CEUX QUI FONT LA RÉVOLUTION À MOITIÉ CREUSENT LEUR PROPRE TOMBE
Le Docteur en sociologie et Directeur exécutif de l'Institut des futurs africains (IfA), Think Thank, fondé à Pretoria en Afrique du Sud, décrypte la situation qui prévaut actuellement au Mali
Le Docteur en sociologie et Directeur exécutif de l'Institut des futurs africains (IfA), Think Thank, fondé à Pretoria en Afrique du Sud, a accepté de décrypter pour «L’AS» la situation qui prévaut actuellement au Mali. Alioune Sall dit «Paloma» estime que ceux qui font la révolution à moitié creusent leur propre tombeau et qu’aucun pays ouest africain n’est aujourd’hui à l’abri de mouvement.
«L’AS» : Est-ce que ce qui s’est passé aujourd’hui au Mali était prévisible ?
Alioune Sall «PALOMA» : Je crois que les interprétations vont être encore être divergentes. Si on entend par ce qui s’est passé, une irruption de l’armée dans la scène politique, c’est de peu quelque chose de nouveau. Il faut se rappeler en effet que l’armée malienne est déjà intervenue pour mettre fin à un régime civil. En 1968, l’armée est intervenu pour mettre fin au régime de Modibo Keita. Ensuite en mars 1991, c’était le général Moussa Traoré tombeur du régime qui était lui-même victime d’un putsch organisé par Amadou Toumani Touré. Ensuite en 2012, ATT lui-même sera victime d’un putsch dirigé par Amadou Aya Sanogo. Donc, c’est l’intervention de l’armée malienne qui récidive sur la scène politique. Si ça se confirme, ce sera pour la quatrième fois. Donc, ce n’est pas tout à fait nouveau. D’autre part, il faut bien comprendre que la crise sociopolitique qui secoue le Mali depuis plusieurs mois maintenant ne pouvait laisser indifférent les acteurs. Or, l’armée est un acteur important. Et si quelques-uns des protagonistes majeurs de cette crise sociopolitique qui dure depuis plusieurs mois étaient relativement réticents à l’idée d’une intervention de l’armée qui volerait en quelque sorte au mouvement d’opposition civile sa victoire, il y a par contre certains acteurs qui ne rechignaient pas à l’idée que l’armée intervienne, surtout si cette intervention devait se faire en faveur du mouvement d’opposition. Il y avait des appels du pied à peine voilé. Je dirais que ce n’était pas l’intervention de l’armée qui était un des scénarios possibles dans le cadre de cette crise. Elle n’avait rien d’inéluctable. On ne pouvait pas l’exclure tout à fait parce que certains acteurs y voyaient un intérêt. Et si sans doute, ils ont été entendus par ceux qui ont aujourd’hui fait ce qui est appelé par certains un coup de force et par d’autres une mutinerie, rares sont ceux qui parlent de coup d’Etat en tant que tel. En tout cas, il y a quand même une différence de taille entre l’intervention d’aujourd’hui et les interventions antérieures dans la mesure où cette armée n’a pas encore proclamée la suspension de la constitution. D’ailleurs, elle n’a pas encore annoncé un nouveau régime et refuse l’appellation de coup d’Etat. En tout cas jusqu’à maintenant. Qu’en sera-t-il dans les quelques heures qui viennent, je n’en sais trop rien. J’entends dire que l’office de la Radiotélévision du Mali s’installe à Kati. Il faut s’attendre à une déclaration. Est-ce que ça va être la déclaration du Président Keita ou celle des putschistes ? Je n’en sais trop rien. A présent, officiellement ceux qui ont pris le pouvoir ne considèrent pas qu’ils ont réalisé un coup d’Etat.
La Cedeao et la France ont très vite condamné la tentative de coup d’Etat. Aujourd’hui que cela semble être réussi, quelles doivent être leurs postures?
Je ne sais pas s’il y a réussite encore une fois. Les principaux protagonistes ne parlent pas de coup d’Etat et donc je ne sais pas. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il y a un coup d’Etat réussi. Pour moi, il y a un président élu démocratiquement qui est détenu par des militaires. Son Premier ministre est également détenu et sans doute d’autres officiels de hauts rangs. Mais je n’irais pas encore une fois jusqu’à dire qu’il y a un coup d’Etat réussi. Mais pour répondre à l’essentiel de votre question, la dernière position de la CEDEAO est très ferme. Elle est conforme à son protocole sur la bonne gouvernance, sur les démocraties etc… La CEDEAO condamne un changement qui est perçu comme anticonstitutionnelle. Evidemment, elle ne reconnaît aucune légitimité aux auteurs du coup de force. Du reste, la CEDEAO parle maintenant de coup d’Etat. Elle est très explicite sur le fait que des sanctions vont être appliquées et qu’il y a des mesures de suspension de la participation du Mali à la vie de la CEDEAO, c’est-à-dire des organes de décisions ; qu’il y a des sanctions qui vont être ciblées ; qu’il y a des fermetures des frontières terrestres et aériennes. Ce sont des sanctions assez dures, assez sévères. Et je crois qu’en annonçant de telles mesures, la CEDEAO qui a été un protagoniste très important dans cette affaire confirme sa position qui était la sienne depuis les premières heures de ce coup de force. C’est le moins qu’on puisse attendre d’une organisation intergouvernementale. D’une minute à l’autre, elle demande aussi la montée en puissance de la force en attente. Je crois là-aussi, que c’est quelque chose d’assez significatif. Quant à la France, elle s’aligne sur la position de la CEDEAO. Ce qui me semble tout à fait logique parce que s’il doit y avoir une solution à la crise actuelle, d’abord elle doit être une solution malienne, ensuite une solution africaine. Et je crois que les puissances extérieures, les partenaires extérieurs ne peuvent venir qu’en appui à des positions africaines.
