LES INSUFFISANCES D'UN SYSTÈME JUDICIAIRE SOUS TENSION
RAPPORT SENEPLUS D’ANALYSE PRÉ-ÉLECTORALE - Le contentieux pré-électoral a dévoilé à la fois des points positifs et négatifs dans son traitement, soulevant des enjeux structurels pour la démocratie
Contexte et méthodologie
(EXCLUSIF SENEPLUS) - Le présent rapport est le troisième du genre, et le dernier avant l’élection présidentielle du 25 février 2024. Il porte sur l’événement majeur intervenu depuis un mois, qui est la collecte des parrainages et les suites judiciaires de celle-ci. Au-delà de l’aspect topique et contentieux de cette phase du processus, il sera question, dans une perspective plus « structurelle », d’identifier des goulots d’étranglement de la démocratie électorale sénégalaise mais également de repérer, s’il y’a lieu, des motifs de satisfaction dans l’évolution récente de la situation politique sénégalaise.
Sur la base de ce tableau général, des recommandations seront faites.
II – Analyse du traitement judiciaire du contentieux préélectoral
Le contentieux déféré au Conseil constitutionnel (juge essentiel du processus préélectoral) mais aussi à la Cour suprême (qui a été saisie dans le cadre de la contestation du décret présidentiel renouvelant la composition de la CENA) a mis en évidence, dans son traitement, des points positifs (entendus comme éléments de renforcement de la démocratie et de l’Etat de droit) et des points sans doute négatifs (dans la mesure où ils cristallisent ou suscitent des désaccords profonds).
Points positifs
Dans les deux décisions majeures qu’il a eu à rendre dans le cadre de la préparation de l’élection – décisions du 12 et du 20 janvier 2024 -, le Conseil constitutionnel a réglé deux questions d’une manière propre à contribuer à un apaisement de la situation préélectorale.
La première est la garantie des droits du candidat lorsque des carences observées dans son dossier sont imputables à l’Administration. La juridiction était attendue sur ce point, qui concernait directement le principal opposant, Ousmane Sonko. Ayant essuyé plus d’une fois le refus de la Direction générale des Elections (DGE) et de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) de faire diligence dans la perspective de la constitution de son dossier de candidature, ce candidat avait été, de fait, mis dans l’obligation de présenter un dossier incomplet. Le juge a toutefois refusé de le sanctionner pour la raison, écrit-il, que « ce fait ne saurait lui être reproché, puisqu’il est indépendant de sa volonté » (§ 16 de la décision du 20 janvier 2024). Ce faisant, le Conseil se situe dans la continuité d’une décision qu’il avait rendue le 15 avril 1998.
La seconde décision qui peut contribuer à détendre l’atmosphère est l’admission, à défaut d’Ousmane Sonko, de candidats qui lui sont proches, et qui sont notamment trois : Habib Sy, Cheikh Tidiane Dièye et Bassirou Diomaye Faye. Il convient sans doute de se féliciter d’une telle présence dans l’élection car après la dissolution du principal d’opposition (« Pastef ») et l’arrestation de nombre de ses dirigeants, le spectre d’une élimination totale de ce courant dans l’élection a plané. Il est heureux, pour le caractère compétitif du scrutin, que cette négation du pluralisme n’ait pas eu lieu.
A côté de ces sujets de satisfaction, il existe des raisons de s’inquiéter du traitement judiciaire du contentieux préélectoral.
Points préoccupants
Il est possible de relever quatre sujets d’inquiétude à cet égard.
Le premier concerne la décision de la Cour suprême rendue le 3 janvier 2024 contre M Ndiaga Sylla, expert électoral et simple citoyen.
Ce dernier avait, avec d’autres dans un premier temps, saisi la Cour pour l’annulation du décret présidentiel pris à la fin de l’année 2023, qui a procédé au remplacement de la totalité de l’équipe de la Commission Electorale Nationale Autonome (CENA). On rappelle que ce décret avait été pris suite à l’injonction, faite par l’équipe sortante, de remettre au mandataire de M Sonko des fiches de parrainage, après que la justice eût demandé sa réinscription sur les listes électorales. Or, M Sylla - qui critiquait le fait que de nouveaux membres de la CENA avait affiché des convictions politiques dans le passé et qu’au moins un des membres ne pouvait être « limogé » du fait que son mandat était en cours de validité - a vu sa demande rejetée au motif, dit la Cour, qu’il n’avait pas d’intérêt à agir.
Une telle motivation est bien entendu très discutable car cela revient à dire qu’un électeur n’a pas intérêt à ce que le processus même de l’élection soit, de son point de vue, transparent, ce qui passe par l’impartialité des organes chargés de le surveiller. Ce faisant, la cour suprême a eu une conception particulièrement restrictive et logiquement contestable de l’intérêt à agir. Il est certain qu’une telle vision des choses ne contribue pas à favoriser une implication purement civique dans le processus électoral.
Un deuxième motif d’inquiétude concerne le comportement de l’Administration et la sanction – ou pas – attachée à ce comportement.
Il s’agit précisément du refus persistant de la DGE et de la CDC de permettre à un candidat de constituer son dossier, alors même qu’une décision de justice lui avait reconnu un tel droit. On a vu que le Conseil constitutionnel a refusé d’en faire subir les conséquences au candidat, mais le vrai problème est celui des suites réservées à un tel comportement de la part des autorités administratives. En d’autres termes, le tout n’est pas de dire qu’un candidat empêché peut tout de même voir son dossier admis, il est aussi de savoir si le comportement affiché par l’Administration en cause ne doit pas être fustigé ou sanctionné. Le Conseil constitutionnel n’a pas traité de ce point précis, alors qu’il aurait sans doute dû le faire. Ce silence peut signifier qu’à l’avenir, l’Administration pourra violer les règles du processus électoral sans coup férir, le Conseil n’ayant pas eu à critiquer – a fortiori à parler de sanctions - les libertés que des fonctionnaires se sont données.
