«LA SANTÉ EST DEVENUE UN SECTEUR EXTRÊMEMENT POLITISÉ »
Dans cet entretien, Cheikh Seck se prononce, sans prendre de gants, sur le système sanitaire sénégalais dont il dénonce une politisation à outrance, la gestion des structures hospitalières …
Physiothérapeute au service physique de médecine de l’hôpital Idrissa Pouye de Grand-Yoff, Cheikh Seck est également le secrétaire général du Syndicat Démocratique des Travailleurs de la Santé et du Secteur Social (SDT-3S) et par ailleurs coordonnateur du Cadre unitaire des syndicats de la santé pour la justice sociale (Cuss/Js). Dans cet entretien, il se prononce, sans prendre de gants, sur le système sanitaire sénégalais dont il dénonce une politisation à outrance. Il critique aussi la gestion des structures hospitalières et particulièrement de Grand-Yoff et annonce une marche nationale le 4 août et une rétention d’informations sanitaires à partir du 31 août
«L’AS» : Quatre mois depuis l’apparition de la Covid-19 dans le pays, comment jugez-vous la gestion qui a été faite de cette crise sanitaire mondiale par les autorités sénégalaises ?
Cheikh SECK : le Sénégal avait toutes les chances de réussir. Déjà aux mois de janvier et de février, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait déclaré cette pandémie et demandé à tous les Etats de prendre leurs dispositions. Juste après l’apparition du premier cas, j’avais insisté sur deux choses. J’avais demandé de prendre des mesures pour protéger le personnel et avoir ensuite une approche communautaire. C’est dire qu’en matière d’épidémie, on se concentre plus sur comment faire stopper la propagation du virus que comment le soigner. On se focalise à créer des pare-feu plutôt que de passer son temps à vouloir éteindre le feu tout de suite. (…)
L’autre élément, c’est qu’on a voulu en faire une affaire strictement hospitalière de médecine de pointe. On devrait penser à isoler les cas contacts tout au début au niveau de l’aéroport et ses environs. L’option d’amener tous les contacts à l’hôtel n’était pas la bonne. On a appris qu’il y avait une ardoise de 12 milliards Fcfa pour ça ; alors qu’avec 3 milliards, on pouvait construire autour de l’aéroport des chapiteaux et y ériger des box où on pouvait contenir l’ensemble des cas contacts au début. L’armée a les moyens de pouvoir aménager des terrains pour y recevoir des cas suspects ou des malades et cela pouvait amoindrir les dépenses de l’Etat. Revenant sur l’approche communautaire, on a très tôt pensé à donner du riz, de l’huile à presque huit millions de personnes. Est-ce ce dont les gens avaient plus besoin durant cette période ? Il fallait impérativement que les gens créent des marchés, alors qu’il y a au Sénégal un Secrétariat à la Sécurité Alimentaire. (…)
La stratégie a été réadaptée à plusieurs reprises. Et aujourd’hui, on en est à la prise en charge extra hospitalière des cas asymptomatiques et une réduction des tests. Pensez-vous que c’est une bonne option ?
Je pense que pour tous les changements, c’est l’évolution du virus ou des cas qui leur a imposé ça. Quand ils ont voulu prendre tous les cas contacts et les amener au niveau des hôtels, c’était abusif. Et cela a posé un problème. Aujourd’hui, on a dépassé les 2 500 malades et ce n’est plus possible de les hospitaliser tous du fait de la capacité insuffisante des lits. Si on prend l’ensemble des services, c’est 3 000 lits. Et si on doit hospitaliser les 2 600 malades de Covid19, il ne restera que 400 lits pour les autres infections. Maintenant, pour ce qui est des tests uniquement réservés aux cas symptomatiques, c’est extrêmement dangereux. En effet, si la personne asymptomatique connaît son statut sérologique, elle peut se mettre facilement en quarantaine et s’isoler. Tel n’est pas le cas si la personne ne connaît pas son statut sérologique, parce qu’on ne prend pas la précaution de protéger son environnement et de ce fait, on propage facilement le virus. Je pense que ce n’est pas une bonne option. Si le malade est détecté très tôt, il y a de fortes chances qu’il ne contamine pas les autres. Et c’est moins dangereux que de tomber malade pour être testé ensuite alors qu’on a eu le temps de contaminer toutes les personnes sur son passage.
