LES EXPERTS ELECTORAUX EN DÉSACCORD SUR LE CAS KARIM ET KHALIFA
Soulevé par deux éminents juristes de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, interrogés par Sud quotidien, le débat sur la participation de Karim Meïssa Wade et Khalifa Ababacar Sall à la présidentielle de 2024, est loin de connaitre son épilogue
Soulevé par deux éminents juristes de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, interrogés par Sud quotidien, le débat sur la participation de Karim Meïssa Wade sous le coup d’une condamnation pour enrichissement illicite et Khalifa Ababacar Sall reconnu coupable de détournement de deniers publics, tous deux candidats déclarés à la présidentielle de 2024, est loin de connaitre son épilogue. Et ce, en dépit de la mesure de réforme du Code électoral dont ils bénéficient suite à leur participation au dernier dialogue politique boycotté par la majorité des acteurs de l’opposition. Interpellés hier, jeudi 10 août, par Sud quotidien, sur l’impact sur leur candidature du non-paiement des amendes retenues contre eux par la justice, les experts électoraux, Djibril Gningue du Gradec et Ndiaga Sylla, du cabinet CEELECT ont des positions tranchées sur cette question. En effet, si pour le membre du Gradec, les « 2K » sont toujours sous l’emprise du régime en place et ont donc intérêt à collaborer comme cela a été dit avec le pouvoir, son collègue Ndiaga Sylla estime, dans un texte envoyé à Sud quotidien, au sujet de l’argument de non-paiement de l’amende comme motif de blocage de leur candidature, qu’il « ne serait pas fondé de leur opposer une quelconque amende pénale en guise d'impôt pour invalider leur candidature ».
DJIBRIL GNINGUE, MEMBRE DU GRADEC : « Il n’y a qu’une réhabilitation qui efface la condamnation et la déchéance »
«Dans ce débat, les questions politiques et les questions juridiques sont mêlées. Maintenant, il faut savoir les démêler. Et le faire très froidement. Au plan politique, il y a eu dialogue politique, ils ont participé à ce dialogue, ils ont discuté, négocié et il y a eu des accords. Ces accords devaient être transformés sur le plan juridique. Mais, il faut souligner que ce n'est pas tous les points d’accords qui seront traduits en lois tout de suite dans le Code électoral. Car, il y a ce qui peut être traduit dans le Code électoral et, il y a ce qui peut être réglé au plan des procédures à la suite de la réforme du Code électoral. Alors, au niveau de la réforme du Code électoral, il faut noter qu’il a été réformé pour leur permettre de réintégrer les listes électorales. A ce niveau, il n'y a pas de problème. La loi étant d’application immédiate, ils n’ont plus besoin de collaborer outre mesure avec le pouvoir en place pour être réintégrés dans les listes électorales. Car, la loi de modification du Code électoral est d’application immédiate. Autrement dit, dès que la modification est adoptée, l'Assemblée nationale doit saisir en principe les services compétents, en l’occurrence la Direction générale des élections (Dge), pour lui transmettre la loi telle que votée même si c’est l’autorité compétente qui est initiatrice. Il appartient à cette autorité compétente de procéder, à l’intégration au niveau du fichier, des personnes concernées.
Une fois cette étape dépassée, maintenant, il reste l’autre paire de manche qui est relative au dépôt des dossiers de candidatures. Vous savez que dans le processus électoral, il y a des délais pour chaque chose. Il y a un délai pour la révision et la confection des listes, l’intégration de certaines personnes à la suite des décisions de justice et la période des candidatures. Ce dont nous parlons concerne cette période de dépôt des candidatures qui devrait se faire aux alentours du mois de décembre prochain. Et, vous savez que, dans le dossier de dépôt de candidature pour l’élection présidentielle, il y a le quitus fiscal qui est exigé, ensuite il y a le bulletin n°3 du casier judiciaire qui est également exigé. Et il se trouve que la grâce présidentielle dont Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall ont bénéficié et qui leur permet aujourd’hui de réintégrer les listes électorales, n'efface pas les faits. Donc, ce qui leur permettra d'obtenir un casier judiciaire vierge et un quitus fiscal, c’est que les faits à l’origine de leur condamnation soient effacés.
Et, aujourd’hui, il n’y a qu’une réhabilitation qui efface la condamnation et la déchéance. Et cette réhabilitation doit être prise en charge par une décision de justice qui sera envoyée à la Direction des affaires criminelles et des grâces pour permettre au tribunal d’en tirer toutes les conséquences de droit afin que les deux puissent bénéficier d’un casier judiciaire vierge et recouvrer ainsi tous leurs droits. Cette même décision de justice devrait être envoyée également au Centre des services fiscaux pour la prise en charge de la question du paiement de l’amende. Donc, d’ici à ce que le pouvoir saisisse le ministère de la Justice qui saisit à son tour la Direction des affaires criminelles et des grâces pour leur envoyer la décision de justice, Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall ont intérêt à collaborer étroitement avec le pouvoir. Donc d'ici le mois de décembre, Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall ont intérêt à collaborer comme cela a été dit. Tout simplement, parce qu'ils auront besoin, une fois arrivés à cette période de dépôt des candidatures, de quitus fiscal et d'un casier judiciaire vierge.
