements des campagnes électorales, les acteurs de la vie politique sont aussi interpellés sur l’utilisation des biens publics par les partis au pouvoir, ainsiquelegranddéséquilibrequicaractériselesmoyensutilisésparcesderniers et ceux de leurs adversaires en période électorale. C’est là une autre face très hideuse de la démocratie sénégalaise sur laquelle il faudra aussi se pencher, analysent nos interlocuteurs. A ceux qui osent encore douter que les partis au pouvoir utilisent les deniers publics, Abdoulaye Cissé donne une illustration concrète. Si l’on se fie à son raisonnement, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’état des sièges des différents partis qui ont eu à gouverner ce pays. Il cite les périodes fastes du Parti socialiste avec sa resplendissante Maison du parti à Colobane. Depuis qu’il a perdu le pouvoir, les beaux bâtiments construits sur plusieurs hectares ont cédé la place à des murs en ruine. Le parti ayant même été plus ou moins contraint de morceler une partie du terrain, en vue de le vendre pour faire face aux besoins d’entretien notamment. Ce triste sort n’a pas épargné le Parti démocratique sénégalais dont l’imposante et belle permanence sur la voie de dégagement nord n’est plus qu’un dépôt de carcasses de voitures, en plus d’être envahi par les mauvaises herbes. ‘’C’est assez symptomatique de ce que sont nos partis Etats’’, souligne Abdoulaye. Et comme à tout seigneur tout honneur, aujourd’hui, c’est au tour de l’Alliance pour la République de goûter à ces délices du pouvoir. ‘’On ne soupçonne rien, raille le journaliste, mais en tant que parti au pouvoir, nous avons tous vu le magnifique siège qu’ils ont construit sur un terrain dont la valeur vénale peut donner une idée de ce que le siège a coûté. Et c’est inutile de faire remarquer que c’est un bâtiment qui nécessite beaucoup d’argent pour l’entretien. On verra ce que ça deviendra, dans les années à venir’’.
Pour Abdoulaye Cissé, c’est déjà suffisant pour montrer que les partis, une fois au pouvoir, usent des deniers publics pour leur propre fonctionnement. ‘’Cela, dit-il, passe par exemple par des responsables détenteurs de portefeuilles qui utilisent les moyens appartenant à l’Etat pour participer, contribuer dans le fonctionnement du parti’’. Aujourd’hui, presque un mois après le scrutin, Dakar est toujours envahie par les affiches des candidats. Une véritable guerre qui, visiblement, avait largement tourné en faveur de la majorité présidentielle. Les moyens déployés par Benno Bokk Yaakaar sont sans commune mesure avec ceux des autres partis. Il a été officiellement déclaré 3 milliards de francs Cfa, à raison de 6 millions par comité électoral. En l’absence de contrôle, difficile de vérifier la véracité de cette estimation, mais surtout d’où provient une telle manne financière. ‘’Ce qui est visible, souligne Babacar Fall, c’est que tout le pays est tapissé à l’effigie du président de la République. Idy2019 et Sonko-Président aussi ont eu des affiches et des tee-shirts, mais dans des proportions moindres. Cela s’explique sûrement par la présence de ministres, de directeurs généraux, de grands hommes d’affaires dans ce camp présidentiel. Le président lui même ayant aussi sa caisse noire’’.
Fixer un plafond pour les dépenses de campagne
Au vu de ce qui précède, les analystes estiment que : si nous voulons nous hisser au niveau des standards démocratiques internationaux des normes en vigueur dans les démocraties les plus avancées, il faudrait nécessairement régler la question du financement public des partis. C’est une question pendante depuis 15 ou 20 ans, mais rien de concret n’a été fait. Nous, nous comptons mener la réflexion dans ce sens’’. A en croire le Sg du Gradec, il faut aussi faire de sorte qu’il y ait de l’équité entre les candidats. ’’Vous voyez un candidat capable de mobiliser des centaines de millions, voire des milliards de francs Cfa, à l’opposé d’autres qui ne peuvent même pas avoir des affiches en couleurs. Le jour de l’élection, vous voyez que certains candidats arrivent à couvrir l’ensemble des bureaux de vote, d’autres ne peuvent même pas transporter leurs représentants et cela crée un déséquilibre notoire entre les candidats. Ce n’est pas bon pour notre système démocratique. Il faut définir des règles consensuelles sur cette question. A défaut de mettre tout le monde sur le même pied, il faut au moins essayer de réduire les inégalités en fixant, par exemple, un plafond pour les dépenses de campagne’’.