Les cas augmentent de jour en jour. Est-ce que cela ne risque pas de faire effondrer notre système sanitaire ?
Notre système sanitaire a déjà montré sa fragilité. Mais il ne faudra pas qu’on commette l’erreur de penser qu’on doit s’occuper de la Covid-19 en oubliant les autres infections. Ce serait dangereux et grave. Et c’est ce qui se passe dans certaines structures. Aujourd’hui, vous prenez l’hôpital Dalal Jamm, bizarrement, il n’a jamais fonctionné pratiquement de manière correcte. On l’a transformé en centre de traitement Covid. Ce qui est grave aussi, l’hôpital Idrissa Pouye dans lequel je travaille, par les caprices d’une ou de deux personnes qui ont voulu qu’on ait des malades de Covid-19, on a transformé pratiquement le bloc en essayant de capter des fonds. Et cela a entraîné une perturbation grave des activités, surtout de la chirurgie orthopédique. Les gens n’opèrent plus correctement parce que la priorité a été faite pour la Covid-19, parce que tout simplement on devrait capter des fonds. (…) Comment voulez-vous qu’une structure comme l’hôpital Idrissa Pouye, bâtiment à étages, ascenseurs et escaliers partagés, on puisse y mettre un centre de traitement pour la Covid-19. Cela a entraîné des conséquences graves sur le personnel. Beaucoup ont été infectés. (…)
Est-ce que le gouvernement devait lever l’état d’urgence ?
L’état d’urgence et le couvre-feu n’ont jamais été respectés à la lettre. Si c’était le cas, je vous garantis que beaucoup de régions n’allaient pas avoir la maladie. (…) La première constatation, c’est qu’un agent de la mairie de Thiès a délivré 300 laissez-passer à des personnes qui circulaient entre Dakar et Thiès. On a vu des personnes quitter Louga, passer par Diamniadio et aller jusqu’à Sédhiou et contaminer des personnes. C’était en plein couvre-feu. Matam est restée trois mois sans enregistrer le moindre cas. Mais un éleveur a quitté Dakar pour s’y rendre en passant par Linguère. La nuit, les gens nantis circulaient avec leur laissez-passer. Pendant le jour, on avait l’impression que le virus ne circulait que la nuit avec des rassemblements dans les lieux de commerce et autres lieux de rassemblements. Il se pose même la question de l’efficacité de cet état d’urgence.
Comment se portent les travailleurs de la santé avec cette épidémie ?
Les gens sont stressés, surtout ceux qui travaillent dans les services d’urgence. Au niveau de l’hôpital Idrissa Pouye, pratiquement six services ont été touchés. Et ce sont des services stratégiques, pratiquement en contact direct avec les malades. Et depuis presque quatre mois, on ne donne plus de congés. Les gens travaillent à un rythme infernal parce qu’il n’y a pas suffisamment de personnels, d’agents pour pouvoir prendre en charge les malades. Les gens se décarcassent.(…) C’est le lieu de nous incliner sur la mémoire de ceux qui sont décédés et particulièrement un chauffeur ambulancier qui transportait des prélèvements et qui a eu à succomber de cette maladie. Beaucoup ont été hospitalisés, heureusement qu’ils sont sortis. Je vous dis que le nombre dépasse les 300 agents touchés. Vous allez dans un service où pratiquement toute une maternité a été touchée. On l’a vu à Tivaouane et dans d’autres structures. (…)
Depuis l’apparition de la Covid-19, les syndicats semblent avoir déposé les armes. Où est-ce que vous en êtes avec vos différentes revendications ?
En tant que coordonnateur du Cadre Unitaire des Syndicats de la Santé pour la justice sociale, on avait pris la décision responsable, dès l’apparition du premier cas, de stopper notre plan d’actions. D’ailleurs, un mouvement d’humeur était prévu les 10, 11 et 12 mars. Mais nous nous sommes réunis pour dire que maintenant, notre seul ennemi est le virus que nous devons éradiquer. (…) Mais il se trouve que nos problèmes statutaires et règlementaires sont toujours en suspens. Et il s’agit particulièrement d’une certaine catégorie de personnel soignant. On a remarqué que dans le cadre du plan de résilience, certains ont vu leur problème être réglés.
