LES DEFENSEURS DES DROITS DE L’HOMME EN DESACCORD AVEC MACKY
Dans le passé, le chef de l’Etat s’était plus ou moins montré ouvert à toute réforme visant un meilleur fonctionnement du service public de la justice et l’avait réitéré à plusieurs occasions, comme lors de la rentrée solennelle des cours et tribunaux
Le président de la République, Macky Sall, lors de son face à face avec les journalistes après son discours de nouvel an, a dit que le fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) tel qu’il se fait depuis les indépendances, avec la présence du Chef de l’Etat et du Garde des Sceaux, ministre de la Justice, ne doit pas être changé. Il a aussi ajouté que tant qu’il est à la tête du pays, le système restera le même. Cette attitude rigoriste du président de la République, Macky Sall, sur l’indépendance de la justice, contraste d’avec une position antérieurement manifestée sur la question. Dans le passé, le chef de l’Etat s’était plus ou moins montré ouvert à toute réforme visant un meilleur fonctionnement du service public de la justice et l’avait réitéré à plusieurs occasions, comme lors de la Rentrée solennelle des Cours et Tribunaux, en 2018. A l’occasion, il avait exprimé sa volonté de se retirer du CSM, en même temps que la Garde des Sceaux, ministre de la Justice. Pour cela, un rapport avec des propositions en guise de moderniser la justice devrait lui être remis dans ce sens. Quelques années après, le chef de l’Etat, Macky Sall, adopte une autre position que les défenseurs des droits de l’homme, qui plaident pour une indépendance de la justice, ne saluent pas. Surtout que cette nouvelle posture de l’exécutif suscite interrogations d’autant qu’elle a été affichée quelques mois après le différend entre l’Union des magistrats sénégalais (UMS) et la tutelle, ayant résulté sur la condamnation au blâme, le lundi 30 novembre 2019, par la Chambre de discipline du CSM, du président de l’UMS, Souleymane Téliko, dont l’esprit «rebelle» et «l’indépendance» dérangeraient.
ME ASSANE DIOMA NDIAYE, PRESIDENT DE LA LIGUE SENEGALAISE DES DROITS HUMAINS : «On ne peut pas continuer à vivre avec des institutions telles qu’elles étaient en 1960 ou même dans les années 80»
«Il faut moderniser nos textes. Il faut les adapter au contexte nouveau démocratique et du respect des standards internationaux. On ne peut pas continuer à vivre avec des institutions telles qu’elles étaient en 1960 ou même dans les années 80. Donc, il n’y a aucune chose qui soit figée s’agissant d’humanité. La vie, elle est dynamique ; les institutions aussi. Les textes doivent, en fonction de l’évolution de mentalité, du contexte international et des aspirations légitimes des citoyens, être perfectionnés. Partout à travers le monde, même la France qui fût notre modèle, a évolué s’agissant du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Nous avions pratiquement la même structure qu’en France ; mais aujourd’hui, elle a été obligée d’apporter des atténuations. Même si toujours le lien ombilical y est, mais dans la fonctionnalité du conseil, il y a eu beaucoup de réformes. En France toujours, c’est le président de la République qui nomme à tous les postes civils et militaires comme au Sénégal, mais ce sont les hauts magistrats qui proposent les nominations. C’est-à-dire ce sont les magistrats eux-mêmes qui gèrent leur propre carrière. Le président se borne à entériner les propositions faites par les hauts magistrats. Ici au Sénégal, c’est le ministre de la Justice qui propose. C’est vrai qu’il y a une discussion au niveau du conseil avec les magistrats retenus par leurs pairs, mais la position du ministre est prépondérante. C’est le président qui nomme. Aussi, par rapport aux instructions écrites en France, le président ou le ministre de la Justice ne peut plus faire des instructions écrites au Procureur dans les affaires individuelles, peut-être dans les affaires collectives qui peuvent impacter l’ordre public. Tout ça, c’est des atténuations au lien ombilical qui ont été amenées en France.
