CES VIEUX SERVITEURS, GRANDS OUBLIÉS DE LA NATION
Vieilles vendeuses de couscous, chauffeurs de taxis, tailleurs, horlogers et autres citoyens lambda jamais distingués par le président de la République
Chaque année, la présidence de la République et les ministères perpétuent les traditionnelles cérémonies de remise de décorations aux différents ordres nationaux. Malheureusement, ces médailles de la reconnaissance de la Nation ne sont destinées, en général, qu’aux personnalités les plus influentes ou les plus célèbres de notre pays. Pendant ce temps, les pauvres citoyens de la masse laborieuse qui se tuent à la tâche jour et nuit tout en prenant à cœur leur travail — souvent un petit métier — qu’ils effectuent avec abnégation, ces petites gens, donc, sont oubliées des décorations officielles. Dans ce lot, de braves vendeuses de coucous de l’Université de Dakar par exemple, des chauffeurs de taxis, des libraires, des vigiles, des domestiques, des plantons, sans parler des courageux paysans, pêcheurs éleveurs etc. qui sont toujours condamnés à travailler et à mourir dans l’anonymat sans être distingués par le président de la République. Pourquoi la Nation est-elle si ingrate à l’endroit de ses citoyens lambda ? « Le Témoin » a enquêté.
Avenue Cheikh Anta Diop de Dakar, il est 04 heures du matin lorsque, comme presque toutes les levées du jour, nous passons devant le Temple du savoir qu’est l’UCAD pour rentrer chez nous. Ce, après avoir bouclé nuitamment l’édition du jour du « Témoin ».
A cette heure de la nuit, les rares voitures qui circulent sont des taxis et on ne croise presque pas de piétons. Le paysage est presque désert ou lunaire dans cette artère universitaire trop animée et fréquentée le jour. Au carrefour du grand portail du Centre des Œuvres Universitaires de Dakar (Coud), les seuls et uniques êtres que l’on y trouve, en ce milieu de la nuit, sont trois braves mamans. Ils’agit de vieilles vendeuses de couscous à base de mil (thieré), de « lakh » et « thiakry ».
Devant leurs étals vacillants sous le poids des calebasses, des sachets de lait en poudre et des seaux de lait caillé (Soow), elles se substituent nuitamment aux restaurants universitaires fermés à 21 heures(voir photo). Nous nous présentons devant l’étal de dame Sally Diouf âgée de 75 ans. Depuis plus de trente ans, elle s’est installée sur ce tronçon de l’avenue Cheikh Anta Diop pour vendre ces mets traditionnels à base de céréales locales. « Tous les après-midi, je m’installe devant l’hôpital de Fann. Et c’est à partir de 21 heures que je migre vers le portail de l’Université de Dakar. Ici, la plupart des clients sont étudiants qui ne mangent le soir que du « thiéré » ou du « lakh », des mets dont les prix varient entre 100 cfa et 500 cfa. Parmi mes clients étudiants, certains prennent des repas à crédit et remboursent lorsqu’ils perçoivent leurs bourses. J’ai eu à servir plusieurs générations d’étudiants parmi lesquels certains sont devenus aujourd’hui de grandes personnalités de ce pays » explique la vieille maman domiciliée à Keur Massar.
Et d’ajouter : « Tous les jours, je quitte mon étal vers 5 heures du matin pour rentrer dans la banlieue. C’est un taxi-clando qui vient nous prendre régulièrement pour nous ramener chez nous, mes collègues et moi ». Sa fille, Aïda Guèye, qui assistait à l’entretien précise que « si nous restons jusqu’à pareille heure dans ce carrefour, c’est pour prendre en compte certains étudiants attardés ou tenaillés par la faim durant la nuit. »
Mourir dans l’anonymat !
Sur place, on constate que ces vendeuses de couscous, par exemple, contribuent grandement à la vie sociale — pour ne pas dire aux œuvres sociales — de l’Ucad. Malheureusement, après des décennies de bons et loyaux services rendus au monde estudiantin, elles n’ont jamais été décorées ou distinguées par la Nation. « Décoration ? Jamais ! Mieux, l’Etat ne nous a jamais financées pour améliorer nos activités » déplore la vieille Sally Diouf. Les structures de microfinance ou de nanocrédit, elle en entend parler seulement. Justement, en cette période de fin d’année où la présidence de la République et l’ensemble de départements ministériels s’apprêtent à perpétuer les traditionnelles cérémonies de remise de décorations aux différents ordres nationaux, les braves gens comme ces vendeuses de couscous sont les grands oubliés. Or, ils auraient pu prétendre légitimement à une distinction comme l’Ordre national du Mérite qui se trouve être normalement la médaille la plus accessible aux citoyens lambda.
En effet, pour prétendre à cette médaille honorifique, il est faut être Sénégalais « ordinaire » et avoir exercé une activité privée pendant au moins 10 ans. Différente de l’Ordre national du Lion, plus officiel et plus prestigieux, l’Ordre national du Mérite récompense les services distingués rendus à la Nation. Il a été instauré par le président Léopold Sédar Senghor dans le but d’élargir le nombre de citoyens à honorer comme les commerçants, les maçons, les vendeuses de poisson, les pêcheurs, les chauffeurs de taxi, les libraires, les vieux coiffeurs, les vigiles, les domestiques, les marchands de journaux etc. Malheureusement, la plupart de ces pauvres citoyens « ordinaires » de la classe laborieuse sont toujours condamnés à travailler et à mourir dans l’anonymat sans être distingués par la Nation ou décorés par le président de la République.