Pis, nous ne pouvons pas comprendre dans un système où il y a plusieurs corps différents, qu’on se permette de donner à certains des primes et indemnités à hauteur 500 000 FCFA et qu’on augmente leur âge de retraite ; et pendant ce temps, des responsables de la santé, de la mère à l’enfant, n’ont jamais eu aucun centime d’augmentation sur leur salaire depuis l’arrivée de Macky Sall au pouvoir. Vous voyez quelqu’un qui a un bac plus cinq, qui a exercé pendant 20 ou 25 ans et qui ne parvient pas à gagner 250 000 F CFA.
Pourtant, ils peuvent être des responsables dans les salles de bloc en tant qu’anesthésiste réanimateur. Ils peuvent être aussi des biologistes, des techniciens en radio, etc. Pensezvous qu’améliorer le statut d’un vétérinaire ou d’un pharmacien vaut plus qu’améliorer celui d’un biologiste ou d’une sagefemme qui lutte contre la mortalité maternelle et infantile dans une zone reculée. Il y a une frustration dans nos rangs. Il y a un seul corps, un groupe de corps parce qu’ils sont sortis de la même faculté et qu’ils sont solidaires ; on leur octroie des primes et autres indemnités. Il y a une question d’injustice. Aujourd’hui, on parle de recrutement de 500 médecins. On ne peut pas avoir une équipe où on ne recrute que des attaquants. Vous allez dans les hôpitaux, Le Dantec, Abass Ndao, Fann, Idrissa Pouye, il y a plus de médecins que d’infirmiers. (…) Il est évident que sur les 500 médecins qu’on va recruter, les 400 seront redéployés au niveau des postes de santé. Est-ce que vous allez prendre quelqu’un qui a le bac plus 5 pour l’amener faire de la vaccination ou des activités qu’une matrone ou un agent de santé communautaire pourrait faire ? Cela pose problème. (…)
Nous demandons par ailleurs des indemnités de logement et une indemnité de risque. Il faut une justice sociale dans le secteur de la santé. D’ailleurs, ceci nous a poussés à ressortir et à reprendre notre plateforme et notre préavis de grève. Nous irons en grève les 4 et 5 août prochains. Le 4 août, nous allons tenir une marche nationale et les gens viendront de partout au Sénégal pour montrer leur mécontentement. Le 31 août, nous allons commencer la rétention d’information sanitaire sur l’ensemble du territoire national. Nous voulons pousser le gouvernement à nous respecter.
Dans le passé, vous avez eu à dénoncer la gestion au niveau de l’hôpital Idrissa Pouye de Grand-Yoff. Est-ce que les choses ont changé ?
En ce qui concerne l’hôpital général de Grand-Yoff, les choses n’ont pas changé. Le système est fait de réseaux. Les directeurs changent, mais on est dans la continuité. C’est un réseau. Quelqu’un fait des dégâts, on le remplace. Mais souvent son successeur partage avec lui le même réseau et le même groupe et donc il surveille ses arrières. Avez-vous une fois entendu parler d’un rapport de l’IGE qui épingle Hoggy ou Idrissa Pouye ? Vous ne l’entendrez pas parce qu’ils ont des ramifications jusqu’à la présidence de la République. Et ces gens-là empêchent d’éclairer le chef de l’Etat sur un réseau extrêmement grave dans le cadre de la gestion de cet hôpital. Cela continue toujours. Vous allez à l’hôpital, chaque jour, il y a des chantiers à gauche et à droite, on enlève des carreaux par-ci pour les mettre par-là. Au même moment, on ne protège pas le personnel. Aujourd’hui, pourquoi on a voulu faire de l’hôpital de Grand Yoff un centre de traitement alors que l’hôpital n’avait même pas un service de maladie infectieuse ?