«AU SENEGAL, ON PEUT FAIRE EN SORTE QUE ÇA SOIT LES MAGISTRATS EUX-MEMES QUI GERENT LEUR PROPRE CARRIERE»
Au Sénégal aussi, nous devons tendre vers des réformes fondamentales, même si on ne peut pas prétendre à une rupture totale du lien ombilical c’està-dire que le président de la République et le ministre de la Justice ne soient pas membre du Conseil supérieur de la magistrature, mais on peut faire en sorte que l’étau se desserre autour des magistrats et que ça soit les magistrats eux-mêmes qui gèrent leur propre carrière ; que le président de la République, si les propositions qui lui sont faites sont conformes à l’ordre normal des choses, se borne à entériner la proposition des magistrats, que la gestion des magistrats soit beaucoup plus transparente et démocratique, avec l’élargissement de la composition du conseil.
POUR L’ELARGISSEMENT DE LA COMPOSITION DU CSM
On ne peut plus laisser ce conseil aux magistrats. La société civile, les universitaires, les autres secteurs du privé, parce que la justice est rendue au nom du peuple, (doivent y siéger). On ne peut laisser des magistrats qui sont enclins à une obligation de réserve de siéger qui ne pourront jamais élever certaines contestations devant le président de la République ou le ministre de la Justice. Il y va de la quête d’indépendance de la justice. Le principe de l’inamovibilité aussi, qui est la garantie fondamentale et statutaire des juges du siège, est foulé au pied par l’exécutif au Sénégal. Le dernier exemple, c’est l’affectation du juge Ngor Diop qui n’a pas obéi à des instructions du ministre de la Justice et qui a été affecté daredare. Donc, il est important que ce principe soit garanti de façon intangible et qu’aucun magistrat du siège ne puisse être désormais inquiété au Sénégal, du fait des décisions qu’il rend. Pour la vitalité de notre démocratie, notre Etat de droit, et pour la pérennité de cet Etat de droit, pour une pérennité qui sied à la fonction du juge, à la puissance de juger, on ne peut dire qu’on ne peut plus ou qu’on ne doit pas réformer ce qui existe aujourd’hui. La nécessité de réformer est inéluctable.»
SENGHANE SENGHOR, CHARGE DES AFFAIRES JURIDIQUES ET DE LA PROTECTION A LA RADDHO : «Le CSM dans son fonctionnement actuel laisse la possibilité à l’exécutif de s’immiscer dans le fonctionnement de la Magistrature»
Interpellé par rapport à la déclaration du président de la République Macky Sall selon laquelle le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), tel qu’il fonctionne ne mérite pas d’être changé, Senghane Senghor, le Chargé des Affaires juridiques et de la Protection à la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (RADDHO), trouve regrettable cette nouvelle position du chef de l’Etat. Car, le CSM dans son fonctionnement actuel laisse la possibilité à l’exécutif de s’immiscer dans le fonctionnement de la Magistrature. «Cette déclaration du président de la République est regrettable et montre qu’il entend conserver le CSM qu’il a trouvé à son arrivée au pouvoir. Pourtant, il nous avait promis une société plus démocratique qui ne peut reposer que sur une Justice indépendante. En réalité, le CSM dans son fonctionnement actuel laisse la possibilité à l’exécutif de s’immiscer dans le fonctionnement de la Magistrature. Il faut rappeler que c’est l’exécutif, à travers le Ministre de la Justice, qui tient de l’article 4 du Statut des Magistrats le droit de faire des propositions aux postes de nomination, fixer la date de la réunion du CSM, élaborer librement les critères de nomination, fixer la liste des juges et procureurs susceptibles d’être affectés. Le CMS actuel tel qu’il fonctionne ne peut pas rendre effectif le principe de l’inamovibilité qui reste une garantie fondamentale pour l’indépendance des juges. Ainsi, plus de 80% des juges, selon certaines sources, se retrouvent en situation d’intérim, ce qui signifie qu’ils peuvent être déplacés à tout moment. Ces pouvoirs exorbitants ont une incidence très négative dans le fonctionnement de la justice.
«REFORMER LE CSM POUR CONSTRUIRE UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE MODERNE»
A notre avis, le CSM doit être réformé, si nous voulons construire une société démocratique moderne. L’institution doit s’ouvrir et intégrer des acteurs comme les universitaires, les avocats, la société civile etc. Cela permettra d’arriver à une gestion transparente et plus démocratique de la carrière des magistrats, par la mise à disposition de l’information. Pourquoi ne pas s’inspirer de la plateforme mise en place par l’Education nationale qui permet une compétition des acteurs pour les postes ouverts ? Il est important de rappeler au Président que ce que l’histoire retiendra de son passage au sommet de l’Etat, c’est surtout les grandes réformes qui permettront une meilleure gouvernance du Sénégal.»