L'Exécutif a le choix entre aller vers une réhabilitation ou bien une loi d'amnistie même si avant le dialogue, les différents protagonistes avaient dit qu'ils ne préféraient pas l'amnistie. La décision de réhabilitation est délivrée sur la base d'un certain nombre de critères dont notamment, le comportement du condamné, les services rendus à la nation, des choses comme ça etc. Il faut cependant ne pas confondre cette réhabilitation avec l’amnistie qui est différente. D’ailleurs, dans le Code électoral, il est clairement dit : « sont réintégrés dans les listes électorales, ceux qui, à la suite de condamnation, on fait l'objet d'amnistie, réhabilitation et enfin grâce ».
NDIAGA SYLLA, EXPERT ELECTORAL ET PRESIDENT DU CABINET CEELECT : «Il ne serait pas fondé de leur opposer une quelconque amende pénale en guise d'impôt pour invalider leur candidature»
«L’article 28/3 du Code électoral nouveau a institué la grâce présidentielle comme mode de restauration du droit de vote. Ainsi cette disposition stipule que : « pour les personnes bénéficiant d’une mesure de grâce, l’inscription sur les listes électorales ne pourra intervenir qu’après l’expiration du délai correspondant à la durée de la peine prononcée par la juridiction de jugement s’il s’agit d’une peine d’emprisonnement, ou d’une durée de trois (03) ans à compter de la date de la grâce s’il s’agit d’une condamnation à une peine d’amende. » Il est donc évident que la loi électorale distingue nettement les deux types de sanctions pénales. Il reste à examiner si les décrets de grâce pris en faveur des sieurs K. Wade et K. Sall visent la peine d’emprisonnement tout aussi bien que la peine d’amende. Pour ce qui concerne Khalifa A. Sall, l’article premier du décret de grâce n°2019 – 1589 en date du 29 septembre 2019 dispose : « une remise des peines principales est accordée aux condamnés définitifs dont les noms suivent : 1. Khalifa Ababacar Sall etc ».
En considérant que la peine principale pour délit est la prison et/ou l'amende, il ressort de la mise en œuvre dudit décret que l’article L.28 du Code électoral lui sera applicable dans son entièreté. En effet, la peine d’emprisonnement de Khalifa Sall étant prononcée par le Tribunal correctionnel de Dakar en mars 2018 et confirmée en appel en août de la même année, la déchéance électorale permanente régie par L.29 est anéantie par les nouvelles dispositions de l’article L.28 à partir de mars 2023. S’agissant de la peine d’amende, il retrouve son droit de vote et d’éligibilité trois (03) ans après avoir bénéficié d’une mesure de grâce, c’est-à-dire depuis septembre 2022. Par décret n° 2016-880 du 24 juin 2016, M. Karim Meissa Wade a été gracié.
Toutefois l’article 2 susvisé décret dispose que : « la grâce ainsi accordée dispense seulement de l’exécution des peines d’emprisonnement restant à subir. ». Le constat est que la décision n’est pas élargie à la peine d’amende visée à l’article L.28 nouveau. Dès lors, M. K. Wade, relativement à la peine d’amende, est sous le coup des dispositions de L.30 du code électoral aux termes desquelles « les condamnés, pour un délit quelconque, à une amende sans sursis supérieure à 200.000 FCFA, sont privés du droit de vote pendant un délai de cinq (05) ans à compter de la date à laquelle la condamnation est devenue définitive, sous réserve des dispositions de l’article L.28 ».
Or, la condamnation de K. Wade étant définitive depuis mars 2015, il en résulte qu’il a déjà observé la période de cinq (05) ans durant laquelle il était privé de son droit de vote et d’éligibilité pour cause d’amende. Malgré tout, cette éligibilité retrouvée ne purge pas pour autant l’amende. Seulement, il ne faudra pas considérer cette amende comme une sanction fiscale. En effet, l'amende est une sanction pénale prévue parmi les peines en matière correctionnelle en application des dispositions du code pénal. Elle consiste à payer une somme d'argent au Trésor public. Tandis que la fiscalité relève d'un système de perception d'impôts et de taxes régis par le code général des impôts. Il s’agit là de deux régimes juridiques différents. De plus, l’amende prononcée par l’administration fiscale ne doit pas être confondue à celle prononcée par le juge comme peine principale. Il convient de rappeler qu’en vertu de l’article L.121 du code électoral, le dossier de la candidature à l’élection présidentielle doit comporter, entre autres pièces, une déclaration sur l’honneur par laquelle le candidat atteste être en règle avec la législation fiscale du Sénégal.
Dans ce sillage, le Conseil constitutionnel, pour s’assurer de la validité des candidatures déposées et du consentement des candidats, fait procéder à toute vérification qu’il juge utile (L.125) ». En conclusion, les sieurs K. Wade et K. Sall sont devenus éligibles en vertu du code électoral modifié. De plus, il ne serait pas fondé de leur opposer une quelconque amende pénale en guise d'impôt pour invalider leurs candidatures.