"ON VOUDRAIT QUE L'EUROPE INCARNE SES VALEURS PLUS QU'ELLE NE LES PROCLAME"
Felwine Sarr est un des intellectuels africains clés du moment - Son livre « Afrotopia », est considéré comme la bible d’une nouvelle utopie africaine, invitant à achever la décolonisation - ENTRETIEN
aut-il restituer les œuvres d’art africaines aux pays qui ont été pillés/spoliés, et si oui, lesquelles et selon quelle procédure ? Le sujet n’agite pas que la Belgique (qui attend la réouverture le 8 décembre de l’« AfricaMuseum » à Tervuren), il est surtout très vivement discuté en France. Ce jeudi, l’historienne française Bénédicte Savoy et l’économiste/artiste sénégalais Felwine Sarr ont remis au président Macron le rapport commandé : il prône la restitution de quelque 40.000 œuvres à un continent privé de sa mémoire (lire par ailleurs).
Felwine Sarr est un des intellectuels africains clés du moment. Son livre « Afrotopia », publié en 2016, est considéré comme la bible d’une nouvelle utopie pour l’Afrique, invitant à achever la décolonisation mais surtout à une révolution culturelle faisant des Africains des acteurs, à leur façon, de leur destin.
Début décembre, son texte « Traces. Discours aux Nations africaines », interprété par le comédien burkinabé Etienne Minoungou (« Moi, Mohammed Ali ») fera l’ouverture du Musée des Civilisations Noires à Dakar (Sénégal), une première pour le continent africain, suivi d’un autre projet muséal en Algérie.
« J’ai souhaité vous parler. Vous peuples des premières aubes » : ce sont les premiers mots de ce « Discours aux nations africaines ». Parler pour dénoncer les « détrousseurs » qui ont « spolié » le continent africain ?
J’essaye de faire un discours à la jeunesse africaine, qui revient sur la longue et vieille histoire du continent de façon métaphorique depuis les origines jusqu’à nos jours. Il revient aussi sur les épreuves que le continent a dû subir mais en tentant de complexifier le regard. Je ne veux pas qu’on passe pour des victimes : les passages qui évoquent la traite négrière insistent ainsi bien sur le fait que les nôtres y ont participé. Mais le plus important pour moi, c’est de dire que l’avenir reste ouvert et qu’il est à construire, et que fondamentalement les nations africaines peuvent prendre leur destin en main. C’est ce qui m’intéresse le plus. Il faut revenir bien évidemment sur l’histoire, les rapports sont asymétriques au détriment du continent mais je n’aime pas le misérabilisme et l’idée de considérer que la responsabilité est le fait des autres. Dans les derniers actes du « Discours », je veux dire aux jeunes africains que leur héritage a laissé une trace et que c’est à eux de la féconder, au sens culturel.
L’Afrique n’est toujours pas décolonisée, écrivez-vous. Vous voulez contribuer à ce qu’elle le soit ?
Absolument. Il y a un colonialisme mental et émotionnel. Toutes les catégories à travers lesquelles on voit le futur, sont des projections venues de l’extérieur qu’on prend pour argent comptant, comme si toutes les sociétés du monde devaient apporter les mêmes types réponses aux défis qui sont les leurs, en niant leurs spécificités et leur créativité. Je ne crois pas qu’un peuple ou une nation puisse s’en sortir s’il ou elle ne se fonde pas d’abord sur ses ressources, ce qu’il ou elle a en soi. Je ne prône pas l’autarcie mais l’autonomie intellectuelle : réfléchir par soi-même et retenir ce qu’on a envie, être créatif ou emprunter là où il faut et opérer notre synthèse. Or on a toujours des thuriféraires qui viennent nous dire comment gérer nos économies, notre politique.
« Nous ne devons plus accepter d’être ce champ du monde que l’on dévaste, d’être ceux que l’on méprise, insulte et avilit. Il s’agit pour nous de ne plus collaborer à notre propre asservissement », écrivez-vous ?
Cela s’applique aux asservissements internes et externes, aux pays qui sont sous des régimes dictatoriaux. Il faut une révolution interne : les jeunes doivent prendre leur destin en main et refuser d’être si mal gouvernés. On est encore le continent objet de commisération. C’est à nous de refuser d’être l’objet de pitié.