En effet, on constate tristement que les banquets de remise des médailles au Palais de la République, c’est l’apanage ou le rendez-vous annuel des personnalités les plus influentes ou les plus célèbres du Sénégal. Les « en haut d’en haut ». Et il est extrêmement rare de voir le vieux coiffeur du quartier, l’imam de la mosquée, le technicien de surface du ministère ou le chauffeur de taxi décorés par le chef de l’Etat. La preuve par Cheikh Ndiaye Téranga ancien président du Regroupement des Chauffeurs et Propriétaires de Taxis. Agé de 80 ans environ, l’ancien animateur de l’émission « Carrefour Routier » sur la radio « TopFm/107.0 » a rendu plus de 60 ans de services à la Nation par le biais des transports routiers. « Depuis l’âge de 15 ans comme apprenti, je suis dans le secteur du transport après avoir gravi tous les échelons c’est-à-dire chauffeur, transporteur et syndicaliste. Je n’ai jamais été décoré, ni par le président Léopold Sédar Senghor, ni par Abdou Diouf, Abdoulaye Wade ou Macky Sall. Jamais! J’ai toujours entendu parler : la Nation reconnaissante ! Pour moi, la Nation est plutôt « ingrate » car je lui ai tout rendu et, en retour, elle ne m’a rien rendu ! En dehors de la Nation, j’ai tout fait pour le président Macky Sall. J’ai même créé un mouvement politique dénommé « Fagaru » pour le soutenir. Sur fonds propres, j’ai eu à tenir des meetings et organiser partout des journées de mobilisation pour soutenir l’action du président Macky Sall. Depuis presque six ans, il ne sait même pas que je suis malade et cloué au lit. Alhamdoulihah, je remercie le Bon Dieu ainsi que mes enfants, amis et parents qui sont à mon chevet » s’est désolé l’ancien et célèbre président du Syndicat des chauffeurs de taxi.
Un maitre-tailleur de 82 ans, jamais décoré !
En ouvrant toujours le ban du monde des « oubliés » de la Nation, un autre exemple pour les milliers de citoyens méritants, Demba Diagne. Agé de plus 78 ans, il est l’un des plus vieux libraires du Sénégal. Actuel doyen de la « Librairie par Terre » située aux abords de l’avenue Emile Badiane à Sandaga, il en est à sa 45e année de librairie. « C’est au lendemain des indépendances que je me suis installé sur ce carré de l’avenue Emile Badiane transformé en « Librairie ». Un marché de livres de seconde main et bouquins d’occasion de toutessortes. Dans ma vieille relation clientèle, j’ai eu à vendre et à conseiller plusieurs générations d’élèves, d’étudiants et d’enseignants devenus des ministres, des députés, des médecins, des avocats et autres hautes personnalités. Vous savez, le libraire n’est passeulement un commerçant qui vend des livres car son rôle est aussi de conseiller et de guider le lecteur voire l’étudiant dansses choix de productions éditoriales, de recherches pour des projets de mémoire, de thèse etc » a expliqué notre vieil interlocuteur. Avant de préciser : « En ma qualité de libraire, je suis un acteur incontournable de l’éducation et l’enseignement dans ce pays. Malgré mon âge avancé, je suis toujours actif au service de la Nation. Hélas ! C’est regrettable de le dire, j’avoue n’avoir jamais obtenu une décoration présidentielle ou ministérielle. Même communale ! » s’est-il étranglé tout en pensant que les braves travailleurs « privés » de la masse laborieuse ne font, peut-être, pas partie de la Nation. Dans la même lignée des « oubliés » des décorations de la Nation, le doyen des maitres-tailleurs de Sandaga, Gorgui Moussa Thiam. Il est né en 1940 à Ndialack (Bambey) et âgé de 82 ans. Poussé par l’exode rural, il est venu à Dakar en 1958 alors qu’il avait à peine 18 ans. Malgré son âge avancé (82 ans), le « vieux Gorgui Moussa Thiam, reste parmi les travailleurs les plus actifs du marché Sandaga. Lorsque qu’on lui a parlé de « médaille » et de « décoration », il a sursauté croyant que « Le Témoin » venait le recenser pour une éventuelle distinction. Un sentiment qui laisse croire qu’il n’a jamais vécu l’atmosphère d’une décoration d’Etat. « Les médailles, j’en ai seulement entendu parler ! Pourtant, pendant presque un demi-siècle, j’ai eu à confectionner des habits à de nombreux récipiendaires invités au Palais de la République pour y recevoir des décorations. Malheureusement, je n’ai jamais eu la chance d’être décoré par le président de la République. Dieu sait, j’ai formé des milliers de jeunes, garçons et filles, dans le métier de tailleur-couturier. Donc j’ai rendu service à ma Nation qui devrait être reconnaissante envers moi » a estimé le vieux Gorgui Moussa Thiam avant de nous parler de son vaste carnet d’adresses renfermant plusieurs personnalités politiques, administratives, judiciaires et économiques depuis l’Afrique occidentale française (Aof) jusqu’au régime du président Macky Sall. « Tous ces gens-là étaient mes clients. Je peux même vous dire que j’ai vu naitre et grandir le marché Sandaga. C’était le marché des « Toubabs » de l’ancienne colonie française » a-t-ajouté, histoire de prouver son éligibilité à la Médaille de l’Ordre national du Mérite.
Bref, il y a de quoi distinguer ces milliers de braves citoyens, hommes et femmes, qui, des années durant, s’activent du matin au crépuscule sans pouvoir bénéficier, un jour, de la reconnaissance de la Nation. Surtout lorsqu’il s’agit d’un symbole honorifique destiné à récompenser le mérite personnel de tout un chacun. Et dans tous les corps de métier !