La plupart des gens qui les gèrent ne sont pas épidémiologistes, ni des gens des maladies infectieuses. Ce sont des urologues. Un urologue, qu’estce qu’il a à faire dans le cadre de Covid. Ou bien ce sont des orthopédistes. Et cela pose problème. Je n’ai rien contre ces personnes. Mais je dis que l’hôpital ne devrait pas servir de cadre par rapport à la Covid-19. Mais comme ils ont entendu parler d’enveloppes de milliards, les gens vont tout faire pour voir comment bénéficier de cet argent. Pour dépenser cet argent, ils vont acheter des choses inutiles alors que pour les cas de Covid, on n’a pas besoin de toutes ces choses. L’hôpital, c’est la continuité de la Bamboula qui a toujours existé et qui continuera à exister. Parce que ceux qui les ont mis ici sont à un niveau de contrôle. Comme les gens font des dégâts et que personne ne les contrôle, la situation va continuer. Et la situation est extrêmement difficile. A l’heure où je vous parle, beaucoup d’activités du bloc opératoire, si elles ne sont pas annulées, sont au ralenti. Parce que les conditions ne sont pas adaptées au travail, surtout ceux qui sont en orthopédie, pour travailler correctement et empêcher qu’un malade puisse avoir une infection nosocomiale après une intervention chirurgicale.
Pensez-vous que le système sanitaire sénégalais est assez résilient pour survivre après la Covid-19 ?
Je ne le pense pas. Nous ne sommes pas préparés. Le budget de la Santé a été augmenté de plus de 80 milliards. Mais est-ce que cette augmentation se reflète sur les indicateurs sanitaires et sur le fonctionnement de nos structures sanitaires ? Je ne le pense pas. Le chef de l’Etat lui-même a dit qu’il faut qu’on améliore la gouvernance dans le secteur. Tant qu’on ne le fera pas, cette situation va demeurer. Le secteur de la santé est devenu un secteur extrêmement politisé. Et il faudra que les gens arrêtent de politiser ce secteur. Malheureusement, quand on amène un ministre qui cherche à faire de la politique, on case des personnes. Parce qu’il y a beaucoup de failles dans les textes. C’est à la santé qu’on voit des gens occuper des postes de responsabilité parce que tout simplement ils ont une maîtrise, un bac plus quatre, quel que soit le diplôme. Il y a beaucoup de personnes qu’on a nommées comme chefs de service administratif et financier dans des grandes structures alors que ces gens-là n’ont pas les compétences requises. Et malheureusement, pour certains, on leur paie des salaires pratiquement qui peuvent tripler ou quadrupler notre propre salaire. Et cela est frustrant et extrêmement grave. (…) Contrairement à la police, à l’éducation et à d’autres structures, le secteur de la santé est géré par le ministère de la Fonction publique. C’est pourquoi à chaque fois, au lieu de nous recruter des infirmiers et des sages-femmes, on nous recrute leurs clientèles politiques. C’est des quotas et ceci est extrêmement grave et dangereux. On est en train de jouer avec la santé des populations.et cela doit arrêter. (…)
Dans un pays comme le Niger, on entre dans le système par concours malgré l’obtention de diplôme. Pourquoi on ne peut pas faire pareil et organiser des tests comme le fait ce pays. Nous réclamons que l’ensemble des recrutements se fasse au niveau du ministère de la Santé. Le ministère de la Fonction publique n’a qu’à attendre que le ministère de la Santé se réunisse d’abord et décide de ce qu’il va faire par rapport aux postes budgétaires. Nous voudrions pour les 1 500 postes budgétaires, que ce soit le ministère de la Santé qui le gère et que le recrutement se fasse sur la base de critères objectifs d’ancienneté par rapport au diplôme et à la compétence, pour au moins une question de justice sociale. (…)
Par ailleurs, je profite de cette interview pour dire qu’il faut que dans chaque structure, une équipe complète en matière médicale comme en matière chirurgicale puisse être présente en tout temps et à toute heure. (…) Je dénonce également vigoureusement ce qui se passe actuellement dans les structures sanitaires. On ne peut pas comprendre que dans des hôpitaux de référence comme Fann, Idrissa Pouye, le Dantec, etc., à partir de 18 heures, vous ne puissiez voir un médecin senior de garde. On ne peut pas être dans une structure où il n’y a que des étudiants la nuit ou le jour. Le ministre avait écrit une note pour rappeler à l’ordre des personnes ; mais il n’y a pas eu de suivi..