Pour ce faire, le continent doit « réapprendre ce que lui avaient enseigné les crues du Nil » ?
Il faut faire un usage de son patrimoine, de sa mémoire et de son histoire qui ne soit pas passéiste : nous ne pourrons remonter le cours de la vallée du Nil ou retrouver les fastes de l’empire du Ghana ou du Songhaï. Ce temps-là est révolu mais il a laissé des traces. Et chaque génération réinvestit l’héritage, en retient ce qu’il veut, le reféconde et le transmet. Nous ne pouvons pas être hors sol.
Vous dites aussi aux jeunes que la paix ne se trouve pas qu’ailleurs ?
Il faut dire aux jeunes de ne pas considérer que leur Orient n’est que l’extérieur. Si vous désinvestissez les espaces de toute perspective d’espoir, de progrès et d’émancipation, plus rien n’est pas possible. On comprend humainement les motivations de ces jeunes qui quittent le continent africain : ils n’ont pas de travail, certains sont dans des zones de conflit. Les réfugiés économiques contestent, eux, un ordre qui les opprime car il ne leur offre pas de possibilités. Ils sont en train de chercher ailleurs les moyens de revenir pour trouver une meilleure place. Je leur demande de s’interroger : le travail n’est-il pas justement de contester à l’intérieur l’ordre qui nous opprime et de le transformer pour qu’il devienne un espace d’opportunités ? On doit aussi travailler sur qui on est, sur notre vision du monde, nos rêves, nos imaginaires. Beaucoup de jeunes sont attirés par les lampions de l’Europe occidentale mais ils y vivent dans des conditions très difficiles, ils travaillent au noir : ce n’est pas une vie, ils sont perpétuellement sur la route. Je suis convaincu que s’ils mettaient tout ce courage et cette énergie dans leur continent, ils changeraient leurs conditions de vie.
Quels sont les atouts du continent ?
Il a beaucoup d’atouts culturels. Pour moi, l’économie est avant tout un fait social, une relation. C’est le fondement de toutes les sociétés humaines : cultiver le lien social et produire de la relation. Et là-dessus les Africains n’ont aucune leçon à recevoir et c’est une ressource fondamentale.
Que dites-vous aux Européens : Respectez-nous ?
Le respect ne se quémande pas mais s’impose. On aurait souhaité être dans un monde où les nations se regardent avec fraternité, respect et estime en partant du fait que nous sommes d’une commune humanité, avec les visages multiples de l’expérience humaine. Toute civilisation est incomplète et à besoin de l’autre pour sa complétude. Mais nous ne sommes pas dans ce monde-là,. La première chose à faire est de renverser l’échelle de valeurs vers la qualité d’être, du vivre ensemble, la production de convivialité et de fraternité. Cela se travaille dans l’espace des idées et des représentations.
Vous êtes en colère contre le discours européen sur la migration ?
J’ai appris à ne plus être en colère mais plutôt à agir : où est-ce que je plante ma pioche ? Il y a des colères saines mais seules, elles sont improductives. Ce discours sur la migration est très problématique : on voudrait que l’Europe incarne les valeurs, plus qu’elle ne les proclame. De plus, il n’est pas intelligent stratégiquement à moyen et long terme. Le devenir du monde est cosmopolite, on ne peut pas penser qu’on peut avoir un îlot de richesses, et que le reste du monde soit mis à l’écart. C’est beaucoup plus intelligent de travailler à un monde équitable pour que chacun puisse vivre dignement, chez lui et d’organiser la circulation des uns et des autres. Un pays comme la France accueille 89 millions de touristes par an. mais elle n’a pas de place pour 100.000 réfugiés ou 33.000 demandes d’asile : c’est incroyable ! Il faut oser dire aux gens : ces gens ne viennent pas vous prendre le pain dans la bouche, ils contribuent à la société. Ce continent européen produit de l’intelligence, de l’intellectualité, du savoir : comment se fait-il qu’on ne puisse pas tenir aux opinions un discours plus constructif et réaliste, en arrêtant de jouer sur la peur ?
Quelle est l’importance du « Musée des civilisations noires » ?