Est-ce que la situation actuelle ne va pas davantage fragiliser le Mali fortement affecté par une crise sécuritaire ?
La réponse est affirmative. Il est clair qu’aujourd’hui, le Mali est dans une crise multiforme et le Mali est particulièrement vulnérable. Cet énième développement de cette crise ne fait que fragiliser davantage le pays sur la plan sanitaire. Il y a eu pendant des mois des rassemblements qui facilitent la propagation du virus. Donc, sur le plan sanitaire et les conditions actuelles, leur aggravation éventuelle par suite d’application des mesures de sanctions ne peut qu’aggraver la situation sanitaire. Cette situation sanitaire a un impact sur la situation économique qui est désastreuse et qui va l’être encore plus si les mesures préconisées par la CEDEAO venaient à être mises en œuvre intégralement en termes de sanctions, de restrictions, d’interdictions des flux ou des transactions commerciales financières. Et la situation sécuritaire ne peut que se détériorer par la suite d’une telle situation car il se voit mal comment l’armée malienne, aussi démunie qu’elle l’est actuellement, puisse assurer la sécurité des citoyens sur l’ensemble du territoire malien sans une intervention d’une force onusienne ou autre. L’ONU est très claire. Le Secrétaire général condamne cette intervention de l’armée. Et je vois mal comment l’armée malienne va pouvoir s’acquitter des tâches régaliennes qui devraient être à savoir la préservation de la sécurité des citoyens maliens. Il risque d’y avoir une détérioration sécuritaire dont les seuls gagnants à l’heure actuelle vont être les mouvements qui contestaient l’ordre établi, c’est-à-dire les mouvements sécessionnistes, djihadistes, etc. Ce sont les seuls à pouvoir tirer parti aujourd’hui de ce délitement de l’Etat, de cet affaissement de l’autorité et de cet affaiblissement des capacités d’intervention. Donc une crise sanitaire, une crise économique, une crise sécuritaire et une crise politique parce qu’aujourd’hui, on est dans une situation d’impasse en quelque sorte. Parce que c’est une chose que de détenir un président de la République, de le mettre aux arrêts ; c’en est une autre de trouver une solution politique qui permette de remettre le pays au travail, de retrouver le fonctionnement normal des Institutions et d’avoir une activité politique normale.
Quels enseignements devraient tirer les actuels dirigeants ouest africains de cette situation qui prévaut au Mali ?
Il me semble qu’une des leçons que l’on doit tirer de cela, c’est que nous sommes dans des environnements où la stabilité est loin d’être garantie. Nous sommes dans des environnements où les équilibres sont relativement fragiles. Lorsque vous regardez les pays du sahel, pendant très longtemps, ils ont été des pays pauvres mais en relative paix. Aujourd’hui, ces pays sahéliens sont toujours des pays pauvres. Leur statut n’a pas changé à cet égard. Mais ils sont tous en proie à une instabilité politique, institutionnelle et sécuritaire Et la première leçon qu’il fauttirer de cela, c’est qu’il faut en avoir conscience et s’interroger sur les causes de cette vulnérabilité. A mon avis, ces causes sont au nombre de deux. Il y a d’une part l’échec du projet de développement qui était le projet postcolonial. Comment promouvoir un développement rapide et inclusif de nos économies, et ne pas simplement poursuivre la mise en valeur de type colonial qui avait prévalu depuis la seconde guerre mondiale ? Ce projet de développement inclusif a échoué parce que même s’il y a croissance économique, elle a été mal distribuée, les fruits de la croissance ont été mal partagés et les inégalités sont parties en flèche dans les pays. Et ce projet a donc échoué. L’autre grand projet postcolonial, c’était la construction d’une nation homogène dans laquelle, la diversité, loin d’être une menace à l’unité nationale, serait au contraire au cœur de la construction d’un ensemble national. Ce projet aussi est aujourd’hui en difficulté dans nombre d’endroits dans cette région ouest africaine. On assiste aujourd’hui, non pas à l’émergence d’un sentiment national ou à la consolidation d’un sentiment national, mais plutôt à l’exacerbation des crises identitaires. Ce qui veut dire que ce projet a échoué. Donc, je crois qu’une des leçons qu’il faut tirer de cela, c’est qu’il est important de s’interroger sur le pourquoi de ces échecs. Ensuite, je crois qu’il est temps que les dirigeants africains comprennent aujourd’hui qu’au fond, ceux qui font la révolution à moitié creusent leur propre tombeau. La démocratie, elle ne peut pas être à géométrie variable. Elle a ses exigences, ses règles et lorsqu’on s’engage dans des processus de démocratisation, il faut savoir qu’il y a un prix à payer et qu’il y a des risques inhérentes à cela. Il faut savoir au fond si l’on est prêt à payer ce prix. Et je dirais donc que ce qu’il faut, c’est tirer de là des enseignements et avoir un regard un tout petit peu prospectif pour savoir ce qui peut advenir dans notre région. Que faut-il faire pour tirer parti d’un certain nombre de tendances qui sont favorables et contenir dans les limites raisonnables les risques inhérentes à tout processus de transformation ?
Est-ce qu’on peut dire qu’aucun pays n’est épargné y compris le Sénégal ?
Cela va de soi ! Nul aujourd’hui n’est à l’abri de mouvement comme ce que l’on est en train de connaître au Mali. Et je pense que les chefs d’Etat le comprennent parfaitement et leur empressement sans doute à intervenir dans le conflit malien est bien la preuve qu’ils ont conscience de la fragilité de l’ensemble de la région et pas seulement du Mali.