La décision du 20 janvier 2024, celle qui statue définitivement sur les candidatures, révèle un « taux d’élimination » plutôt élevé et les motifs mêmes de ces éliminations peuvent parfois susciter une forme de frustration.
Il faut d’abord rappeler le verdict final, qui est le suivant :
10 demandes déclarées irrecevables
29 demandes rejetées (c’est-à-dire estimées mal – fondées)
20 candidats finalement admis.
Il faut cependant, préalablement, clarifier un point, relatif au principe même d’une sélection par le parrainage. Au départ, près de 90 candidatures ont été enregistrées. Il est évident qu’un tel nombre est élevé et que dans de telles conditions, un « écrémage » peut s’imposer. Nul ne conteste donc qu’une sélection des candidatures soit une nécessité et à vrai dire, il n’y a pas vraiment une forte position hostile au parrainage lui-même.
Le problème, à la lumière de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, est plutôt de savoir pourquoi et comment les candidatures sont rejetées. Sur ce point, et en poursuivant toujours l’analyse de la décision, deux ordres de motifs de rejet peuvent être relevés :
- les rejets fondés sur des questions purement techniques, liées au maniement de l’outil informatique (au moins 8 cas) ;
- les rejets fondés sur ce qu’on pourrait appeler le théorème de « la différence entre l’inscription sur le fichier et l’identification sur le fichier ». L’idée est la suivante : on peut être inscrit sur le fichier mais si au moment de la collecte des parrainages, des erreurs se glissent dans la transcription des données de l’électeur, le système « refuse d’identifier » le parrain, et celui-ci n’est pas comptabilisé (au moins 5 cas).
Beaucoup de candidats ont manifestement été « surpris » par cette règle. Ajoutons que d’autres ont été victimes des aléas de l’outil informatique et de la délicatesse de son maniement.
On ne discutera pas longuement de la « légitimité » de tels motifs de rejet mais l’élection de cette année a au moins mis en évidence, dans une proportion plus spectaculaire que celle de 2019, la nécessité d’élucider les règles techniques du parrainage. Rien ne s’oppose, par exemple, à ce que le juge des parrainages ou l’Administration en charge des élections organise des rencontres avec les acteurs politiques – séminaires d’initiation – afin de réduire le risque de rejets massifs fondés sur des motifs qui peuvent laisser pantois le non-averti.
Il en a en définitive résulté un lourd contentieux préélectoral, qu’il n’est plus question de traiter judiciairement compte tenu de l’épuisement des voies de recours, mais qui contribuera à vicier le climat de l’élection.
A la suite de la décision du 20 janvier 2024, le PDS, dont le candidat, Karim Wade, a de nouveau été « recalé », a non seulement demandé la « dissolution » du Conseil constitutionnel et nommément mis en cause deux de ses membres, mais un « Front » des « recalés » regroupant 41 personnes a protesté auprès de chancelleries établies à Dakar – parfois partenaires dans le cadre du financement des élections – et décidé de porter l’action au plan international. S’ils ne doutent, d’ores et déjà, de la fiabilité des résultats de l’élection du 25 février, certains membres de ce Collectif ont déjà suscité une forme de bipolarisation de la compétition en appelant dès à présent à battre le candidat du pouvoir. Nombre d’hommes politiques, même ayant réussi à franchir le cap du parrainage, n’hésitent pas à critiquer sinon ce mode de sélection, du moins les conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel le fait opérer.
En définitive, les récentes évolutions de la situation politique et préélectorale sénégalaise laissent apparaître un problème qui, s’il n’était pas rapidement éradiqué par une clarification des règles du jeu, pourrait devenir cyclique ou structurel : le problème de l’ « inclusivité » de l’élection présidentielle, avec le jeu de deux techniques de sélection et donc d’exclusion : le parrainage et les conséquences de condamnations pénales sur l’éligibilité des personnes (dispositions du Code électoral, articles L.28 à L.31, L. 125… ). La question s’est posée en 2019, elle se pose de nouveau en 2024.
Recommandations
Eu égard à ce tableau et à la veille de l’élection présidentielle, les recommandations suivantes sont faites :
- Promouvoir une éthique de la campagne électorale à travers une « Charte » que les candidats doivent s’engager à respecter. Pour l’essentiel, ce Document portera sur la prohibition de la violence physique et verbale, appel à l’esprit d’ouverture et de responsabilité des leaders, prohibition de déclarations de nature à exacerber des tensions ou à préjuger des résultats de l’élection
- Mener des campagnes de sensibilisation à l’endroit des citoyens : importance du vote et promotion de la paix et du respect mutuel ;
- Dépasser la conjoncture actuelle et travailler ultérieurement, selon des modalités à déterminer, sur les limites structurelles de la démocratie sénégalaise et du processus électoral dans son ensemble, telles qu’elles ont été retracées dans les différents rapports d’analyse périodiques.
Ci-dessous, le rapport de décembre précédemment publié en trois volets et celui de janvier plus bas :
LES QUESTIONS ÉLECTORALES RÉSOLUES À COURT TERME (1/3)
LIBERTÉ D’EXPRESSION BOUSCULÉE, INSTRUMENTALISATION DE LA JUSTICE (2/3)
EXACERBER LES TENSIONS ALORS QU’UNE ÉLECTION EST CENSÉE APAISER CELLES-CI (3/3)