Il est une forme d’inscription symbolique vers le futur. Le continent y dit son passé mais sans surpondération car il dit surtout où il veut aller et quelle civilisation il veut être. C’est important que nous ayons des lieux à travers lesquelles on se parle à nous-même comme au monde : des musées, des biennales, des événements culturels où l’on projette un discours symbolique de sens et de signification. Nous sommes dans un basculement du monde et notre continent y a un espace. La vie y renaît, la vitalité est forte, il est temps pour lui qu’il prenne le tournant civilisationnel vers plus d’humanité. Ces lieux doivent dire cela.
«Il ne s’agit pas de vider les musées français»
C’est Emmanuel Macron qui a tout déclenché. Le 28 novembre 2017, lors d’un discours à Ouagadougou (Burkina Faso), il déclarait vouloir que « d’ici cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Une première pour un président, remarque Le Monde, dans un pays qui considérait les collections nationales comme inaliénables et toute restitution impossible. L’Elysée a dans la foulée confié à l’historienne de l’art française Bénédicte Savoy et à l’économiste/artiste sénégalais Felwine Sarr une mission d’analyse qui a produit un rapport remis ce vendredi. Son contenu a été commenté à « Libération » par les deux auteurs.
Ils rappellent que 85 à 90 % du patrimoine artistique africain se trouvent hors du continent : « Une anomalie à l’échelle du monde. Cette exception justifie un rééquilibrage » Rien à voir avec une punition mais, justifient-ils, « La jeunesse africaine a droit à son patrimoine. La reconnexion à cette histoire culturelle est aussi un élan vers l’avenir. » Les chercheurs qui posent clairement la question de la captation patrimoniale comme arme de guerre ou de déshumanisation, disent avoir découvert un véritable « système » d’appropriation de l’art africain par la France via les butins de guerre, les vols ou les pillages. Et de citer cette mission qui avait acheté un masque au Mali 7 FF – le prix de 12 œufs à Paris –, alors que le même mois un masque Dogon était vendu à Drouot 200 FF – 2000 pour les plus chers. « Il ne s’agit pas de vider les musées français » affirment les auteurs. La France posséderait quelque 90.000 œuvres d’art africaines dans ses collections nationales : 46000 pourraient être visés par une procédure de restitution qui demanderait la modification préalable du code du patrimoine. « C’est un travail scientifique, nous ne nous positionnons pas de façon morale mais historique sur le parcours des objets. Et sur l’histoire de la violence symbolique et réelle de notre captation patrimoniale. » concluent les auteurs.
Un «Discours aux Nations africaines» pour prendre son destin en main
« Nous ne devons plus accepter d’être ce champ du monde que l’on dévaste. Nous devons nous dresser et chasser ces pantins désarticulés par une longue pratique de la courbette et de l’indignité. La trace nous dit de nous réhabiliter, de sortir du regard vicié de soi. Elle nous dit de naître complètement. » Ces phrases extraites de ce « Discours », sont nées d’abord dans la tête du directeur du théâtre de Namur, Patrick Colpé. Fort d’un rapport long, familial et professionnel avec le Sénégal, conscientisé par la lecture d’ » Afrotopia » de Felwine Sarr, il se dit outré par la manière dont on présente l’Afrique en Occident, dans les médias comme au théâtre. « Afrotopia amenait un changement d’angle et permettait de créer une relation différente. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire, via un texte fort qui ne maintiendrait plus le public d’ici dans sa zone de confort par rapport à ce continent. »
Patrick Colpé demande à Felwine Sarr d’écrire ce texte, inspiré du « Discours à la nation » de Celestini. L’économiste/artiste accepte, avec Etienne Minoungou comme interprète. Latif Coulibaly, ministre de la culture sénégalais, séduit par ce regard très contemporain et non patrimonial sur l’Afrique, très proche du nouveau « Musée des cinvilisations noires », a souhaité que « Traces » en marque l’ouverture début décembre. Le public devra attendre septembre 2020 pour le découvrir au Théâtre de Namur. Une tournée en Europe mais surtout dans l’Afrique subsaharienne, devrait suivre. « Parler aux populations africaines », c’est le grand souhait de Patrick Colpé et de Felwine Sarr.